Les prémices d’une nouvelle révolution égyptienne

Nous partageons cet article publié anonymement sur le site des Révolutionnaires Socialistes au lendemain de manifestations contre Sissi. Malgré leur taille modeste, ces rassemblements à l’appel d’un entrepreneur reconverti en lanceur d’alerte semblent avoir bouleversé le régime, à en juger par la réaction de la police et de ses portes-paroles médiatiques. L’article ci-dessous revient sur ce moment charnière en analysant notamment les fissures dans l’alliance contre-révolutionnaire au pouvoir.


Une fois encore, les masses populaires dépassent les élites politiques et les prennent au dépourvu. Des milliers de femmes et d’hommes, bravant les risques d’arrestation et de répression meurtrière, ont répondu à l’appel de Mohamad Ali à manifester contre Sissi, signalant le retour des slogans de la révolution de janvier 2011 sur les places et dans la rue. Les manifestations du vendredi 20 septembre (2019) constituent un bond en avant qualitatif sur le chemin de l’opposition au régime de Sissi. Le barrage de la peur érigé lors des années précédentes sur fond de meurtre, de torture et d’emprisonnement est en train de s’écrouler, avec tout ce que cela implique comme ouvertures pour un mouvement de résistance dans la prochaine période.

Quand « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus

Beaucoup parlent de complots, de divisions parmi les différents services qui constituent le régime pour expliquer cette vague de manifestations qui, selon eux, aurait bénéficié d’une relative clémence des forces de police. Ces idées expriment une grande méfiance à l’égard des masses et de leur capacité à dépasser les défaites d’hier afin de revenir défier le régime, mais aussi un manque de lucidité causé par le fait que les milieux qui surgissent aujourd’hui diffèrent de ceux qui ont fait la révolution de janvier 2011.

Ceci de veut pas dire que les divisions et les failles dans l’alliance au pouvoir depuis le coup d’état de 2013 ne jouent aucun rôle dans le moment politique actuel, elles y constituent au contraire un élément central. De telles divisions au sommet préfigurent souvent des mouvements par en-bas, qui peuvent prendre une direction réformiste ou révolutionnaire, lorsque les masses ressentent la fragilité des remparts du pouvoir. 

Sissi, un mal nécessaire pour la bourgeoisie

Nous ne pouvons comprendre le potentiel du mouvement actuel sans revenir sur la nature de la crise que traverse le régime militaire au pouvoir. Sissi s’est hissé au sommet de l’État en prenant la tête d’une contre-révolution qui visait clairement à mettre fin au mouvement populaire et politique né de la révolution de 2011. Le maréchal a réussi à se créer une base sociale parmi la classe capitaliste et les classes moyennes pour consolider son projet de dictature militaire. La logique de ce soutien était, en un mot, la peur de la révolution. La peur des vagues de grèves et de manifestations ouvrières et sociale, la peur des mouvements politiques de la jeunesse qui réclame justice, démocratie et liberté. Enfin, la peur de la montée des mouvements islamistes et de leur place de premier plan sur la scène politique.

Al-Sissi et son état-major

Les contours de l’accord étaient clairs : la classe capitaliste égyptienne renonce à toute prétention de participation au pouvoir, mais aussi à une bonne partie de ses profits en faveur de l’institution militaire qui est ainsi récompensée pour son rôle de fossoyeur d’une révolution qui menaçait les intérêts bourgeois.

De tels arrangements historiques ne sont pas nouveaux; les bourgeoisies sont souvent prêtes à faire des concessions immenses à un homme fort issu de l’armée, tant que cette dernière la protège de la révolution et des poussées de celles et ceux d’en-bas. Mais ce compromis constitue un régime d’exception, forcément temporaire. En effet, lorsque le danger immédiat est écarté, une fois que la contre-révolution a assis sa victoire contre les mouvements sociaux et politiques, que les baïonnettes font régner l’ordre dans la rue et à l’usine et que les révolutionnaires se retrouvent au cimetière, au cachot ou en exil, alors le compromis de la veille prend les contours d’une charge insupportable qui pèse sur les épaules de la bourgeoisie et l’homme fort de la contre-révolution, de héros, se transforme en despote corrompu dont il faut se débarrasser. Son maintien au pouvoir devient même le premier facteur d’instabilité, et les failles font leur apparition au grand jour dans le “front de la nécessité” que la situation révolutionnaire avait imposé. 

