La crise en Israël et la résistance palestinienne

Interview

Manifestation contre la réforme du système judiciaire de Netanyahou en mai 2023 à Tel-Aviv

Nous publions ici la traduction d’une interview de Toufic Haddad, auteur et journaliste palestinien vivant à Jérusalem, et de l’universitaire d’origine israélienne Ilan Pappé, directeur du Centre européen d’études palestiniennes. Les deux interviews ont été menées et publiées avant le 7 octobre 2023 dans la revue papier et en ligne International Socialism. Il nous apparaissait important de les rendre disponibles en français pour comprendre les dynamiques de résistance palestinienne et de radicalisation du sionisme israélien ainsi que le contexte de fragilité politique du gouvernement Netanyahou préalables à l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ».

Les dynamiques mouvantes de la résistance palestinienne

Toufic Haddad a été interviewé par Anne Alexander, militante révolutionnaire et co-éditrice du magazine Middle East Solidarity.

Anne : Comment situerais-tu la crise actuelle en Palestine dans le contexte historique de la lutte ? A-t-on raison de voir l’origine de la situation actuelle dans une crise du « processus de paix » associé aux accords d’Oslo, qui étaient le résultat de négociations entre l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) et le gouvernement Israélien au début des années 1990 ?  

Toufic : Il est important de tordre le cou à l’idée selon laquelle le processus d’Oslo aurait quelque chose à voir avec la « paix », les droits palestiniens, le droit international, etc. Oslo représentait la mise en œuvre du Plan Allon, qui était principalement une tentative d’incorporer de manière permanente les territoire conquis lors de la guerre israélo-arabe de 1967, à Israël, tout en tolérant une forme limitée d’autonomie et d’autogestion palestinienne, sans possibilité réelle de souveraineté1. La « solution » de l’autonomie visait à saborder la revendication d’autodétermination du peuple palestinien. Elle était perçue comme nécessaire au maintien du caractère « juif et démocratique » de l’Etat d’Israël car l’occupation sans fin et l’administration directe des territoires conquis en 1967 menaçaient à terme d’incorporer de facto plus de Palestinien.ne.s au régime politique israélien. Cette possibilité mettrait en danger la majorité démographique juive en Israël2. Ce problème devint très concret au début des années 1980 lorsque les Palestinien.ne.s dans les territoires occupés se sont mis.e.s à organiser les mobilisations de masse qui ont mené au déclenchement de la première Intifada en 19873.

Le processus d’Oslo était donc une tentative de régler ces dilemmes en mettant en œuvre une variante du Plan Allon qui prit essentiellement la forme d’un Bantoustan4. Israël avait besoin d’éviter ce que les spécialistes des études en développement appellent la « convergence » économique et politique entre Israël et les palestinien.ne.s. Après la guerre de 1967, la ligne verte (la frontière d’Israël reconnue internationalement, dessinée avant les conquêtes de 1967) a de fait cessé d’exister ; il n’y avait plus de frontière entre Israël, la Cisjordanie et la bande de Gaza. Après 1967, les Palestinien.ne.s vivant à Gaza et en Cisjordanie pouvaient même visiter leurs anciennes terres à l’intérieur de l’Etat d’Israël qui a été établi en 1948 par l’expulsion violente de centaines de milliers d’Arabes. Des centaines de milliers de Palestinien.ne.s ont aussi rejoint le marché du travail en Israël, ce qui a augmenté les revenus à Gaza et en Cisjordanie, permettant la construction de certaines institutions. Lorsque la première Intifada se déclencha, elle s’était nourrie de ces contradictions politiques. En fait, la situation qui se développait sous la supervision d’Israël avant Oslo n’était pas tenable sur le long terme. Israël avait désespérément besoin d’une forme de séparation, mais sans que celle-ci ne constitue une base pour un futur Etat palestinien, car Israël voyait toujours les territoires conquis en 1967 (Gaza et la Cisjordanie) comme essentiels au projet sioniste, à la fois stratégiquement et idéologiquement.     

L’approche d’Israël était donc, pour citer l’économiste israélienne Arie Arnon, « ni un ni deux ». Les Israélien.ne.s ne voulaient pas d’une solution à un seul Etat où Israélien.ne.s et Palestinien.ne.s feraient partie d’une entité politique unifiée, et iels ne voulaient pas non plus d’un Etat palestinien indépendant à côté d’Israël ; cela généra une vacillation permanente entre ces deux alternatives.  

En fin de compte, le processus d’Oslo a échoué, mais il faut quand même parler de certains de ses succès. Le principal est la confusion qu’il a provoqué dans la perception de la situation politique par la communauté internationale, qui s’est mise à croire à un soi-disant processus de paix et de construction étatique. Quelque chose de réel semblait se développer avec l’argent des contribuables occidentaux, alors qu’en réalité ce n’était qu’une restructuration de l’occupation israélienne. L’objectif était de créer une élite palestinienne cooptée et de placer les Palestinien.ne.s en-dehors de la responsabilité israélienne, même si, en réalité, Israël maintenait son contrôle des territoires supposés « autonomes ». L’Autorité Palestinienne devait administrer les services d’éducation et de santé des Palestinien.ne.s tout en leur servant d’interface avec l’Etat et l’armée israéliennes, c’est ainsi que le « problème palestinien », y compris dans sa dimension sécuritaire, devait être géré.   

