Au Niger comme ailleurs, un seul héros, le peuple !

Niger

Le 26 juillet 2023, une junte militaire avec à sa tête le chef de la garde présidentielle, Abdourahamane Tiani, a démis le président Mohamed Bazoum et suspendu la constitution nigérienne. C’est au nom du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) que la junte a pris le pouvoir en annonçant vouloir une transition vers un régime civil d’ici trois ans. Depuis, la Cédéao1La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest est une union économique, monétaire et militaire de 15 membres permettant une liberté de circulation communautaire. Au départ pensée comme organisation de coopération économique uniquement, ses prérogatives ont rapidement inclus la sécurité de la région et la médiation des crises.  a mis en place un ensemble de sanctions économiques2Final communique – Extraordinary Summit of the ECOWAS Authority of Heads of State and Government on the political situation in Niger  et menace d’une intervention militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel antérieur. L’Union africaine, l’Union européenne, la Maison-Blanche et globalement toutes les grandes puissances ont condamné le coup d’État militaire et prônent le rétablissement de Bazoum.

Les Cahiers d’A2C #09 – SEPTEMBRE 2023

Ce coup d’État n’arrive pas seul. Il fait suite à celui du Mali en 2020, de la Guinée en 2021 et du Burkina Faso en 2022. Ce n’est pas un hasard si ces pays font tous partie de l’ancien empire colonial français, dont nous allons esquisser rapidement la trajectoire. Il ne s’agit pas ici de dire que ces putschs procèdent tous des mêmes déterminations ou qu’elles se réduisent à ce passé commun, mais de comprendre comment ces coups d’État ont pu être possibles et soutenus par ce qui semble être une majorité de la population. 

Un putsch sur fonds de rejet de la Françafrique

Les activités françaises en Afrique ont été meurtrières depuis leurs débuts. Du 17e au 19e siècle, ce sont 1 200 000 d’Africain·es qui ont été déporté·es aux Antilles (et des centaines de milliers de mort·es pendant la traversée). Ces esclaves ont permis aux bourgeoisies de villes portuaires françaises telles que Bordeaux, Nantes ou La Rochelle de s’enrichir et de se développer. Ce commerce a participé au processus que Marx nomme l’accumulation primitive du capital et qui permit aux bourgeoisies anglaises et françaises d’accumuler le capital nécessaire à l’investissement dans l’industrialisation et passer d’une société organisée par des rapports sociaux de production principalement féodaux à des rapports de production principalement capitalistes. 

Après l’abolition de la traite humaine, c’est à la colonisation directe que se sont adonnées les différentes puissances impérialistes. La France s’y est taillé la part du lion. Alors que la métropole d’aujourd’hui fait 550 000 km2, son ancien empire colonial faisait 13,5 millions de km2. La majorité de ces territoires colonisés se trouvaient en Afrique. Les quatre pays où ont eu lieu des putschs faisaient tous partie de l’Afrique-Occidentale-Française (AOF) et c’est à cette époque que leurs frontières furent tracées à la règle. Ils serviront de réserve naturelle, de main-d’œuvre et de soldats pour les guerres que les puissances impérialistes mèneront sur tous les continents.

Après la Seconde Guerre mondiale, ces pays deviennent territoires d’outre-mer et sont donc intégrés formellement à la « nation française ». Dans les années 1950 explosent à travers l’Afrique des revendications politiques et sociales, notamment pour l’indépendance. La Gold Coast, actuel Ghana, proclame son indépendance en 1957. La France comprend que son empire est menacé, surtout qu’elle vient de perdre la guerre d’Indochine et est enlisée dans celle d’Algérie. Ces guerres sont coûteuses en argent comme en vies humaines. Il va donc falloir préparer les indépendances et s’assurer que les intérêts de la France y soient sauvegardés. Ainsi, à la veille des indépendances, des accords de coopération secrets sont signés, des « techniciens » français sont envoyés pour assister et conseiller tous les nouveaux chefs d’État et la France conserve sa présence militaire et sa domination monétaire à travers le Franc CFA. Cette union monétaire sous domination française oblige par exemple ses pays membres à demander l’autorisation à Paris pour emprunter les investissements nécessaires à la construction d’un nouveau pont ou d’une autoroute au lieu de chercher des investissements directement sur les marchés financiers.

