Féminisme, bombes et émancipation

par Judy Cox

Les vies des Afghanes ont été détruites par le régime Taliban et l'occupation américaine (Image :Flickr/ United Nations)
Publié initialement en anglais sur le site Socialist Worker.

Ne vous laissez pas avoir par les féministes impérialistes qui justifient l’invasion de l’Afghanistan par les USA et qui contribuent à perpétuer l’oppression des femmes afghanes.

L’idée selon laquelle les conditions d’existence de la plupart des femmes afghanes se seraient améliorées durant les 20 ans au pouvoir du gouvernement fantoche, corrompu et pro-US, n’est que pure fiction.

Celleux qui prétendent le contraire se basent sur la vie dans certains quartiers de Kaboul où un petit nombre de femmes ont eu accès à une éducation et un emploi. Leurs « preuves » sont en grande partie des mesures cosmétiques.

Les accords de Bonn en 2001 ont mis en place un plan pour la gouvernance de l’Afghanistan, mettant en valeur l’idée de l’émancipation des femmes. La constitution afghane réserve 20% des sièges de l’assemblée Loya Jirga (équivalent afghan de l’assemblée nationale, NdT) aux femmes.

En 2002, le président Hamid Karzai a signé une Déclaration des Droits Fondamentaux des femmes afghanes. Elle promettait aux femmes droits civiques, accès à l’éducation et liberté de s’habiller selon leur choix.

Ces mesures ont servi à justifier le soutien international au régime, et l’argent a continué à affluer dans les coffres du gouvernement corrompu de Karzaï. Mais elles ne signifiaient pas grand-chose pour la majorité des femmes afghanes.

La mission d’assistance de l’ONU en Afghanistan (Unama) écrivait dans son rapport de 2009 que « la réalité actuelle est que la vie des femmes afghanes est sérieusement compromise par la violence, et les femmes sont privées de leurs droits humains les plus fondamentaux. »

Cette même année, le gouvernement afghan a promulgué une loi obligeant les femmes afghanes à obéir à leurs maris dans le domaine des relations sexuelles, en violation de la constitution.

Malgré les bavardages sur l’augmentation du nombre de filles qui reçoivent une éducation, les femmes afghanes ont aujourd’hui le plus haut niveau d’analphabétisme au monde, ainsi que le plus haut niveau d’inégalité avec les hommes dans ce domaine. Parmi les Afghan·e·s agé·e·s de 15 à 24 ans, 50% des hommes savent lire et écrire contre seulement 18% des femmes.

D’autres publications de l’Unama au cours des 20 ans d’occupation états-unienne ont rapporté que les mariages de jeunes filles et les grossesses fréquentes ont causé des taux de mortalité à l’accouchement de 1900 pour 100 000. C’est un des taux les plus élevés au monde.

L’Afghanistan dépense l’équivalent de 0.6% de son PIB sur la santé – la moyenne des pays de l’Asie du Sud est de 5% – et l’espérance de vie des femmes afghanes n’est que de 44 ans, selon un rapport de l’Unama.

Le gouvernement a promulgué la loi sur « l’élimination des violences faites aux femmes » en 2009. Mais six ans plus tard, l’Unama rapportait que les femmes afghanes étaient régulièrement attaquées et tuées car elles occupaient des emplois ne respectant pas les soit-disant pratiques traditionnelles et les valeurs islamiques.

Les viols sont légion et les coupables sont rarement poursuivis. La vulnérabilité économique des femmes les laissaient souvent au piège de relations abusives, menant à des taux records d’auto-immolation.

Le magazine Time de décembre 2018 décrit l’Afghanistan comme étant toujours le pire endroit au monde pour les femmes. 

Une diplomate afghane interviewée par la publication dit que « soutenir les femmes en Afghanistan est une chose que tout le monde fait verbalement, mais elles ne voient jamais l’argent et les aides. L’argent est mangé par la corruption et le monstre de la guerre. »

Les engagements de façade pour les droits des femmes ont rendu le régime légitime aux yeux de ses soutiens internationaux, mais pas aux yeux des femmes afghanes.

À la fin du 19e siècle, les colons européens justifiaient l’impérialisme en prétendant que l’Occident était supérieur, moderne et progressiste alors que l’Orient était inférieur et arriéré.

La Grande-Bretagne envahit et occupa l’Égypte à partir de 1882 pour s’assurer le contrôle du canal de Suez. Le commandant de l’opération militaire, Lord Cromer, prétendit libérer les femmes de la « dégradation » qu’était l’Islam. Il affirma que les Egyptiens devaient être « persuadés ou forcés de s’imbiber de l’esprit de la civilisation occidentale ».

Pourtant, Lord Cromer était membre fondateur et président de la « Ligue nationale contre le suffrage féminin ».

Même certaines féministes britanniques ont fait écho aux idées de supériorité culturelle et raciale en soutien de l’empire britannique. Les suffragettes Emmeline et Christabel Pankhurst ont suspendu leur campagne militante pour le suffrage féminin afin de soutenir la première guerre mondiale.