Cette situation n’était pas dénuée de contradictions. La création d’une infrastructure double a peut-être séparé formellement les Palestinien.ne.s d’Israël en termes politiques, économiques et civils, créant l’illusion que les Palestinien.ne.s étaient en route vers la formation de leur propre Etat et donc ne relevaient plus de la responsabilité israélienne. Mais cet argument devint de moins en moins convaincant au fur et à mesure que le processus se bloquait. En 2012, le Fonds Monétaire International (FMI) reconnut que l’Autorité Palestinienne avait construit assez d’institutions pour être autonome dans sa capacité de gestion et de gouvernement de la population. Ce qui manquait était la souveraineté. Sans la souveraineté, la création de structures et d’institutions parallèles pour Israélien.ne.s et Palestinien.ne.s ressemblait de plus en plus à un apartheid, conçu pour subjuguer la population palestinienne grâce à différentes méthodes de répression, de contrôle et de surveillance dont certaines sont extrêmement brutales. La bande de Gaza subit un siège draconien et des campagnes Israéliennes intermittentes de « tonte de pelouse », où l’armée sioniste tente d’éliminer les efforts constants et répétés de résistance. Gaza a des moyens très limités d’autosuffisance à cause de la politique israélienne de dé-développement, de la pollution des sources d’eau, des surfaces territoriales limitées et de l’absence d’accès libre au monde extérieur. Cette situation continue indéfiniment, Israël se cachant derrière ses impératifs « sécuritaires » pour maintenir à Gaza une prison à ciel ouvert, surpeuplée et surpolluée, dans laquelle vivent plus de 2 millions de réfugié.e.s Palestinien.ne.s. 

Quand on commence à remettre en cause l’image d’elle-même qu’Israël essaie de projeter à l’international, on se rend compte tout de suite que toute la population palestinienne, du fleuve du Jourdain à la mer Méditerranée, existe sous une forme ou une autre de domination et de surveillance israélienne. Il devient alors de plus en plus convaincant de considérer Israël comme un Etat d’Apartheid. En effet, la plupart des organisations internationales des droits humains, y compris certaines organisations israéliennes, ont commencé à argumenter dans ce sens ces cinq dernières années. 

Ceci étant dit, les architectes israéliens et occidentaux du processus d’Oslo sont incapables de régler les problèmes politiques fondamentaux, malgré leurs solutions techniques et “l’éclatement” du peuple palestinien. Les Palestinien.ne.s d’aujourd’hui n’opposent pas moins de résistance à l’occupation et iels n’acceptent pas plus le colonialisme sioniste et l’Etat d’Israël. Iels se sentent trompé.e.s par le processus de paix et par la communauté internationale, et ne voient aucun gain concret émanant des accords d’Oslo ou du droit international. De plus, les trente dernières années ont vu des développements significatifs dans les domaines de l’économie, de la démographie et de l’éducation en faveur de la population palestinienne qui est toujours plus capable de porter ses revendications. Tout ceci constitue un vrai problème pour Israël.   

Sur le front économique, Israël continue ses politiques de dé-développement, malgré les prétentions des accords d’Oslo qui devaient favoriser une solution à deux Etats avec la mise en place de ministères et de sources de revenus palestiniens autonomes. Israël empêche activement l’émergence d’industries productives et le développement de liens économiques horizontaux entre différentes localités palestiniennes, ce qui pourrait générer des synergies et des surplus. Israël maintient les territoires palestiniens occupés dans une situation de dépendance, bloqués dans une situation de Bantoustan sud-africain et obligés d’importer les produits d’industries israéliennes non-compétitives, qui utilisent donc les territoires de l’Autorité Palestinienne comme débouché facile. Le système des check-points et des laisser-passer à l’intérieur des territoires occupés est aussi utilisé pour manipuler les élites palestiniennes et les différents acteurs économiques et politiques.    

On ne peut analyser la situation économique en faisant abstraction du contexte de la politique israélienne de fermeture : une infrastructure massive qui contrôle les mouvements en entrée et en sortie des îlots palestiniens isolés, qui constituent un archipel dans les territoires occupés. La dépendance économique palestinienne qui en résulte constitue un problème pour la communauté internationale, mais aussi pour Israël. Quand ils décident de mettre l’économie palestinienne à l’arrêt, ça a des conséquences aussi pour l’économie israélienne dans certains secteurs qui dépendent de la main-d’œuvre palestinienne comme l’agriculture et le BTP.

Anne : Quelles ont été les évolutions de la classe ouvrière palestinienne depuis le début du processus d’Oslo ?

Toufic : Les accords d’Oslo ont donné à Israël l’occasion de « sortir Gaza de Tel-Aviv », selon l’expression de l’ancien premier ministre israélien Yitzhak Rabin, et de se sortir de la première Intifada. Néanmoins, le Gaza créé par ce processus est un Gaza sans emplois, où les travailleur.e.s se sont retrouvé.e.s dépendant.e.s du financement extérieur du secteur public palestinien. En effet, aujourd’hui quelque 36% de la main-d’œuvre à Gaza est employée dans le secteur public – le double qu’en Cisjordanie. Le secteur public n’existait pas à cette échelle avant Oslo ; quelque vingt mille personnes travaillaient pour l’Administration Civile israélienne, qui gérait la Cisjordanie et Gaza avant Oslo. Y travailler était considéré politiquement suspect par les Palestinien.ne.s. Aujourd’hui, il y a environ 150 000 personnes qui travaillent dans le secteur public palestinien géré par l’Autorité palestinienne.

Anne : Quelles sont les racines de la crise politique actuelle provoquée par l’émergence de la droite religieuse en Israël ?

