Le socialisme par en bas comme vision de la révolution

Les Cahiers d’A2C #19 – novembre 2025

Le point de départ pour les révolutionnaires n’est pas leur propre volonté, mais la crise que porte en lui le système capitaliste1. Par sa nature concurrentielle, le capitalisme est en proie à des secousses économiques qui se manifestent plus ou moins violemment. Mais derrière les oscillations périodiques du thermomètre économique se cache une tendance longue au déclin des taux de profits et des investissements, une crise de plusieurs décennies. La concurrence entre ces “frères ennemis” que sont les capitalistes en est exacerbée, elle dépasse la sphère du marché pour englober celle de la géopolitique et de la guerre. C’est ainsi que la course au profit se transforme en course à l’armement, que les merveilles techniques produites par les travailleur·euses se transforment en moyens de destruction retournés contre elleux.

Le capitalisme porte en lui le désastre pour l’humanité. Si on lui laisse les mains libres dans sa quête aveugle de profits, la classe dirigeante nous mènera à la catastrophe générale.

La maladie gangrène même les classes possédantes qui deviennent de moins en moins capables d’assurer la stabilité de leurs régimes avec les institutions habituelles. C’est bien la première condition d’une révolution : une crise du régime.

Si les luttes des exploité·es et des opprimé·es ne sont pas à l’origine de la crise, elle en décident pourtant le dénouement. En étant passives, les classes dominées laissent le champ libre à la classe dirigeante pour régler ses problèmes, non pas en réparant l’existant, mais en entraînant la société dans une fuite en avant mortifère vers le fascisme et la guerre.

C’est lorsque la classe travailleuse et les opprimé·es répondent à la crise par en bas par une intensification de leurs luttes que la révolution devient possible. Pour Léon Trotsky, «d’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. […] L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées2 . »

En d’autres termes, la révolution c’est quand la classe travailleuse lutte avec assez de vigueur pour entraîner derrière elle les autres dominé·es et imposer sa propre solution à la crise du régime capitaliste.

Le rôle des révolutionnaires

Dans cette rencontre entre conditions objectives – la crise du régime – et conditions subjectives – la lutte massive de notre classe – qui déclenche la révolution, quel est le rôle des révolutionnaires ?

De la Russie en 1917 à l’Égypte en 2011, les organisations révolutionnaires ne sont quasiment jamais à l’origine du déclenchement de la révolution, dans le sens étroit du terme. Ce qui apparaît comme un paradoxe est en réalité tout à fait normal : le point de départ de la révolution est justement l’intervention directe de masses habituellement passives et sur lesquelles, jusqu’alors, les révolutionnaires n’avaient pour ainsi dire aucune influence directe.

Mais la révolution ne se résume pas à un instant de bascule, aussi décisif soit-il. Le premier “moment”, comme la chute de Nicolas II en 1917, celle du Shah d’Iran en 1979 ou celle de Hosni Moubarak en 2011, ouvre toujours une nouvelle période de lutte intense au sein du mouvement révolutionnaire qui compte désormais des millions de personnes. Les masses, qui entrent en révolution en sachant très bien ce qu’elles veulent renverser mais sans programme tout fait pour la suite, procèdent par ce que Trotsky appelle une « méthode d’approximations successives », où les différentes tendances politiques du mouvement devenu massif luttent pour imposer leur solution à la crise révolutionnaire. C’est cette période de lutte qui porta les Bolcheviks au pouvoir en 1917 en Russie, les Islamistes en Iran en 1979, et qui s’acheva par le coup d’État contre-révolutionnaire de l’armée égyptienne en 2013.

Les périodes qui précèdent les révolutions sont également des périodes de lutte intense au sein du mouvement : une révolution devient possible au bout d’une période plus ou moins longue de montée des luttes syndicales et politiques où une partie significative de la classe travailleuse acquiert une expérience de combat sur ses lieux de travail et dans ses quartiers, goûte aux victoires et aux défaites, et en tire des leçons politiques et stratégiques. C’est en intervenant dans ces mouvements, en les construisant par en bas et en y luttant que les révolutionnaires “préparent la révolution”.

