Pourquoi la classe ouvrière israélienne n’a pas intérêt à la fin de l’apartheid

Sionisme, Impérialisme & Lutte des classes

Les marxistes considèrent que la classe ouvrière, par ses conditions objectives d’existence, est la seule force sociale ayant à la fois l’intérêt et la capacité de mettre fin à ce système d’exploitation et d’oppressions. « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » conclut Marx dans le Manifeste communiste. « Travailleurs israéliens et palestiniens, unissez-vous ! » reprennent les analyses de la plupart des courants qui se réclament en France de cette tradition1. Le problème, c’est que pour la classe ouvrière israélienne cela ne marche pas, car les Israélien·nes sont — matériellement — avant tout des colons.

Les Cahiers d’A2C #12 – MARS 2024

Le point de vue développé ici ne découle donc pas du fait que la classe ouvrière israélienne adhère idéologiquement à un projet colonial raciste. Il ne découle pas non plus d’un constat plus général selon lequel tous les travailleur·euses de puissances dominantes bénéficieraient automatiquement de l’oppression des travailleur·euses des pays dominés, et n’auraient donc pas intérêt à soutenir les luttes de libération2. Il repose sur une analyse de la classe ouvrière israélienne démontrant que ses conditions matérielles d’existence, son niveau de vie, dépendent en grande partie de son rôle de colon, qui n’a donc pas d’intérêt objectif à défendre l’égalité des droits avec les Palestinien·nes.

Deux références utiles développent ce point de vue. La première est un article de militants israéliens, fondateurs de Matzpen, Moshe Machover et Akiva Orr. Publié en 1969, « The Class character of Israel » constitue une analyse marxiste pionnière de la nature de la classe ouvrière israélienne3. Ils y fournissent une explication du fait que « L’expérience de 50 ans ne contient pas un seul exemple de travailleurs israéliens mobilisés sur des questions matérielles ou syndicales pour contester le régime israélien lui-même ; (…) Au contraire, les travailleurs israéliens ont presque toujours fait passer leur loyauté nationale avant leur loyauté de classe. ».

Le second article est celui d’une militante américaine qui a grandi en Israël, Daphna Thier. Dans « What’s the matter with the israeli working class ? » écrit en 20184 elle actualise l’analyse de Orr et Mashover et analyse l’impact sur l’économie israélienne des évolutions du contexte international. Je reprends ici les éléments clés de leurs analyses.

« Le caractère de classe d’Israël »

Mashover et Orr fournissent une démonstration convaincante selon laquelle le sionisme atténue le conflit de classe interne à Israël, en raison de la position particulière des travailleur·euses dans un État colonial défendant les intérêts impérialistes occidentaux. 

« Lorsque Marx a fait la célèbre déclaration selon laquelle « un peuple qui en opprime un autre ne peut être libre », il ne s’agissait pas seulement d’un jugement moral. Il voulait également dire que dans une société dont les dirigeants oppriment un autre peuple, la classe exploitée qui ne s’oppose pas activement à cette oppression en devient inévitablement complice. Même si cette classe ne tire aucun profit direct de cette oppression, elle devient sensible à l’illusion qu’elle a un intérêt commun avec ses propres dirigeants à perpétuer cette oppression. Une telle classe a tendance à suivre ses dirigeants plutôt qu’à les défier. Ceci est encore plus vrai lorsque l’oppression n’a pas lieu dans un pays lointain, mais « chez nous », et lorsque l’oppression nationale et l’expropriation forment les conditions mêmes de l’émergence et de l’existence de la société oppressive. ».

Israël est une colonie de peuplement des terres de Palestine. Or, les paysan·nes arabes y proposent leur travail et leurs produits à un prix très inférieur au niveau de vie des Européen·nes. Le seul moyen de pérenniser une immigration juive européenne dans la région est de lui offrir des conditions de vie supérieures à celles de la population arabe voisine. Cela s’est organisé par le biais de trois mécanismes.

Le premier est la mise en en place de la ségrégation économique pour empêcher l’emploi des travailleur·euses arabes par les employeur·euses juif·ves, et empêcher la vente de produits palestiniens.