Toufic : L’élite israélienne traditionnellement ashkenaze et liée au mouvement sioniste travailliste, qui a amené les accords d’Oslo, a dominé la vie politique, économique et culturelle en Israël depuis la fondation de l’Etat5. Mais elle s’est créé de nombreux ennemis dans la société israélienne. Cette liste inclus non seulement les Palestinien.ne.s, mais aussi les Juif.ve.s religieux.s.es, que l’élite considère comme arriérés, ainsi que les Sépharades et les Mizrahi qui ne partagent pas la même histoire avec les Juif.ve.s originaires d’Europe de l’Est et centrale. Dans les années 1990, des membres de l’élite ashkénaze ont privatisé leurs kibbutzim pour aller acheter des propriétés à New York et Berlin et investir sur les marchés financiers avec un certain succès. Cependant, les milieux moins favorisés de la société israélienne comme les Mizrahi et les Juif.ve.s orthodoxes augmentaient en nombre. Cette section de la population a plus d’interaction avec les populations palestiniennes puisqu’elles vivent dans des colonies et à la marge de zones palestiniennes car ce sont les endroits les moins chers. Il y a une longue histoire de discrimination contre ces sections de la population juive au nom de la « modernité » et de la création d’un Etat juif homogène. L’élite ashkénaze, qui est généralement laïque et peu observante des pratiques religieuses juives, a fait preuve de racisme envers les pratiques des Juif.ve.s non-européen.ne.s, allant jusqu’à reprendre à son compte des caricatures antisémites des Juif.ve.s orthodoxes.   

Alors même que l’élite ashkenaze du mouvement sioniste travailliste récoltait les fruits de son projet colonial, son poids démographique diminuait. On a vu par la suite l’émergence de tendances sociales et politiques d’inspirations diverses, mais avec des griefs contre l’élite ashkénaze et une vision bien à elle d’Israël en tant qu’Etat juif. Ces forces ont fini par se coaliser autour du Likoud et de son sionisme révisionniste qui favorisait une ligne politique plus orientée vers le suprémacisme juif. Cette ligne n’intégrait pas de programme libéral-démocratique et ne voyait pas le besoin d’une façade libérale pour le projet sioniste.  

Cette coalition de droite est désormais assez grande et forte pour asseoir son influence sur l’État, essayant de le réorganiser et de reconfigurer ses institutions et défiant les bastions de la vieille élite comme la cour suprême et les grands médias. Ce processus se développe depuis longtemps mais semble désormais avoir atteint un point de bascule, de sorte que ses réformes pourraient avoir un caractère irréversible. Les conséquences seraient importantes pour la société israélienne mais aussi pour la société palestinienne.

Anne : En quoi consiste cette vision ? Parles-tu de compléter la Nakba et de se débarrasser de la population palestinienne ?

Toufic : Je pense que ça va dans cette direction. Du point de vue de ces forces politiques, les Israélien.ne.s doivent se considérer maîtres de tout le territoire et assez puissant.e.s pour rejeter toute forme de compromis politique avec le peuple palestinien. Elles ne comprennent pas pourquoi Israël aurait eu besoin du processus d’Oslo. La tradition sioniste travailliste savait être pragmatiste, en particulier dans un contexte politique régional et international complexe. A la différence de ces tendances nouvelles qui sont insensibles au libéralisme et se sentent même opprimées par le libéralisme. Elles revendiquent de contrôler tous les territoires. 

Leur vision est d’étendre la colonisation juive des territoires palestiniens occupés et de traiter les Palestinien.ne.s de l’intérieur de la ligne verte (pendant longtemps appelé.e.s officiellement les « Israélien.ne.s arabes » pour tenter de mettre en valeur leur supposée intégration dans la société israélienne) de la même façon que les Palestinien.ne.s de Gaza et de Cisjordanie. Bezalel Smotrich, avant de devenir ministre des finances en 2022, avait fondé des organisations en Israël pour permettre aux Juif.ve.s d’espionner et de dénoncer des activités de construction « illégales » de logements parmi les Palestinien.ne.s d’Israël6. Sa vision est celle d’une lutte démographique et territoriale se déroulant sur un seul territoire qui vise également les citoyen.ne.s israélien.ne.s d’origine palestinienne. Il y a aussi une bataille plus spirituelle. Le ministre actuel de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gevir, s’est rendu par deux fois à la mosquée Al-Aqsa pour mettre en scène la souveraineté israélienne sur le lieu, ce qui est une provocation non seulement pour les Palestinien.ne.s, mais aussi pour 1,8 milliards de Musulman.e.s de par le monde. Des centaines de colons et de sionistes fanatiques paradent à Al-Aqsa tous les jours pour essayer de provoquer des incidents qui pourraient justifier la partition de l’enceinte de la mosquée. Des ministres du Likoud ont déjà inscrit la partition de la mosquée à leur agenda.  

Ce monstre est né du processus d’Oslo. L’objectif est de coloniser ce qui reste des territoires palestiniens, brisant ainsi les revendications palestiniennes pour se débarrasser des Palestinien.ne.s en tant que peuple et de la « cause nationale ». Ils sont prêts à aller jusqu’à l’expulsion physique. L’incarnation précédente du sionisme était horrible et a mené de nombreuses campagnes de purification ethnique contre les Palestinien.ne.s. Mais le caractère de ces nouvelles forces politiques, qui ont émergé au sein et par celle qui les a précédé, est dominé par le suprémacisme juif. Ces forces travaillent dur pour s’emparer de l’Etat israélien, qui est l’outil de distribution des fruits de la conquête sioniste parmi la population coloniale israélienne. Elles veulent se débarrasser de la façade libérale qui atténuait jusque-là l’horreur de la colonisation de la Palestine, et donnaient une certaine nuance aux structures de gouvernance du projet complexe qu’est Israël. Elles veulent se débarrasser des Palestinien.ne.s, prendre ce qui leur reste de terre et imprimer leur pouvoir sur le monde arabe et le Moyen-Orient.

Anne : Est-ce qu’on peut dire que Smotrich, Ben-Gvir et compagnie ne veulent pas de l’Apartheid mais plutôt d’une conquête ?

