Les sans-papiers rétablissent le droit de manifester

Rose Lecat
Le 30 Mai, à Montreuil, près de 1000 manifestant-es sans-papiers ont répondu à l’appel de la Marche des Solidarités à reprendre la rue malgré l’interdiction par la Préfecture. Il était prévu de rejoindre le collectif des sans-papiers du 20ème au métro Père Lachaise et d’arriver le plus massivement possible à Opéra, mais le cours des évènements en a décidé autrement. Nous proposons ici de revenir sur une expérience de dingue et d’en comprendre ses racines enfouies dès les premières semaines de confinement.

La Conquête du Pain, les moissons et la graine

Le fait même de manifester massivement le 30 mai n’était en rien une évidence au début du confinement. Cela vient d’expériences militantes communes et d’échanges d’arguments théoriques et stratégiques avec les camarades sans-papiers anciens résidents du foyer Baras en lutte depuis 9 mois et qui occupent à présent le 138 rue de Stalingrad à Montreuil.

Le début du confinement a vu émerger une stratégie qui domina la gauche : le gouvernement et les patrons font tout pour maintenir l’exploitation, il fallait donc construire des rapports de force uniquement pour permettre aux salarié.es de se confiner. Si nous soutenons toutes les luttes sociales et politiques de notre classe quand elles vont dans le sens d’une plus grande émancipation collective, nous étions en total désaccord avec cette vision. 

A2C a produit de nombreux textes qui développent l’idée que les capitalistes en crise étaient tendanciellement favorables à un État plus antidémocratique, policier, impérialiste et raciste1Macron nous fait (toujours) la guerre https://www.autonomiedeclasse.org/crise-politique/macron-nous-fait-toujours-la-guerre/

Le 21 Mars était prévue la manifestation organisée par la Marche des Solidarités. Cette initiative permet de rassembler chaque année différents collectifs, associations et syndicats contre le racisme et le fascisme. Malgré l’annulation de la manifestation en raison des pressions politiques, nous avons entrepris des actions militantes dans les files d’attente de la Conquête du Pain, une boulangerie autogérée à Montreuil2Du pain !  Et le bourgeonnement des roses ! https://www.autonomiedeclasse.org/antiracisme/du-pain-et-le-bourgeonnement-des-roses/

C’est de ces réflexions théoriques et de ces expériences pratiques que sont nées notre rencontre avec la lutte des Baras. Ces camarades sans-papiers occupent le 138 rue de Stalingrad depuis novembre 2019, et ce après avoir été exclus du projet de rénovation du foyer rue Baras, et expulsés manu militari par la police du centre de l’AFPA. Les risques sanitaires auxquels sont exposés les travailleurs sans-papiers sont donc bien le résultat de choix politiques.

Il était impossible pour les camarades d’obtenir satisfaction de leur revendication sans construction d’un rapport de force par et pour eux-mêmes. La régularisation de l’ensemble des occupants et l’accès à un logement collectif sont des revendications en rupture des dynamiques imposées par le racisme d’État actuel. La bourgeoisie française n’est pas devenue charitable durant cette période. Dans ces circonstances, il nous semblait important d’argumenter pour que les camarades du 138 reprennent confiance en leur principale modalité d’action depuis 9 mois : la lutte collective. C’est dans cette dynamique que se sont construites les premières manifestations en écho à la solidarité déployée par Conquête du Pain rue de la Beaune début avril3Confinement et luttes des sans-papiers, les Baras ouvrent la voie ! https://www.autonomiedeclasse.org/antiracisme/confinement-et-luttes-des-sans-papiers-les-baras-ouvrent-la-voie/.

Le 138 rue de Stalingrad, les bourgeons et les premières pousses

Ce sont les rencontres autour de la lutte des Baras qui ont permi aux militant-es de la liste Montreuil Rebelle de prendre une initiative salutaire sur la liste de l’interpro de Montreuil : organiser une AG dans un parc pour préparer la manifestation du 1er Mai. Les représentants des Baras ont participé à ces AG suite à des arguments menés en commun auprès d’eux avec les camarades de Montreuil Rebelle. Ils ont énoncé leurs besoins sanitaires, mais pas seulement : ils ont rappelé à tout le monde les raisons de leur lutte.

 Cependant, force est de constater que les arguments n’ont pas été gagnés : un seul camarade du 138 est venu manifester le 1er Mai. Pourtant, ces débats menés avec les camarades sans-papiers sont pour nous fondamentaux dans l’historique de la construction du 30 Mai.

L’auto-organisation ne peut se penser que comme un processus durant lequel il faut systématiquement entendre que les opprimé.es décident pour et par eux mêmes. Cependant, mener des polémiques stratégiques avec les camarades sans-papiers est d’abord un signe de respect de leur réflexion et de leur stratégie.

De plus, la lutte est bien un laboratoire dans lequel les idées changent par l’émergence de rapports sociaux radicalement en rupture de ceux du quotidien. Aussi, lorsque les rythmes s’accélèrent, une position minoritaire la veille peut gagner une large majorité le lendemain.

Rose Lecat

Les floraisons et la farine : dynamiques et processus, le rapport de force n’est pas dégradé !