Réformistes et révolutionnaires, par en haut et par en bas

Le clivage fondamental entre révolutionnaires et réformistes ne se trouve pas dans les contenus, plus ou moins radicaux, des programmes immédiats. Comme le montre Rosa Luxembourg dans sa polémique contre Bernstein3, le dirigeant de la première tendance réformiste du parti social-démocrate allemand (SPD), la différence principale entre révolutionnaires et réformistes réside dans leur appréhension des luttes de la classe travailleuse : ces derniers la voient comme un moyen d’appuyer la lutte au parlement, dans les ministères, bref, au sein des institutions de l’État, qui apportera le vrai changement.

Quant aux révolutionnaires, iels voient la lutte du prolétariat comme l’école de la révolution, comme l’arène où une fraction significative de la classe apprend à s’auto-organiser, acquiert l’expérience de la grève et de la lutte politique en vue de devenir le sujet de sa propre émancipation, c’est-à-dire en vue de prendre le pouvoir pour renverser l’État capitaliste.

Ces conceptions diamétralement opposées du changement se retrouvent dans les manières de s’organiser. Lénine décrivait le parti travailliste britannique (Labour) comme un parti bourgeoisouvrier : d’un côté, il représente réellement le désir et l’espérance de changement d’une grande partie de la classe ouvrière. De l’autre, tout son appareil, du groupe parlementaire aux directions syndicales qui le financent, est orienté vers la crédibilité bourgeoise, la négociation avec la bourgeoisie, le compromis avec la bourgeoisie.

Bien que ses formes particulières puissent varier selon les contextes historiques, politiques et culturels, nous pouvons dégager des fondamentaux de l’organisation réformiste : un pied dans le mouvement car là se trouve sa base sociale et son moyen de pression supposé sur la bourgeoisie, un pied dans les institutions de l’État bourgeois car c’est là que la lutte véritable a lieu. Cela donne une organisation certes présente sur le terrain, mais dominée in fine par son appareil bureaucratique permanent, parlementaire ou syndical, qui est conçu pour être imperméable à la pression du mouvement, y compris à celle venant de ses propres militant·es.

Deux séquences récentes de la lutte politique et syndicale en France illustrent l’action réformiste : le lendemain de la dissolution de l’assemblée en 2024 a vu des centaines de milliers de personnes manifester contre le racisme et le danger fasciste incarnés par le RN. Il y avait là le potentiel d’un mouvement de masse antifasciste pour enfin faire reculer le RN – mais le NFP et les directions syndicales ont tout fait pour le canaliser vers une campagne électorale “programme contre programme” qui n’a pas plus permis d’enrayer le développement du RN qu’elle n’a permis d’obtenir un gouvernement “de gauche. »

La séquence allant de la préparation du 10 septembre au 2 octobre 2025 a vu un mouvement s’organisant par assemblées générales appeler à tout bloquer le 10 septembre, faisant chuter un gouvernement (crise du régime…) et obligeant les directions syndicales à s’y joindre pour le noyer en empêchant le développement de convergences autonomes entre des bases syndicales et le mouvement “bloquons tout”.

La lutte des révolutionnaires contre le réformisme

Si ces deux séquences illustrent bien l’allergie du réformisme (politique et syndical) aux expériences autonomes du mouvement de la classe travailleuse, ils mettent aussi en valeur la problématique principale à laquelle font face les révolutionnaires : hors période de révolution, la grande majorité du mouvement suit les directions réformistes.

Ce n’est pas que ces dernières soient particulièrement séduisantes, mais parce que le réformisme, en tant que pratique politique, exprime le manque de confiance de la classe travailleuse en ses propres capacités à s’organiser et à lutter politiquement pour la transformation définitive de la société. Quoi de plus normal pour les membres d’une classe exploitée, aliénée et humiliée quotidiennement sous le capitalisme ! C’est ce qui permet aux politiciens réformistes et aux directions syndicales de trahir tout en gardant la crédibilité nécessaire pour pouvoir trahir à nouveau.