La crise révolutionnaire elle-même avait eu comme conséquence un changement des rapports de force au sein des institutions étatiques. Alors que le régime de Moubarak était basé sur un équilibre précis entre la présidence, le ministère de l’intérieur et l’armée, la révolution est passée par là et l’intérieur est devenue le “laquais” de l’armée – comme le dit Mohamad Ali – qui  est elle-même le laquais de la présidence. Tout le monde a accepté cette situation vue comme un mal nécessaire le temps d’asseoir le coup d’état et d’assurer la victoire de la contre-révolution. Mais les tentatives de Sissi pour faire de l’exception la règle sur le long terme, comme nous l’avons vu avec les réformes constitutionnelles, ont généré des divergences au sein des services de l’État. 

Un régime en crise de légitimité

D’autre part, le dynamisme relatif de l’économie, qui se traduit d’un côté par plus de pauvreté et d’austérité, et de l’autre par un élargissement des “grands projets” financés par des crédits du golfe et des pays occidentaux, a aussi un caractère exceptionnel et temporaire. Par exemple, les villes nouvelles comme la capitale administrative (sortie de terre à 40km du Caire) et El-Alamain, avec leurs infrastructures massives dans lesquelles ont été injectés des milliards de dollars, ne sont destinées ni à l’industrie, ni à l’agriculture ni même au tourisme, et par conséquent ne pourront générer de revenus pour rembourser les dettes ni même les intérêts des dettes. 

Aucun régime politique ne peut survivre sur le long terme par la seule répression. Il faut une idéologie qui dote le régime d’une légitimité auprès de certaines couches sociales. La peur peut donner cette légitimité par la force de circonstances exceptionnelles et pendant une courte durée, mais elle perd de son efficacité si le régime tente d’en faire la base permanente de son pouvoir. C’est ce que Sissi essaie de faire (en particulier depuis les réformes constitutionnelles), et les dernières manifestations sont un retour de bâton pour lui et sa dictature militaire. Nous faisons face à un régime qui a perdu sa légitimité, et en face duquel se dresse une opinion publique hostile qui a perdu patience avec la corruption, l’incompétence et la répression. Les épouvantails absurdes, comme le terrorisme, le danger islamiste et le “chaos” syrien et irakien qui avaient un temps légitimé le régime, ne passent plus dans l’opinion publique. Cette dernière ne supporte plus de subir des politiques d’austérité et d’appauvrissement alors que des milliards sont dépensés pour construire des palais présidentiels et des quartiers chics pour les grands hommes d’affaires et les chefs de l’armée et de la police. 

Reconstruire les bases de la résistance

Sommes-nous pour autant sur le seuil d’une nouvelle révolution ou même d’une situation révolutionnaire? Les fissures dans l’alliance de classe au pouvoir et l’explosion de colère contre Sissi et son régime représentent sans doute un véritable saut qualitatif. Mais le régime n’est pas près de s’effondrer, et les batailles à venir s’annoncent longues et difficiles. La vague actuelle de colère qui annonce le début de l’effondrement du mur de la peur est un phénomène important et dangereux, mais ce n’est que le début d’un long chemin pour guérir les blessures de la défaite de la révolution de janvier 2011 et reconstruire les bases de la résistance sur les campus et les lieux de travail ainsi que dans les organisations syndicales. Un long processus, entaché de milliers de luttes limitées sur les lieux de travail, d’étude et de vie, grâce auxquelles les masses pourront retrouver leur confiance dans leur capacité à changer le cours des choses et dans le projet révolutionnaire. Tout ceci nécessite un travail acharné et organisé et ne viendra pas du jour au lendemain.

Nous devons sans plus attendre nous appuyer sur l’initiative qualitative des masses; premièrement en construisant un front uni des forces d’opposition de différents bords, afin d’interagir avec le mouvement populaire et d’élaborer des revendications permettant de dépasser le régime Sissi et le pouvoir militaire; deuxièmement, il nous faut profiter de la moindre faille qui puisse apparaître dans le rempart du régime afin de reconstruire nos organisations syndicales, étudiantes et politiques dans le but de reconquérir l’espace politique fermé de force par la contre révolution. La lutte qui s’annonce à nous est longue et difficile, mais elle a déjà commencé. Les masses ont pris l’initiative, les forces politiques révolutionnaires doivent maintenant les suivre.      

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