« Le droit de mourir » ou l’art de ne pas nous laisser vivre

Contre la loi sur l’aide à mourir, pour une autonomie réelle

Le 12 mai, l’Assemblée nationale a entamé l’examen de la proposition de loi sur « l’aide à mourir ». Présentée comme une avancée des droits fondamentaux individuels, cette loi s’inscrit dans la continuité d’une série de reculs sociaux, et ne doit pas nous tromper : il ne s’agit pas d’élargir les libertés, mais de rationaliser la mort dans un système qui refuse de garantir la vie.

Un retour sur les lois Claeys-Leonetti : la dignité en trompe-l’œil

Pour comprendre ce tournant, il faut revenir aux lois Claeys-Leonetti (2015 et 2016).Celles-ci encadraient la fin de vie en permettant la sédation profonde et continue (endormissement définitif) pour les personnes dont le pronostic vital est engagé à court terme et les douleurs réfractaires (celles qu’aucun traitement ne soulage). Elles introduisaient aussi les directives anticipées, permettant d’exprimer à l’avance ses souhaits pour la fin de vie, et la désignation d’une personne de confiance.Autrement dit, elles reconnaissaient un droit à ne pas souffrir inutilement, en inscrivant des garde-fous.
Le nouveau texte trahit cet équilibre. Il fait passer pour un droit ce qui pourrait rapidement devenir une incitation à la mort pour celles et ceux dont la société ne veut plus s’occuper. Il élargit l’éventail des personnes concernées : toutes les personnes ayant une « affection grave et incurable quelle qu’en soit la cause », « faisant état de souffrances physiques ou psychologiques réfractaires » sans que le pronostic vital soit engagé à court terme. Dans un contexte où chaque incapacité tend à être pathologisée, et où le validisme produit chaque jour des souffrances, ce sont donc toutes les personnes handicapées qui sont ciblées par cette loi. Dans le même temps, le texte masque les failles systémiques de l’accès aux soins palliatifs, à l’accompagnement, à la prise en charge de la souffrance psychique et sociale. La loi ne vient pas combler un vide législatif, elle vient contourner l’obligation de garantir des conditions de vie dignes.

Le vernis de l’autonomie : une loi libérale, pas émancipatrice

Le discours dominant invoque l’autonomie individuelle : « Mon corps, mon choix ». Mais dans une société profondément inégalitaire, cette autonomie est fictive. Que vaut un « choix » quand les alternatives sont le mal-logement, l’isolement, le manque de soins, l’absence de soutien humain ? L’euthanasie devient alors la seule option offerte à des personnes que le système abandonne. Le collectif Jusqu’au bout solidaires le rappelle : « L’euthanasie n’est pas une réponse à la souffrance, mais un aveu d’échec de notre société à protéger les plus vulnérables. »

Dans les débats actuels à l’assemblée, un amendement du « délit d’entrave à l’aide à mourir » a été accepté, sanctionnant toute personne tentant de dissuader une personne dans son accès à l’aide à mourir. En revanche, un autre amendement « délit d’incitation à l’aide à mourir » a été rejeté. Cet exemple montre bien comment la question du libre choix, de l’autonomie, est considérée à géométrie variable quand il s’agit de personnes malades et/ou handicapées : il sera interdit de tenter de dissuader quelqu’un de mourir, mais il sera autorisé de l’inciter à le faire.

Il ne s’agit pas ici de se placer sur le terrain de la morale mais d’analyser comment une société capitaliste et validiste fabrique elle-même les conditions qui rendent la mort désirable. La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), think tank ultra-libéral, a estimé que la légalisation de l’euthanasie permettrait d’économiser 1,4 milliard d’euros par an. Voilà comment l’État considère nos vies : des lignes de budget à réduire, des « charges » à éliminer.

L’exemple des pays qui ont légalisé l’euthanasie : un élargissement rapide et dangereux

Dans les pays où l’aide à mourir a été légalisée, les critères se sont rapidement élargis. En Belgique, des personnes handicapées, psychiatrisées, des enfants peuvent être euthanasiées. Au Canada, la pauvreté est en passe de devenir un critère recevable pour demander l’euthanasie. Ce glissement n’est pas un accident, c’est une dynamique logique : dès lors qu’on légalise la mort sans garantir les moyens de vivre, la société pousse activement les indésirables vers la sortie.
Dans ces pays, les témoignages de personnes handicapées s’accumulent, dénonçant un système de santé qui propose plus facilement l’euthanasie qu’une aide humaine ou des soins adaptés. Le pouvoir médical, sous pression économique et sans  rapport de force antivalidiste, devient complice d’un système de mort.