Toufic : L’apartheid était et reste la solution temporaire de gestion du mouvement sioniste qu’Israël était forcé d’ériger en réponse aux dilemmes que j’ai exposés ci-dessus. Cependant, la durabilité de cette solution est discutable au vu des tendances démographiques et politiques de long terme. Ces tendances ne semblent pas favorables au projet sioniste. Personne ne connaît les chiffres exacts, mais il semblerait que les Juif.ve.s constituent déjà une minorité de la population entre la Méditerranée et le Jourdain. De plus, la migration juive vers Israël a ses limites ; il y a aujourd’hui peu de Juif.ve.s dans le monde qui sont prêt.e.s à venir vivre en Israël. Tout ça nous mène à nous demander si l’Apartheid n’est pas une solution temporaire avant d’entreprendre une autre tentative de nettoyage ethnique. Entretemps, les sionistes rendent la vie palestinienne infernale pour essayer d’encourager l’émigration et une dissolution de l’identité nationale palestinienne et de la capacité du peuple à s’organiser pour sa libération. 

Il faut ici mettre en valeur la contribution de la « communauté internationale » au processus d’Oslo, qui s’est constamment rangée du côté d’Israël et a dénoncé les Palestinien.ne.s en les présentant comme le problème. Le retour de bâton est que cette focalisation exclusive sur la gestion, la subordination et l’écrasement des Palestinien.ne.s a nourri un nouveau monstre israélien. Je ne veux absolument pas absoudre le sionisme travailliste – après tout, il est à l’origine de tous ces problèmes, et n’a agit qu’en tant qu’extension d’un projet impérialiste occidental au Moyen-Orient. Mais on ne peut pas nier que ce qui a émergé est une version plus virulente encore du sionisme. Ce sionisme contemporain n’essaie pas de cacher son suprémacisme anti-palestinien, et fait même appel au racisme biologique sans hésiter à l’utiliser contre des personnes qui s’identifient comme juif.ve.s. 

Anne : Quel est ton analyse de l’Intifada de 2021 en tant que modèle de résistance palestinienne unifiée du Jourdain à la mer méditerranée ? Elle n’avait clairement pas de direction politique unifiée, mais l’unité était mise en valeur au niveau des slogans et de certaines formes de lutte.

Toufic : La grève générale de Mai 2021 n’a pas vraiment eu l’opportunité de se développer au-delà de sa forme initiale. Elle s’est déclenchée à la fin du soulèvement de Jérusalem, qui a commencé dans le quartier de Sheikh Jarrah et s’est propagé dans la vieille ville, à Al-Aqsa et enfin à Gaza. Comme Jérusalem risquait de mettre le feu aux poudres dans le monde arabe, les Etats-Unis sont intervenus pour mettre un coup d’arrêt aux plans de colonisation à Sheikh Jarrah7. Les US n’allaient pas risquer leur empire et leur influence dans la région pour que quelques colons radicaux puissent s’implanter dans un quartier de Jérusalem. Cependant, du point de vue palestinien, ces évènements n’ont pas duré assez longtemps pour générer un nouvel élan politique, même si l’expérience a donné un aperçu de ce qui était possible.

Il est important de reconnaître que la grève générale s’est déroulé dans un contexte de convergence des conditions d’existence des Palestinien.ne.s sous le joug colonial israélien. Cette convergence concerne même les citoyen.ne.s palestinien.ne.s d’Israël. Par exemple la loi dite Etat-Nation de 2018 énonce clairement que le droit à l’autodétermination ne concerne que les Juif.ve.s en Israël, reléguant ainsi constitutionnellement les Palestinien.ne.s au rang de citoyen.ne.s de second rang, même en tant que citoyen.ne.s israélien.ne.s. Au vu de l’assertion par Israël d’un suprémacisme juif institutionnalisé sous différentes formes, en particulier la forme d’extrême-droite qui a le vent en poupe, il est naturel que les Palestinien.ne.s veuillent reconnecter leur lutte au-delà des frontières qui leur ont été imposées ces 75 dernières années. Ce phénomène commence à se manifester à travers le découpage créé par Israël : Gaza, la Cisjordanie, la Palestine de 1948 et Jérusalem8. Mais les moyens différents qu’Israël utilise pour gérer chaque section de la population palestinienne et les droits différents dont ces dernières jouissent, déterminent à leur tour les dynamiques de la lutte et compliquent l’émergence de stratégies et de tactiques unifiées. 

Les tendances générales iront certainement dans le sens de la convergence des intérêts palestiniens, et avant tout l’intérêt de la résistance à la nature agressive du sionisme contemporain car ce dernier n’est pas près de disparaître. Israël est engagé dans des assauts frontaux racistes et colonialistes contre les Palestinien.ne.s. L’éclatement territorial de ces dernièr.e.s a favorisé la fragmentation des forces de résistance. Cela n’empêche pas de manière absolue la possibilité d’une résistance unifiée à travers des grèves et des rébellions généralisées, mais ça demanderait une préparation politique bien plus significative et dépendrait aussi de l’action de nos alliés régionaux et internationaux. De plus, à ce stade, l’arme de la grève n’est pas suffisante car l’organisation des travailleur.eus.e.s arabes a un effet limité sur l’économie israélienne. C’est une des conséquences de la restructuration de l’occupation et du projet colonial israélien après les accords d’Oslo. 

Dans ce contexte, où quelque chose de nouveau est envisageable mais n’est pas encore né, on ne peut ignorer la question des institutions et des organisations politiques existantes. La société palestinienne n’est pas un désert. Nous avons un écosystème riche de résistance civile, politique et militaire. Des transformations ont lieu dans la société palestinienne dans un contexte historique déterminé, avec des dynamiques de résistance qui évoluent. Cela se fait en partie en réponse aux réactions israéliennes aux différentes formes de résistance. La résistance armée est la plus aboutie dans la bande de Gaza, où il existe une infrastructure militaire et économique bien développée. Il y a moins d’organisation armée en Cisjordanie, mais on y trouve des conditions tout aussi explosives qui continuent de susciter de la résistance, y compris par les armes. 