Mais pour que ce nouveau système de domination fonctionne, il faut aussi s’assurer la coopération et la loyauté des élites locales. C’est ce que fera Jacques Foccart, conseiller spécial de De Gaulle et Pompidou et architecte en chef de la Françafrique. Ainsi, des francophiles reconnus comme Léopold Sédar Senghor ou Félix Houphouët-Boigny seront les colonnes vertébrales de ces nouvelles coopérations entre les anciennes colonies et la métropole. A contrario, les dirigeants réfractaires ou trop indépendantistes seront combattus farouchement par la France. Ainsi de Djibo Bakary, chef du gouvernement du territoire d’Outre-mer Niger, dont le gouvernement démissionnera à la suite d’élections sabotées par l’administration coloniale. Ainsi aussi de Sékou Touré, premier président de la Guinée, qui affirmait « préférer la liberté dans la pauvreté que la richesse dans la servitude » et contre lequel la France mènera une terrible guerre économique.

Jusqu’à ce jour donc, l’indépendance du Niger n’est que formelle. Et soixante ans après les indépendances et ses relations privilégiées avec une des principales puissances économiques mondiales, le Niger reste un des pays les plus pauvres au monde, que ce soit du point de vue de l’indice de développement humain ou en termes de PIB/habitant·e. Pourtant, son sous-sol est riche en matières premières : uranium, pétrole et or y sont présents et exploités massivement au bénéfice des entreprises qui en possèdent les contrats d’exploitation, sans que la population nigérienne n’en tire de bénéfices. Un quart de la consommation européenne en uranium y est extrait, pendant que le Niger est obligé d’importer 90 % de son électricité du Nigéria voisin. Parmi les principaux bénéficiaires de ce pillage en règle des ressources nigériennes se trouve notamment la France, à travers Orano (ex-Areva) qui y exploite trois concessions d’uranium, mais aussi la Chine et le Canada qui y possèdent des contrats d’exploitation de mines d’uranium ou de gisements de pétrole. Ces activités laissent des millions de tonnes de déchets radioactifs à l’air libre. Si c’est la France (plus que le Canada, la Chine ou les États-Unis) qui cristallise le ressentiment des nigérien·nes, c’est en raison de ce long passé colonial fait de crimes, d’exploitation et de collusions avec des élites locales corrompues.

Enfin, la situation sécuritaire est catastrophique depuis la chute de Kadhafi en Libye et la prolifération de milices armées dans tout le Sahel. Les militaires des pays africains qui luttent contre ces groupes subissent des pertes régulières, alors que la présence de milliers de soldats français, américains ou autres sur leur territoire ne semble pas freiner le phénomène.

Dans ce contexte, la relation de la France avec le Niger est vue par la majorité des Nigérien·nes comme une relation de dépendance coloniale. C’est à ce titre que le putsch des militaires contre le premier président issu d’une transition pseudo-démocratique du pouvoir au Niger a pu être soutenu ou accepté par la population. Tout semble préférable à la continuation de régimes qui laissent piller les richesses du pays par l’ancienne puissance coloniale.

Une défaite de l’impérialisme français ?

Une des premières mesures prises par la junte au pouvoir fut d’interdire toute exportation d’uranium vers la France et les accords de coopération militaire avec la France furent unilatéralement abrogés. Quelques jours après le coup, l’ambassade française fut prise pour cible par des manifestant·es qui ont tenté d’y mettre le feu. Incontestablement, au Niger comme au Mali ou au Burkina, les positions et l’influence de la France sont affaiblies et ces coups d’État en sont autant un symptôme qu’un accélérateur.

Mais la France s’est toujours arrangée pour s’adapter aux nouvelles circonstances des exigences de la décolonisation tout en maintenant ses objectifs stratégiques. Pour comprendre quelle suite pourrait prendre les événements, il nous faut voir quel rôle joue le Niger pour les différents impérialistes qui y interviennent.

Nous avons déjà vu le rôle central des sous-sols nigériens pour les économies occidentales. Avec la guerre en Ukraine et la nécessité d’une indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, le projet de pipeline du Niger au Bénin (le plus long d’Afrique) pour approvisionner l’Europe et la Chine prend un rôle central.

Ensuite, le Niger représente la principale zone qui permet aux armées françaises et américaines de se projeter dans le Sahel si besoin. Dans le cas de la France, c’est d’autant plus le cas que les militaires français ont dû quitter récemment à la fois le Mali et le Burkina Faso. Les Américains, de leur côté, y ont une base qui leur a coûté 110 millions de dollars et 30 millions annuels de maintenance. Il est hors de question pour ces deux pays d’abandonner et de liquider ces précieux atouts dans la région.

En plus des matières premières et du rôle militaire que joue le Niger, on peut aussi rajouter son rôle au carrefour des migrations africaines. Avec ses 1 267 000 km2 de superficie, dont 80 % est formée par le Sahel et le Sahara, ce pays a toujours été un lieu d’échanges commerciaux et de mobilités humaines. Avec la crise de l’accueil des réfugié·es en Europe, l’Union européenne cherche à contrôler davantage les migrations, notamment en extériorisant ses frontières au Niger et en forçant les autorités nigériennes à criminaliser les communautés dont l’activité consistait à héberger, nourrir ou guider les migrant·es.