Ces processus sont fondamentaux pour comprendre comment les représentants des Baras auprès de la Marche des Solidarités ont entraîné un millier de personnes sans-papiers à une manifestation interdite. Une minorité de soutiens politiques de plus en plus grosse et active s’est agitée et fait de nombreux collages en s’associant avec des militants sans-papiers des Baras.

Cela s’est conclu par une discussion le 29 mai au soir. Les représentants légitimes des Baras y appellent l’ensemble des sans-papiers à faire ce qu’ils veulent concernant la manifestation du lendemain. Le 30 Mai, à midi passé, l’imam du 138 rue de Stalingrad, prenait le mégaphone pour réveiller les lève-tard : il était l’heure de s’en aller manifester.

La construction du 30 Mai dans les foyers

Au rendez-vous local de la manif, il n’y avait pas que les Baras. Une semaine avant la manif, on avait commencé à organiser, en passant par les délégués des résidents, des tournées dans les autres foyers de Montreuil pour les gagner à la MDS et à la manif du 30 mai.

On commence aux foyers Branly et Rochebrune pour y tenir un meeting improvisé que le camarade Bara et les soutiens utiliseront pour convaincre chacun de profiter du contexte économiquement et idéologiquement favorable aux revendications des sans papiers pour se mobiliser au maximum.

Les résidents et les anciens nous assurait de leur soutien total et rappelait aux plus jeunes que la lutte pour les papiers, ce n’était pas juste “faire une liste et manifester une fois”, mais que c’était la construction lente, patiente et déterminée d’un rapport de force avec les préfectures et l’Etat pour imposer des régularisations de masse.

Avec ces tournées, auxquelles de nouveaux camarades sans-papiers s’ajoutaient à chaque fois, on s’est assuré de rester en contact à travers de simples groupes Whatsapp. D’un petit groupe regroupant quelques Baras, ces groupes devenaient une plateforme d’information pour la manifestation pour plus de 1000 sans-papiers de Montreuil (et d’ailleurs) en français, bambara et soninké. La disponibilité aux luttes et la rage d’arracher les papiers était telle que les informations circulaient à d’autres foyers de tous les départements d’Ile-de-France. Après la manif, des foyers de Sevran, Vitry ou du 15ème envoyèrent des représentants aux réunions hebdomadaires de la MDS. Aussi, des sans papiers des différents foyers montreuillois commencèrent à se réunir en collectif pour organiser la lutte localement par eux-mêmes !

Rose Lecat

Du Pain, des Roses et l’affrontement de masse

Avec l’état d’urgence sanitaire et alors que la manifestation était interdite, rien n’était fixé d’avance le jour de la manif : nombre, répression, trajet… Heureusement, la même semaine avait eu lieu un rassemblement contre les violences policières à l’Île-Saint-Denis et un rassemblement massif à l’hôpital Tenon auxquels des camarades sans-papiers étaient allés. Ce qui participa aussi à donner la confiance aux sans-papiers face à la menace de la répression.  

A 13h00, on était trop nombreux et confiants pour ne pas partir en manifestation sauvage jusqu’au point de départ à Opéra. La rue était à nouveau à nous comme jamais et il s’agissait de faire une démonstration de force.

Tranquillement, mais avec détermination, cette démonstration de force fut menée par les sans-papiers. Banderoles, percussions en tout genre et deux mégaphones se mettaient en place avec un service d’ordre ultra-efficace pour la circulation, la tenue du cortège et les “négociations” avec la police. Pour la majorité, c’était la première manifestation en France et les anciens faisaient profiter les nouveaux de leur expérience. La cohésion et la rage d’arracher les papiers à cet État raciste étaient totales.

Sur le passage, alors que la manifestation grossissait jusqu’à dépasser le millier, le soutien des commerçants, des habitants, des automobilistes était total. La rue était à nous et résonnait de nos slogans sifflets et rythmes de percussion. 

De Mairie de Montreuil, on descendit la rue de Paris jusqu’à entrer dans la capitale. C’est sur le boulevard Voltaire que des effectifs de police et de gendarmerie détachés du dispositif policier d’Opéra vinrent à notre rencontre pour nous empêcher de faire la jonction avec le cortège parisien : refus de négocier avec le service d’ordre, sommations et quatre charges successives avec jet de gaz lacrymogène fidèlement à la doctrine de contact du préfet  Lallement. 

En réponse à chaque fois, les camarades sans-papier réagirent par des danses, des chants et des slogans. Face à l’inhumanité du gouvernement et de sa police, les camarades sans-papiers imposaient le respect et la dignité. Au final, après la 4ème charge, on décidait de retourner en manifestation jusqu’à Montreuil pour en reprendre le contrôle. Après notre demi-tour, les effectifs de gendarmerie mobilisés s’en retournent prêter main forte à leur collègues face au cortège principal.

Ce jour-là, les sans-papiers ont démontré à l’ensemble de la gauche que la liberté de manifester se défendait dans la rue. Et ils ont gagné la confiance que c’est à travers la lutte qu’on défend et gagne ses droits. Avec la fin de cette journée historique pour les sans-papiers, les soutiens et Montreuil, il n’était pas question de s’arrêter en si bon chemin. On allait toutes et tous construire le 20 juin, notamment en participant aux manifestations contre les violences policières et pour l’hôpital public. L’objectif, c’est la régularisation de tou.tes les sans-papiers et l’ouverture des frontières.

Gabriel Cardoen et Gaël (Montreuil)
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