Les accords d’Oslo ont enregistré quelques succès superficiels, dans la restructuration de l’occupation, la gestion du problème palestinien tout en embrouillant l’opinion internationale quant à la nature du projet colonial. Mais ce sont des victoires chimériques pour Israël et l’Occident ; elles dépendent d’un charcutage permanent de la carte, d’un usage sans fin de la force et d’une dépendance constante envers le financement international. Oslo n’a généré aucun consensus politique parmi les Palestinien.ne.s ou leurs dirigeant.e.s. En effet, Israël et l’Occident ont obtenu d’Oslo deux directions politiques palestiniennes : l’OLP qui a une certaine légitimité internationale (avec 140 pays qui reconnaissent l’Autorité Palestinienne en tant qu’Etat) et qui continue de revendiquer les droits palestiniens sur la scène mondiale, et la direction du Hamas à Gaza qui investit dans des solutions militaires pour faire avancer la cause de la libération nationale. Evidemment, cette direction divisée cause de nombreux problèmes en plus de l’absence de démocratie. Mais Israël ne veut en vérité d’aucune de ces deux directions ; elle n’a pas vraiment de solution pour les gérer et les contrôler malgré un rapport de force qui lui est extrêmement favorable.  

Aujourd’hui, la dynamique sur le terrain en Cisjordanie et à Jérusalem ressemble fortement à une Intifada au ralenti, avec des attaques quasi-quotidiennes contre des colons ou des soldats depuis un an. Ces actions sont entreprises par des forces sociales non organisées plutôt que par des factions politiques. Par exemple, on a récemment vu un homme de 40 ans utiliser sa voiture contre un barrage de l’armée israélienne tuant un soldat et en blessant cinq autres. Il avait cinq enfants et venait d’un village près de Ramallah. Ça montre le type de personnes qui sont amenées à résister, et Israël n’a pas de parade claire à ce type de résistance. Ils n’ont pas de réponse au « loup solitaire » – le/la Palestinien.ne privé.e de ses droits qui est constamment généré par la situation politique. Parfois, même des gens avec des permis de travailler en Israël peuvent exécuter de telles attaques. Il y a beaucoup d’armes « illégales » chez les Palestinien.ne.s et il y a certainement assez de colère, de volonté de se battre et de conscience politique. Qu’est-ce qui se passerait si les factions organisées de la résistance s’inséraient plus directement dans ce processus, en fournissant des formations et des armes plus efficaces ?  

Une dynamique militaire sérieuse a émergé à Gaza. Au vu du temps passé, des efforts et des ressources investis, il ne faudrait pas la sous-estimer. Les mouvements de résistance militaire à Gaza ont connu certaines réussites modestes mais significatives comme l’échange de prisonnièr.e.s qui a permis de libérer 1200 Palestinien.ne.s condamné.es à un total de 25.000 ans de condamnation. C’est un succès majeur qui était impensable avant les accords d’Oslo. Evidemment, les victoires n’ont pas lieu tous les jours et la lutte armée est une forme élitiste de résistance qui n’est pas sans problèmes. Mais elle prive Israël de la totale liberté de manœuvre militaire dont il jouissait. Malgré des ressources extrêmement limitées, Gaza a montré qu’elle était capable de tirer des centaines de roquettes contre Israël, visant notamment des infrastructures-clés comme des aéroports ou des bases militaires. Israël n’a pas réussi à régler ce problème malgré le « dôme de fer », son système de défense anti-roquette.   

Il faut donc reconnaître une accumulation significative d’expériences et de dynamiques de la résistance palestinienne sous toutes ses formes. Cet acquis ne va pas disparaître. La résistance semble prête à explorer tous les moyens de mieux comprendre son ennemi pour l’attaquer sur ses points faibles. Malgré sa toute-puissance militaire, Israël est vulnérable. N’oublions pas que les colons israéliens vivent très près des Palestinien.ne.s en Cisjordanie et que l’entreprise coloniale est très coûteuse du point de vue de l’Etat. Une colonie en Cisjordanie n’est pas un endroit attirant pour des personnes qui ont des familles et qui n’ont pas un très haut degré de motivation idéologique.  

Ces dilemmes sont importants à cause des schismes qui traversent la population juive d’Israël. Ces divisions remettent en cause l’organisation économique et politique de l’Etat, remodèlent sa vie institutionnelle et les identités des Israélien.ne.s. On a déjà vu des réservistes de l’armée s’associer ouvertement à l’opposition anti-Netanyahu et menacer de boycotter l’armée s’il faisait passer son « coup judiciaire » contre la cour suprême. 

Ces événements sont significatifs car l’armée est la pierre angulaire d’Israël ; un aspect fondamental du soutien occidental au sionisme, à la fois avant la fondation de l’Etat en 1948 et depuis, est d’assurer à Israël une armée forte. L’occident voulait créer un Etat spartiate qui soit capable de mater tous les Etats régionaux. Il a garanti « l’avantage militaire qualitatif » d’Israël contre les autres puissances du Moyen-Orient car il n’a pas d’autre allié fiable et stable dans la région ; l’Europe et les USA entretiennent leur influence en maintenant la région dans un état de désorganisation, gouverné par des dictateurs sous les yeux du veilleur de nuit Israélien.   

On verra comment la résistance palestinienne évolue et si elle parvient à trouver des moyens d’exacerber directement ou indirectement les fissures sociales et politiques qui traversent la société israélienne. Cela aurait nécessairement des conséquences sur l’armée israélienne elle-même. L’opposition palestinienne va dans cette direction. Même s’il y a le potentiel de créer du lien avec des campagnes régionales ou internationales, la priorité n’est pas là pour le moment. Tenter d’organiser la résistance sous l’occupation est déjà assez compliqué, et d’autres régions du monde passent clairement par des périodes de transition ou de désorganisation, il n’est donc pas évident de savoir quels liens peuvent être créés ni avec qui. 