Enfin, le Niger, comme tous les autres pays de l’ancien empire colonial français, joue un rôle particulier pour la France au sein des instances internationales comme l’ONU, pour des votes communs. À cela, il faut rajouter la guerre informationnelle que se livrent la France et la Russie (à travers la milice Wagner) pour l’influence et les contrats militaires à travers l’Afrique, de la République centrafricaine au Mali et au Burkina Faso.

Ces différents enjeux (ressources naturelles, projection de forces armées, contrôle des migrations inter-africaines et institutions internationales) n’épuisent pas l’ensemble des enjeux géopolitiques et économiques du Niger, mais nous pensons qu’ils permettent de comprendre les réactions des différents acteurs de la région et d’en préciser les développements possibles. Mais avant ça, il nous faut revenir sur le contexte global dans lequel ces événements se déroulent. 

Les dernières années se sont particulièrement caractérisées par la pandémie de Covid-19 et le confinement, la guerre en Ukraine, le réchauffement climatique et l’accélération de phénomènes climatiques extrêmes, l’accession au pouvoir de dirigeants d’extrême-droite et la croissance de partis fascistes, les meurtres de masse par les politiques migratoires répressives, mais aussi l’explosion de mouvement sociaux et de révoltes populaires à travers tous les continents. Ces crises se superposent et réagissent en retour les unes sur les autres notamment dans le sens d’un renforcement des compétences autoritaires de l’État, d’une augmentation des taux d’exploitation à travers des réformes néolibérales, de la compétition inter-impérialiste et du danger fasciste. C’est la conséquence d’un monde capitaliste dont les lois internes, dont le fonctionnement normal, mène aux crises. 

Le capitalisme est un mode de production qui se base sur une double division : d’une part une division entre une bourgeoisie propriétaire des moyens de production et prolétaires n’ayant que leur force de travail à vendre ; d’autre part une division entre unités de production c’est-à-dire entre propriétaires des moyens de production eux-mêmes. C’est cette seconde division, la concurrence entre capitalistes individuels, qui mène à la nécessité pour eux de toujours augmenter la productivité des moyens de production pour gagner (ou pour ne pas perdre) des parts de marché sur leurs concurrents. Ce phénomène3Sur ces notions d’économie marxiste, relire l’article « De quoi la crise est-elle le nom ? » publié en 2017 sur le site d’A2C se caractérise par une part toujours plus grande de travail mort au détriment du travail vivant dans la composition organique du capital. Concrètement, cela correspond à une baisse des taux de rendement sur investissement, qui est la principale raison d’investir pour un capitaliste. Marx la nomme baisse tendancielle du taux de profit. L’expression concrète que prend cette tendance à la baisse du taux de profit dans ses rapports avec la nature, la lutte des classes et toute la superstructure4Relire l’article de Chris Harman « Base et superstructure » traduit sur le site d’A2C idéologique, c’est ce qu’on a pris l’habitude d’appeler à A2C la trajectoire du capital. Et cette trajectoire nous plonge toujours plus rapidement dans l’alternative entre les crises à répétition, la guerre et le fascisme d’un côté, et la fin de l’exploitation de l’homme et de la nature, la révolution et le communisme de l’autre.

Vers une intervention militaire ?

Ce monde est de plus en plus multipolaire et des puissances émergentes menacent l’hégémonie économique, financière et militaire des États-Unis en particulier et de l’Otan qui était la norme depuis la fin de la guerre froide. Au niveau économique, l’inflation continue, notamment pour la nourriture et l’énergie, la croissance des échanges commerciaux est en baisse et une récession globale du secteur industriel est annoncée. Ces tendances touchent l’ensemble des économies majeures du monde (G7). Les salaires réels diminuent : 2 % aux US en 2022, 8 % dans la zone euro depuis la crise de 2020.

Les États-Unis restent néanmoins la puissance dominante. À titre d’exemple, leur budget militaire en 2022 était plus élevé que celui de l’ensemble des neufs autres pays qui dépensent le plus. Le principal antagonisme de la compétition inter-impérialiste se joue aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine 5À ce sujet lire l’excellente synthèse de Nicolas Verdon, « États-Unis/Chine : vers un nouveau partage du monde ». Pour autant, leurs économies restent largement connectées malgré les embargos respectifs que les deux pays se livrent (notamment sur les microprocesseurs qui sont un élément clé du développement de l’électronique civile comme militaire) et un conflit ouvert ou une guerre par proxy entre la France et la Russie au Niger semble peu probable. 