Emmeline déclara « certains parlent de l’empire et de l’impérialisme comme des choses qu’il faudrait renier et dont il faudrait avoir honte. C’est un honneur que d’être les héritières d’un empire comme le nôtre, immense par ses territoires et ses richesses ».

Toutes les puissances coloniales revendiquaient le droit d’imposer des valeurs aux femmes. Des foulards étaient brûlés lors de cérémonies publiques par les occupants français en Algérie.

Le gouvernement Macron promeut toujours une identité française basée sur l’exclusion des Musulman·e·s. Le « féminisme colonial » était un faux féminisme qui n’a jamais offert de véritable espoir de changement aux femmes.

En novembre 2001, Laura Bush (épouse du président des Etats-Unis George Bush) déclara que « grâce à nos succès militaires en Afghanistan, les femmes ne sont plus prisonnières de leurs foyers. La lutte contre le terrorisme est aussi une lutte pour les droits des femmes. »

La notion selon laquelle la force militaire américaine était utilisée pour la noble cause de la liberté des femmes a été répétée parmi certaines soit-disant féministes comme Cherie Blair (NDT épouse de Tony Blair, premier ministre britannique à l’époque de l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak) et Hillary Clinton.

La “Feminist Majority Foundation” aux USA se réjouit de l’invasion de l’Afghanistan par ce qu’elle appela une “coalition de l’espoir”.

L’occident est d’ailleurs loin d’être innocent quand il s’agit de violences faites aux femmes, ou d’inégalités sociales et politiques. Aux USA, environ 1 500 femmes sont tuées chaque année lors de violences conjugales.

La guerre est incompatible avec les droits des femmes : elle signifie la mort des femmes et de leurs familles, ainsi que la destruction d’infrastructures vitales. Un exemple qui illustre l’impact de la guerre sur les femmes est le bombardement de Wech Baghtu. Le 3 novembre 2008, une frappe américaine contre un mariage dans un village tua 37 femmes afghanes.

Selon le vétéran de l’armée américaine et activiste anti-guerre Tom Hayden, “il est difficile de penser que les femmes afghanes peuvent être libérées par une armée américaine qui envahit, bombarde et emprisonne. On a du mal à croire que les drones Predator, les forces spéciales, les camps de détention et les occupations étrangères sont une solution au fondamentalisme des Talibans.”

Les féministes du Pentagone soutiennent des régimes répressifs comme l’Arabie Saoudite, et manipulent avec cynisme le langage des droits des femmes pour justifier les interventions militaires. L’agenda féministe impérialiste est aussi promu par des firmes occidentales à la recherche de publicité et de nouveaux marchés. En 2009, Revlon et l’Oréal ont levé plus de 600 000 € pour lancer “Beauté sans frontières” en Afghanistan.

Une dirigeante du programme déclara “quand je suis arrivée à Kaboul, j’étais choquée par ce que ces femmes faisaient à leurs cheveux et leur visage. Elles utilisaient l’eau des puits environnants pour rincer leurs cheveux.” Peut-être que les femmes afghanes auraient préféré un accès à l’eau courante plutôt que l’émancipation par le rouge à lèvre, mais personne ne leur a demandé leur avis.

Le féminisme de façade des entreprises et le féminisme pro-militaire travaillent main dans la main. Les deux rendent l’auto-organisation des femmes pour se battre pour leurs propres intérêts plus difficile. Les féministes impérialistes identifient les fils, frères et maris afghans comme l’ennemi.

Comme le dit la féministe de gauche Gayatri Spivak, le colonialisme se justifie par l’idée que “les hommes blancs doivent sauver les femmes racisées des griffes des hommes racisés”. Quand cette excuse est utilisée, les femmes sont présentées comme n’ayant aucun pouvoir et les hommes sont déshumanisés.

Mais les femmes afghanes ne sont pas des victimes passives qui attendent d’être sauvées par les bombes américaines.

Miriam Rawi est membre de l’association révolutionnaire des femmes d’Afghanistan, qui s’oppose à la fois au gouvernement Taliban et à l’intervention militaire américaine. Elle dit que “la guerre contre le terrorisme et la soit-disant ‘libération des femmes afghanes’ sont des mensonges pour couvrir l’agenda de l’impérialisme américain en Afghanistan.” Le féminisme intersectionnel a permis ces 20 dernières années de sensibiliser beaucoup de gens à l’importance de la question de la race à côté de celle du genre.

Même si la théorie de l’intersectionnalité a des limites, il est important que les féministes aujourd’hui insistent sur le fait qu’on ne peut pas séparer la question des droits des femmes du racisme et de l’impérialisme.

C’est un développement positif dans la bataille pour l’émancipation des femmes. La prochaine étape serait d’aller plus loin pour montrer la centralité de la question de classe, et voir comment elle affecte la race et le genre.

La voie de l’émancipation ne passe pas par les bombes, mais par les actions des opprimé·e·s elleux-mêmes. La lutte par en-bas peut sembler très difficile en Afghanistan aujourd’hui, mais le féminisme impérialiste sera toujours un obstacle aux femmes qui luttent pour leur émancipation. Construire l’opposition à la guerre et à l’impérialisme permet de lever cet obstacle.

Judy Cox

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