La majorité des formations politiques et des organisations de résistance dans les territoires palestiniens occupés se préoccupent de garder les Palestinien.ne.s ancré.e.s sur leur terre au sein de communautés organisées et politiquement conscientes. Elles veulent lever les ressources nécessaires pour résister aux colons et à l’armée sans pour autant escalader la crise à un niveau où une expulsion de masse deviendrait possible. Je dirais que même l’OLP est investie dans ce projet, même si sa manière de procéder est indirecte et bureaucratique car elle souhaite garder toutes les ficelles en main. 

Tout ceci fait que l’unification de la lutte à travers les fractures de la société palestinienne aura probablement lieu sous la table plutôt que de manière ouverte car les différences structurelles de dynamiques qui séparent et fragmentent les Palestinien.ne.s sont toujours aussi omniprésentes. Les opportunités pour une lutte collective contre notre ennemi commun sont rares. Les gens se sentent tout le temps sur la défensive. Israël apparaît comme ayant l’initiative car elle est justement la puissance coloniale. 

Cependant, la crise politique en Israël provoque une usure significative dans la société et fait reculer la perception d’une identité nationale unie. Environ 28% de la population juive israélienne envisage d’émigrer. Côté militaire, la supériorité aérienne israélienne est son avantage principal sur les Palestinien.ne.s et les armées arabes en général. Pourtant, nous avons vu des pilotes de l’armée de l’air parler de refus de servir dans l’armée. Les pilotes viennent principalement des sections ashkénazes privilégiées de la population. Donc certains aspects du conflit politique et ethnique parmi les Juif.ve.s israélien.ne.s sont en train de toucher l’armée y compris dans ses éléments stratégiques.  

Si cette tendance se confirme sur la durée, on pourrait voir une émigration juive significative, l’affaiblissement de secteurs de l’économie israélienne, une réduction des investissements internationaux et la réaffirmation d’Israël comme pariah sur la scène mondiale. Il y a déjà des rumeurs sur une fuite de capitaux du secteur des hautes technologies, même si cela dépend aussi en fin de compte de la dynamique mondiale du capitalisme. Beaucoup dépendra aussi de la manière dont la communauté internationale décidera de traiter Israël. Alors que les relations internationales évoluent vers une nouvelle guerre froide après la crise financière de 2007 et la pandémie Covid, reste à voir comment le conflit israélo-palestinien sera affecté. Il y a à la fois des signes encourageants et décourageants. 

Il faut aussi mettre en lumière les dangers qui émergent de cette situation. C’est un spectacle d’horreur. On a au gouvernement des gens racistes, très violents et à tendance fasciste qui sont ivres de pouvoir. Ironie du sort, ils sont restreints par l’héritage historique des accords d’Oslo et par la machine militaire et la classe des officiers qui supervisent les interactions avec les Palestinien.ne.s. Pour l’instant, ces forces sociales établies ainsi que la communauté internationale restent investis dans le statu quo d’Oslo qui est la seule solution à leurs dilemmes. Mais des problèmes émergent de tous les côtés, à la fois dans la société israélienne et la société palestinienne. Des formations politiques israéliennes émergentes pensent qu’il existe des alternatives au paradigme d’Oslo et qu’elles devraient être potentiellement mises en œuvre. Cela inclus une déclaration franche d’apartheid suprémaciste juif, l’annexion totale des territoires palestiniens occupés et le nettoyage ethnique de celleux qui résistent. L’armée n’est pour l’instant pas d’accord, et les alliés politiques traditionnels d’Israël aux USA et en Europe ne le sont pas non plus. Netanyahou est le médiateur de ces tensions alors qu’il joue lui-même sa survie politique. 

La situation est imprévisible et instable, et les acteurs politiques solidaires de la Palestine doivent le comprendre. Mais cette même situation crée aussi de réelles opportunités pour construire de nouvelles formes de conscience politique. Des campagnes peuvent mettre en lumière la situation horrible sur le terrain mais aussi les aspirations et l’endurance remarquable de la lutte palestinienne. Les militant.e.s des pays occidentaux doivent poser des questions et remettre en cause le financement de ce statu quo par l’argent de leurs impôts, en particulier l’aide militaire qui sponsorise un projet colonial ouvertement raciste, homophobe, suprémaciste juif qui prône et pratique le nettoyage ethnique. 


À la croisée des chemins : la grande crise de l’Israël fantasmé

Ilan Pappé a été interviewé par Donny Gluckstein, historien et auteur de nombreux livres sur l’histoire du fascisme et du mouvement ouvrier.

Donny : Est-ce que le mouvement de protestation actuel parmi la population juive israélienne est comparable avec les mouvements du passé ?

Ilan : Par bien des aspects, ce mouvement est sans précédent. Il fait écho à certaines des manifestations qui ont eu lieu en 2011 dans le cadre de ce qui a été appelé la “révolution sociale” qui était une réaction à la vie chère, mais il est sans précédent du fait de sa longévité et de la gravité des enjeux qui sont posés. Il a le potentiel pour se transformer en guerre civile ou en confrontation directe entre deux sociétés juives israéliennes qui diffèrent sur la nature de l’État et son orientation future – et nous n’en sommes qu’à la première phase de ce conflit. Même à ce stade, rien dans l’histoire israélienne n’est vraiment comparable.

Donny : Quelle est la source de ce mouvement et qu’est-ce qui explique son échelle et sa durée dans le temps ?

Ilan : Le mouvement est composé de juif.ves israélien.nes qui étaient satisfaits du type d’Israël qu’iels avaient contribué à construire depuis la création de l’État en 1948. À bien des égards, l’État sioniste est essentiellement un État d’apartheid, tant dans la manière dont il fonctionne en Israël même que dans la manière dont il gouverne la Cisjordanie – ainsi que, par le passé, la bande de Gaza. Il s’agit de la “démocratie” juive séculaire et suprémaciste, dans laquelle la ville libérale de Tel Aviv coexistait avec la ville traditionnelle et religieuse de Jérusalem. Bien que cette situation de “vivre et laisser vivre” au sein de la société israélienne ne soit pas facile, il n’y avait pas de réel désaccord concernant l’oppression des Palestinien.nes en Israël, en Cisjordanie occupée ou dans la bande de Gaza assiégée. 