Bien que la Cédéao ait formellement validé l’idée d’une intervention militaire au Niger pour rétablir le président Bazoum, l’idée d’une guerre ouverte dans la région est rejetée par la plupart des acteurs locaux et globaux. Parmi les membres de la Cédéao, c’est le Sénégal et la Côte d’Ivoire, deux régimes particulièrement inféodés à la France, ainsi que le Nigéria qui sont les principaux agitateurs pour une intervention militaire et les seuls à avoir confirmé pouvoir envoyer des troupes. A contrario, le Burkina Faso, le Mali, la Guinée et le Tchad sont opposés à toute intervention militaire et sont même prêts à s’allier à la junte au pouvoir. Le Burkina Faso et le Mali ont même annoncé soutenir le Niger en cas d’intervention militaire. On a vu pourquoi la France avait un intérêt particulier au rétablissement d’un régime qui lui est favorable. On comprend aussi pourquoi les chefs d’État de la Cédéao s’inquiètent de l’épidémie de putsch qui voit leur cartel de chefs d’État se réduire d’année en année : ils pourraient aussi être les prochains. 

Mais les intérêts impérialistes dominants dans la région, étant donné l’état du rapport de forces inter-impérialiste, consistent surtout au maintien de la puissance d’intervention militaire étatsunienne, de l’accès aux ressources, de la construction du pipeline d’Agadez et d’une relative stabilité dans la région pour que les entreprises qui y opèrent ne soient pas menacées. Le rétablissement de Mohamed Bazoum par une intervention militaire serait très risqué et impopulaire dans toute la région.

De son côté, la junte, sous-couvert d’anti-­impérialisme, fera peser autant qu’elle le pourra le poids économique et humain des conséquences de son putsch et des sanctions économiques sur la jeunesse et les travailleur·euses nigérien·nes. Comme le disent des camarades révolutionnaires nigérian·es de la Socialist Workers League dans leur communiqué sur la situation : « Les putschistes, tout comme le gouvernement déchu, sont des membres représentatifs de la classe dirigeante des exploiteurs et des oppresseurs au Niger. Le véritable pouvoir d’assurer le progrès social et la démocratie radicale d’en bas est principalement entre les mains de la classe ouvrière du Niger. Il est trop tôt pour déterminer comment la situation actuelle au Niger va se dérouler. Mais il est crucial que ce processus soit mené par le peuple nigérien, et non par des puissances étrangères comme la France ou la Russie […] Le chemin vers cela passe par l’organisation et la lutte des travailleurs et des jeunes du Niger pour la démocratie révolutionnaire et le socialisme d’en bas  et non par une politique putschiste ou une ingérence impérialiste. »6Déclaration de SWL sur le coup d’État au Niger et la réaction de la CEDEAO

Ce que cela signifie pour nous en France

Il faut se battre évidemment pour la fin de la Françafrique et le départ de l’armée française du Niger. Il faut se battre contre l’intervention militaire au Niger et contre toutes formes de sanctions. Comme le font très justement les camarades nigérian·es, il faut aussi appuyer toute forme d’organisation par en bas au Niger pour un combat pour la démocratie !

Mais si on analyse ce qui se passe au Niger dans le cadre du conflit inter-impérialiste, cela doit aussi passer par un combat contre l’envoi d’armes en Ukraine, contre la guerre et pour la solidarité internationale !

Il faut se battre résolument contre toute forme de racisme en France qui, en plus de l’oppression quotidienne des racisé·es et des migrant·es, sert de ferment idéologique à l’interventionnisme français !

Le combat pour la régularisation de toutes et tous et contre la loi Darmanin est un combat pour la solidarité internationale, car c’est un combat concret pour les droits de toutes et tous, des travailleur·euses étranger·es.

Gabriel Cardoen

Notes

Notes
1 La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest est une union économique, monétaire et militaire de 15 membres permettant une liberté de circulation communautaire. Au départ pensée comme organisation de coopération économique uniquement, ses prérogatives ont rapidement inclus la sécurité de la région et la médiation des crises. 
2 Final communique – Extraordinary Summit of the ECOWAS Authority of Heads of State and Government on the political situation in Niger 
3 Sur ces notions d’économie marxiste, relire l’article « De quoi la crise est-elle le nom ? » publié en 2017 sur le site d’A2C
4 Relire l’article de Chris Harman « Base et superstructure » traduit sur le site d’A2C
5 À ce sujet lire l’excellente synthèse de Nicolas Verdon, « États-Unis/Chine : vers un nouveau partage du monde »
6 Déclaration de SWL sur le coup d’État au Niger et la réaction de la CEDEAO