Trajectoire du capital et eugénisme 

Cette loi ne sort pas de nulle part, elle répond parfaitement à la logique capitaliste à l’œuvre pour trier les vies humaines : en fonction de leur productivité. C’est le capitalisme qui a transformé les incapacités en handicaps, en excluant, en ségréguant et en laissant mourir les personnes handicapées, car jugées inaptes au travail, ou pas assez productives.  C’est aussi la violence du capitalisme qui a produit des souffrances mentales et physiques à une échelle sans précédents, et la seule solution proposée, soi-disant progressiste, pour y remédier ou les apaiser, est de pouvoir « choisir de mourir ». La médecine a été façonnée pour servir les besoins du capitalisme : trier les corps selon leur capacité à produire, et médicaliser les écarts à la norme afin de les contrôler. Dans ce cadre, les personnes handicapées ne sont pas seulement marginalisées pour leurs différences, mais parce qu’elles ne correspondent pas à un modèle de rentabilité.1 La trajectoire du capital mène donc forcément à des formes d’eugénisme validiste. 

Militarisation et destruction des services publics : la guerre plutôt que la vie

Partout dans le monde, les budgets militaires explosent. En France, le budget de la défense atteindra 50,5 milliards d’euros en 2025, et 67 milliards en 2030. Ces hausses se font au détriment des budgets alloués à la santé, au handicap, au social, à la culture. En Angleterre, les aides aux personnes handicapées ont été réduites pour financer l’effort de guerre. La France suit la même trajectoire.
Aujourd’hui, des logiques techno-libérales surgissent sous des formes policées : rapports comptables, langage aseptisé, promesses de soulagement individuel. Mais le fond reste le même : une vie jugée inutile devient une vie que l’on peut supprimer.

L’autonomie ne se limite pas à la liberté de mourir : elle commence par le droit de vivre

Les débats actuels à l’assemblée peuvent sembler complètement déboussolant : la FI et les macronistes en défenseurs d’un « droit à mourir » ; et la droite et l’extrême-droite contre cette loi fin de vie. Pas d’illusions à se faire du côté de réactionnaires et de fascistes dont les postures de « charité » masquent mal des positions profondément validistes, et des intérêts capitalistes qui iront toujours vers plus de rationalisation productiviste du travail. Les députés de gauche, coincés dans une logique délégataire et réformiste qui les éloigne toujours plus des fronts réels de luttes de notre classe, ne peuvent que se diriger vers des arguments libéraux. Ce n’est qu’en imposant des rapports de forces antivalidistes de plus en plus forts que l’on peut faire gagner nos mots d’ordre et la lutte pour nos intérêts.
Entre une gauche validiste pro-choix centrée sur une lecture morale de la liberté individuelle et une droite qui sacralise la vie au nom de valeurs conservatrices, une autre voix longtemps marginalisée émerge avec force : celle d’une gauche antivalidiste, ancrée dans une analyse matérialiste des causes qui poussent une personne à mettre fin à sa vie.
Porté par les mouvements antivalidistes sur les réseaux sociaux, le débat a pris une ampleur impressionnante. En à peine une semaine, les critiques antivalidistes ont imposé leur place dans l’espace public, bouleversant les cadres habituels du débat sur la fin de vie.2

Il ne peut y avoir d’autonomie réelle sans conditions matérielles d’existence dignes. Tant que les personnes handicapées, queers, racisées, précaires ne peuvent pas choisir de vivre, alors parler de choisir de mourir est une escroquerie morale. Ce projet de loi prétend défendre la liberté individuelle, mais dans un système où l’on nie l’accès aux soins, à l’accompagnement, à des revenus décents, ce choix est faussé par la violence sociale.
L’euthanasie ne peut pas devenir la réponse institutionnelle à la misère. Nous devons construire une société qui protège, qui soigne, qui accompagne, qui accueille, qui répare. Une société qui reconnaît la valeur de toutes les vies, sans condition de productivité ou de rentabilité.

Ce que nous demandons, ce n’est pas une loi pour mieux mourir.
Ce que nous voulons c’est une société où nous allons enfin pouvoir vivre

Hmed (Toulouse) et Tiffa (Marseille)

  1. Roddy Slorach (2011), Marxisme et handicap ↩︎
  2. https://blogs.mediapart.fr/elena-chamorro/blog/220525/aide-mourir-lettre-ouverte-du-front-de-gauche-antivalidiste-fga-aux-depute-es ↩︎