Quoi qu’il en soit, à côté de ce cet Israël – que j’appelle “l’Israël fantasmé”, car son image de soi et son image extérieure se réclament toujours d’une apparence de société démocratique et civilisée – un autre État juif a émergé. Il s’agit de l’État colon, que j’appelle “l’État Judée”, dont le traitement qu’il a réservé aux Palestinien.nes n’a jamais dérangé l’Israël fantasmé9. Cependant, lorsque la Judée a empiété sur l’Israël fantasmé, ce dernier a été terrifié à l’idée que l’État se transforme en théocratie. L’État de Judée a sa propre conception des questions de genre, des droits LGBT+, du système judiciaire et de la sphère publique. Ces conceptions ne sont pas si différentes de celles de certains mouvements fondamentalistes islamiques ou de la manière dont des pays comme l’Iran contrôlent l’espace public et les droits humains. 

Les masses israéliennes qui ont protesté chaque semaine pensent que ce n’est que par des manifestations qu’elles pourront empêcher l’État de Judée de prendre le contrôle sur l’Israël fantasmé. Elles sont soutenues par une partie de l’élite israélienne – les services de sécurité, la grande industrie, les entreprises de haute technologie et les institutions financières – qui pensent également que l’État de Judée signifierait pour eux des pertes économiques intolérables. Concernant l’armée, la possibilité d’inculpations pour crimes de guerre se profile si la communauté internationale vient à considérer le système judiciaire israélien comme inadapté.

Donny : Quelles sont les forces et les limites de ce mouvement ? Dans quelle mesure constitue-t-il une menace sérieuse pour Netanyahou ?

Ilan : C’est très compliqué de juger de cela car l’assemblée israélienne est actuellement en congés jusqu’au mois de septembre10. Si Netanyahou renonce à la réforme judiciaire et parvient à un accord sur la question de l’exemption du service militaire pour les juif.ves orthodoxes, le mouvement pourrait considérer qu’il a remporté la partie, et il y aura un peu de calme avant qu’un nouveau conflit inévitable n’éclate. Toutefois, s’il se poursuit, le danger n’est pas uniquement pour Netanyahou. La menace est plutôt celle d’une implosion de l’État de l’intérieur. 

Sans être trop prophétique, je pense que cela arrivera quoi qu’il arrive, tôt ou tard. Le sionisme, du moins jusqu’à présent, a surmonté la question de la “Palestine” par un recours incroyable et sans pitié à la force, et il pourra continuer à le faire aussi longtemps que les mondes arabe et musulman resteront indifférents au sort des Palestinien.nes. Toutefois, le recours à la force ne parviendra pas à résoudre le paradoxe fondamental du sionisme: l’affirmation que le judaïsme constitue une identité nationale, mais pas une identité qui contredit les valeurs de la démocratie et du libéralisme. Cette contradiction interne est insoluble pour n’importe quelle religion, et le judaïsme ne fait pas exception. Il n’existe pas de juste milieu entre théocratie et démocratie (en laissant de côté, pour les besoins de l’argumentation, les Palestien.nes pour un moment). Par conséquent, dans cette bataille, il peut y avoir des périodes de trêve, mais le conflit qui se joue est en fin de compte un jeu à somme nulle.

Bien entendu, il existe un moyen pour sortir de l’impasse, à savoir qu’Israël et la Palestine trouvent leur place à l’intérieur du monde arabe, qui devra construire ses propres modèles politiques à l’avenir. Il ne s’agira pas de modèles démocratiques libéraux occidentaux, mais, espérons-le, de systèmes politiques plus justes sur le plan économique et social, fondés sur des structures étatiques souples, multireligieuses et multiculturelles, avec une relation compliquée mais viable entre la tradition et la modernité, la laïcité et la religion. Toutefois, la revendication d’être une île juive appartenant à l’Occident au milieu du monde arabe ne peut pas permettre de résoudre les problèmes fondamentaux de la société israélienne. 

À ce titre, la gauche israélienne, qui n’existe quasiment plus, a totalement manqué les importantes discussions à l’intérieur de la gauche arabe sur le futur de la région. Ces discussions émergent d’une évaluation autocritique des erreurs commises par la gauche dans le passé, qui ont résulté de son attitude condescendante envers la tradition et la religion. En même temps, elles s’inscrivent dans la recherche d’une fusion future des valeurs universelles socialistes mettant à l’honneur tant les identités et les droits collectifs que le respect du passé et des civilisations historiques. Quoique ces discussions puissent apparaître déconnectées de la situation lamentable dans beaucoup de pays arabes, elles auront une influence sur ce que l’on peut définir comme les prochaines étapes de la révolution dans le monde arabe, que l’on a appelé à tort le “Printemps arabe”. L’absence de ce débat des juif.ves arabes d’Israël, qui votent massivement pour la droite israélienne et Netanyahou, est particulièrement tragique du fait de leur importance démographique et du rôle prépondérant qu’iels occupaient dans le monde arabe avant 1948. 

Donny: Quel est selon toi le résultat probable de ce conflit ?

Ilan: Je pense que l’État de Judée en sortira finalement vainqueur, ce qui ouvrira une opportunité historique unique pour les Palestinien.nes. La légitimité internationale dont a bénéficié Israël ne survivrait pas à l’État de Judée. Il est vrai que ce dernier possède ses propres alliés comme Donald Trump aux États-Unis, Viktor Orbán en Hongrie et une grande partie de l’extrême-droite en Europe, ainsi que l’Inde de Narendra Modi, mais cela ne fera que retarder, plutôt qu’empêcher la transformation d’Israël en un État paria. 