Sans ce boycott, aucun travailleur·euse ou agriculteur·rice européen·ne n’aurait survécu économiquement. C’est la principale confédération syndicale israélienne, la Histadrout, qui organise cette ségrégation. Aucun parti, pas même la « gauche » la plus radicale, ne s’y oppose.

Le second moyen est de faire bénéficier directement les travailleur·euses israélien·nes de ce que certains auteurs ont comparé à de l’accumulation primitive. Comme l’expliquent Machover et Orr dans leur essai, ce n’est pas la bourgeoisie qui s’est appropriée le capital volé par l’expulsion des Palestinien·nes de leurs terres, mais l’État et la bureaucratie ouvrière. Les biens immobiliers palestiniens ont été distribués à la population juive d’Israël. En 1954, plus de 30 % de la population juive vivait sur des propriétés anciennement arabes, et « seules 10 % des terres détenues par les organismes sionistes dans l’Israël d’avant 1967 avaient été achetées avant 1948 ». Les Israélien·nes vivent sur des terres volées aux Palestinien·nes, beaucoup vivent dans des maisons construites sur les ruines de villages palestiniens et dans les maisons de celleux qui ont été chassé·es lors de la Nakba en 1948. L’Office des réfugié·es des Nations unies a estimé la valeur des biens volés à plus de 5 milliards de dollars en monnaie courante.

Enfin, le Capital étranger a massivement subventionné les dépenses sociales gouvernementales. En 1951, le journal israélien Haaretz utilisera l’expression de « chien de garde » pour caractériser la relation d’Israël avec l’impérialisme. Pour ce rôle, Machover et Orr écrivent qu’Israël « est financé par l’impérialisme sans être économiquement exploité par lui. » Les soutiens impérialistes versent de l’argent à leur chien de garde au Moyen-Orient, et une partie de cette somme est utilisée pour cimenter le soutien de la classe ouvrière israélienne au sionisme. Sans les subventions qu’ils fournissent, les Juif·ves du reste du monde ne seraient pas autant incité·es à émigrer en Israël. Et de nombreux Israélien·nes, habitué·es au niveau de vie européen ou nord-américain, émigreraient en Europe ou en Amérique du Nord pour tenter de le garder. Leurs sources montrent qu’entre 1948 (date de création de l’État d’Israël) et 1968, plus de 5 milliards de fonds sont transférés à Israël, sans contrepartie. Aucun empire colonial n’a jamais rapatrié de tels bénéfices par habitant·e. Ces fonds proviennent au départ essentiellement de dons d’associations juives sionistes, des réparations allemandes et dans une moindre mesure de l’aide économique versée directement par le gouvernement américain. Cette dernière bondit après 1967, lorsqu’Israël a écrasé ­militairement ses voisins arabes.

Machover et Orr écrivent : 

« L’ensemble de l’économie israélienne repose sur le rôle politique et militaire particulier que le sionisme et la société des colons jouent dans l’ensemble du Moyen-Orient. Si l’on considère Israël isolément du reste du Moyen-Orient, il n’y a aucune explication au fait que 70 % de l’afflux de capitaux n’est pas destiné à un gain économique et n’est pas soumis à des considérations de rentabilité. Mais le problème est immédiatement résolu si l’on considère Israël comme une composante du Moyen-Orient. Le fait qu’une partie considérable de cet argent provienne de dons collectés par les sionistes auprès des juifs du monde entier ne change rien au fait qu’il s’agit d’une subvention de l’impérialisme. Ce qui importe, c’est plutôt le fait que le Trésor américain soit disposé à considérer ces fonds, collectés aux États-Unis pour être transférés dans un autre pays, comme des « dons de charité » donnant droit à des exonérations de l’impôt sur le revenu. (…)

Cela signifie que, bien que des conflits de classe existent dans la société israélienne, ils sont limités par le fait que la société dans son ensemble est subventionnée de l’extérieur (…) »

« Quel est le problème avec la classe ouvrière israélienne ? »

L’article de Daphna Thier, rédigé presque 50 ans plus tard, questionne la robustesse de l’analyse de Mashover et Orr : 