Seule l’expérience du mouvement, de la lutte collective, de ses discussions tactiques et stratégiques, peut permettre à des sections significatives de notre classe de dépasser sa condition de victime du capitalisme pour se voir comme son bourreau – dépassant par le même processus les directions réformistes.

La lutte des révolutionnaires doit donc favoriser, au quotidien, le mouvement comme école de la révolution pour le plus grand nombre. Cela veut dire construire le mouvement pour le faire gagner par en bas, et y défendre les intérêts de la classe travailleuse dans son ensemble. C’est dans ce cadre que la lutte contre le réformisme a lieu : comme le réformisme a un pied sur le terrain et dans la conscience de la majorité de notre classe, c’est une lutte aux côtés des réformistes sincères sans cacher nos différences, en essayant de démontrer par la pratique et au plus grand nombre la supériorité des stratégies révolutionnaires, sur les quartier et sur les lieux de travail. C’est le penchant pratique de la simple et nécessaire dénonciation des trahisons des directions réformistes.

Quand les révolutionnaires font par en haut

Les organisations révolutionnaires sont loin d’être immunisées contre la pression du réformisme. Cette dernière se manifeste de différentes manières, mais a toujours pour effet de ramener les organisations révolutionnaires à des raccourcis et des pratiques par en haut.

Par exemple, le travail au sein des appareils bureaucratiques syndicaux avec pour objectif d’en prendre la tête pour les orienter vers des positions plus radicales. Ce n’est pas une question de posture : pour gravir les échelons bureaucratiques, il faut faire des compromis avec cet appareil et y manœuvrer en coulisses au lieu de mener ses luttes au grand jour.

Ou encore, on peut se réfugier dans la croyance que c’est le parti qui fait la révolution, donc que le mouvement ne sert qu’à construire le parti. Cela mène concrètement à la constitution de “fronts” du mouvement (AG intersyndicales, collectifs antiracistes, sections syndicales, etc.) techniquement verrouillés et contrôlés a priori par les organisations révolutionnaires, au lieu de gagner la direction du mouvement par la lutte ouverte contre le réformisme et la démonstration au plus grand nombre de la supériorité des stratégies révolutionnaires.

Enfin, un autre travers est celui du sectarisme, de se détacher du mouvement pour y construire une organisation à sa marge, avec ses codes bien définis et sa volonté de mettre en avant, en toute occasion, ce qui la distingue du reste de la classe plutôt que ce qu’elle a en commun.

Pourquoi nous organiser en tant que révolutionnaires ?

Les révolutionnaires s’organisent séparément du reste du mouvement, tout en y étant implanté·es, contribuant à le construire et participant aux débats stratégiques qui s’y imposent pour le faire gagner.

Nous nous organisons séparément car le mouvement seul (le syndicat, le collectif de quartier, etc.) ne permet pas aux individus de se forger une vision globale de la situation politique ni de s’imprégner des expériences plus avancées menées dans d’autres section du mouvement, à d’autres moments ou dans d’autres pays. Une organisation révolutionnaire doit permettre à ses militant·es d’aborder les problématiques spécifiques du mouvement d’un point de vue global qui intègre les leçons apprises par d’autres parties de la classe.

L’organisation révolutionnaire doit donc à la fois apprendre du mouvement et apporter au mouvement. C’est ce souci qui doit guider ses débats théoriques et ses décisions stratégiques et organisationnelles… dont la justesse sera vérifiée par la pratique dans le mouvement. C’est une organisation de combat implantée dans les collectifs, les quartiers et les lieux de travail, car c’est là que notre classe vit, lutte et apprend.

Jad Bouharoun (A2C 18ème)
  1. Sur le même thème, lire « Les 2 âmes du socialisme », Hal Draper,
    disponible sur marxists.org ↩︎
  2. Histoire de la révolution russe sur marxists.org ↩︎
  3. Réforme sociale ou révolution ? sur marxists.org ↩︎