Un petit avertissement, cependant – il ne s’agit pas d’une prédiction pour demain ou après-demain. Il ne s’agit pas d’un processus linéaire. Il pourrait encore y avoir un retour de bâton contre Netanyahou et en faveur de l’Israël fantasmé lors des prochaines élections. Néanmoins, ce ne sera qu’un changement d’orientation temporaire, et qui de mon point de vue, ne sera pas durable.

Donny: Quelle est la portée du mouvement de protestation actuel pour la lutte en faveur des droits des Palestien.nes ?

Ilan : Malheureusement, ce mouvement n’a rien à voir avec les droits des Palestinien.nes. En fait, celleux qui manifestent pour sauver l’Israël fantasmé ont demandé aux Palestinien.nes de s’abstenir d’y prendre part et se gardent bien de mentionner “l’occupation”, souhaitant plutôt construire un large consensus parmi les israélien.nes juif.ves. 

Toutefois, le mouvement de protestation ébranle l’État de l’intérieur. On assiste à une “fuite des cerveaux”, à un auto-désinvestissement des institutions financières, et à un refus croissant de servir dans l’armée de la part des réservistes des unités d’élite et de l’armée de l’air. Tout cela met en évidence le manque total de cohésion sociale. À un moment donné, cela ouvrira une opportunité historique pour les Palestinien.nes – si, d’ici là, iels disposent d’un véritable mouvement national, uni, bien représenté et doté d’une vision claire de l’avenir.

Donny : Quels conseils donnerais-tu aux soutiens de la Palestine ?

Ilan: L’enjeu le plus important est de réfuter la représentation erronée de ce mouvement de protestation comme un signe démontrant à quel point Israël serait toujours une démocratie. Nous devons mettre en évidence la persistence du consensus israélien sur l’oppression des Palestinien.nes. C’est un antidote important à la désinformation des médias occidentaux qui couvrent les événements en Israël. Mis à part cela, en tant que mouvement de solidarité, nous ne pouvons pas dire aux Palestinien.nes quoi faire, mais nous pouvons tout de même encourager une vision claire de la Palestine – une vision plus unie qui nous orienterait toutes et tous vers la libération.

Traduit par A2C
  1. Le ministre israélien du travail, Yigal Allon, a présenté un plan au conseil des ministres israélien immédiatement après la guerre de 1967 et la prise de contrôle de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et du plateau du Golan. Il y proposait la colonisation et l’annexion de vastes sections des terres palestiniennes occupées. (Cette note et les suivantes ont été ajoutées par la rédaction).
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  2. En 1967, la conquête des territoires occupés a laissé des millions de Palestinien.ne.s sous l’autorité directe d’Israël. Cela a créé un dilemme pour la classe dirigeante israélienne (à l’époque composée en grande partie de juifs ashkénazes). Les dirigeant.e.s israélien.ne.s affirmaient qu’Israël était une « démocratie », alors que l’État avait été créé par l’expulsion massive de centaines de milliers de Palestinien.nes en 1948. L’intégration en Israël des Palestinien.ne.s des territoires occupés en tant que citoyen.ne.s aboutirait, à terme, selon eux, à une majorité palestinienne et à l’effacement du “caractère juif » de l’État israélien.
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  3. La première Intifada était un soulèvement populaire contre l’occupation israélienne. Elle a débuté à Gaza en décembre 1987 et s’est étendue à l’ensemble du territoire palestinien occupé.
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  4. Les « Bantoustans » étaient des régions de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, censées constituer des foyers autonomes pour les Noir.e.s.
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  5. Les Juif.ve.s ashkénazes sont des descendant.e.s des populations juives d’Europe centrale et orientale. Les Juif.ve.s mizrahi descendent des communautés juives du Moyen-Orient. Les Juif.ve.s séfarades sont les descendants des Juif.ve.s expulsé.e.s par la Couronne espagnole après la conquête des États musulmans de la péninsule ibérique au XVe siècle.
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  6. La biographie officielle de Smotrich vante son rôle de cofondateur de Regavim, un mouvement pro-colons qui intente des procès contre des constructions prétendument « illégales » de Palestinien.ne.s en Israël et en Cisjordanie. Son objectif est la dépossession des Palestinien.ne.s. Parmi les cibles récentes de Regavim figure l’école primaire de Jubbet ad-Dib en Cisjordanie, qui a été démolie par les autorités israéliennes en mai 2023 (voir https://menasolidaritynetwork.com/2023/05/31/right-wing-israeli-settler-movement-pushed-for-demolition-of-palestinian-primary-school).
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  7. Sheikh Jarrah est un quartier palestinien de Jérusalem où les familles palestiniennes sont victimes de harcèlement et de tentatives d’expulsion de la part des colons israéliens depuis des décennies. En 2021, les mobilisations des Palestinien.ne.s contre la tentative d’expulsion de huit familles palestiniennes ont déclenché une grève générale et des mobilisations de masse dans toute la Palestine historique. Pour un compte rendu, voir l’article en anglais d’Anne Alexander  à l’adresse suivante : https://isj.org.uk/ending-apartheid.
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  8. Le terme « Palestine de 48 » fait référence à la partie de la Palestine historique qui se trouve aujourd’hui à l’intérieur des frontières officielles de l’État d’Israël.
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  9. La “Judée-Samarie” est le terme biblique qu’Israël utilise pour désigner la Cisjordanie. Ben-Gvir a récemment déclaré, “Mon droit, et le droit de ma femme et de mes enfants, de circuler en Judée et Samarie, est plus important que la liberté de circulation des Arabes”.
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  10. Cette interview a été réalisée à la fin du mois d’août.
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