« Depuis 1969, beaucoup de choses ont changé. Le niveau de vie des travailleurs israéliens s’est érodé et les salaires réels n’ont cessé de baisser. Aujourd’hui, l’essentiel de l’aide étrangère est le financement militaire. Enfin, l’aide américaine (…) a proportionnellement moins d’influence sur l’économie israélienne qu’en 1969 (…). Ainsi, la base de l’argument — que le niveau de vie élevé de la classe ouvrière israélienne repose sur les subventions impérialistes — est affaiblie. »

Pour Daphna Thier, c’est désormais l’économie d’armement qui cimente l’adhésion au projet sioniste :

« L’aide étrangère et les incitations impérialistes ne sont plus directement investies dans la classe ouvrière, mais les travailleurs israéliens sont désormais récompensés par le biais de l’économie de l’armement. C’est pourquoi, malgré le manque de mobilité sociale et la dégradation économique du néolibéralisme, la classe ouvrière reste plus que jamais attachée au sionisme.

La classe ouvrière est devenue dépendante de l’éducation, du logement et des opportunités de carrière que sa participation à Tsahal lui offre. Ils ont trouvé des voies d’avancement dans l’industrie de haute technologie alimentée par l’armée, avec plus de 9 % des travailleurs concentrés dans la haute technologie. Et comme les pensions et les salaires réels se sont érodés, le coût moins élevé de la vie dans les Territoires occupés est devenu essentiel. ».

Même les sections les plus opprimées de la classe ouvrière israélienne, qui mènent des luttes économiques, réclament non pas une distribution égale des richesses pour tous les habitant·es de la Palestine, mais plutôt une modification du partage issu du pillage des Palestinien·nes.

Par ailleurs, même si l’économie israélienne est aujourd’hui moins dépendante de l’aide impérialiste, s’en passer conduirait très probablement à une crise interne importante. À chaque crise économique, Israël a fait appel à une aide économique d’urgence auprès des USA. Et les subventions militaires de l’impérialisme aident toujours à ce que les travailleur·euses israélien·nes bénéficient d’un niveau de vie bien supérieur à celui des Palestinien·nes ou des travailleur·euses des pays arabes voisins.

Conclusion :

Tant que les travailleurs et travailleuses israélien·nes profiteront matériellement d’un projet colonial sioniste soutenu par les puissances impérialistes, iels ne pourront constituer des allié·es des Palestinien·nes. Daphna Thier compare cette situation à celle de gardiens de prison, dont les moyens de subsistance dépendent de la prison remplie par des Palestinien·nes. C’est la raison pour laquelle c’est la classe ouvrière des pays arabes du Moyen-Orient qui peut jouer un rôle décisif aux côtés du peuple palestinien. Et que la lutte de celle des puissances impérialistes pour casser le soutien à Israël est si importante : ce ne sera que lorsqu’Israël perdra son rôle d’avant-poste de l’impérialisme que des fractures et des basculements dans la classe ouvrière israélienne deviendront possibles.

Vanina Giudicelli (Paris 20e)

NOTES
  1. On peut lire sur le site de Révolution Permanente un article, « Lutte ouvrière, le NPA-C et la lutte pour l’auto-détermination de la Palestine », critiquant les positions de ces courants pour qui « La fraternisation entre les peuples [Israéliens et Palestiniens] est (…) érigée en condition de la légitimité de la lutte du peuple palestinien. » L’auteur y oppose « la fraternisation, non pas comme un fétiche abstrait, condition de la légitimité de la résistance, mais comme un enjeu stratégique concret ». Le problème de ce raisonnement est qu’il repose sur l’idée que l’adhésion de la classe ouvrière israélienne au sionisme est uniquement idéologique. ↩︎
  2. Voir par exemple les travaux du marxiste américain Charlie Post, qui démontrent que les avantages matériels que la classe ouvrière américaine retire de la domination des pays dits du Sud Global sont quasiment nuls. Le mythe de l’aristocratie ouvrière (2008) est disponible sur 
    https://labreche.org ↩︎
  3. Disponible sur : https://www.marxists.org ↩︎
  4. Disponible sur : https://isreview.org ↩︎
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