Vous avez dit grève générale ?

Débats stratégiques

Retour sur le mouvement de cet hiver

Lors du mouvement des retraites de l’hiver dernier, les appels à la grève générale se sont multipliés, avec rencontres, coordinations nationales et invitations au « tous ensemble et en même temps ». Souvent initiés par des organisations ou fractions de la gauche anticapitaliste, ces appels ont critiqué l’absence d’un « plan de bataille » de la part des directions syndicales et ont voulu fournir une direction alternative au mouvement. Cet article vise à revenir sur certains des débats qui ont animé l’hiver 2020 et à mettre en avant une vision alternative de la grève de masse.

Comment se construit une grève ?

La grève à la RATP a été construite par un effort patient et sans relâche de débat, de persuasion et d’organisation avec des travailleur.e.s qui ressentaient de plus en plus d’amertume quant à la dégradation progressive de leurs conditions de travail et l’ouverture à la concurrence. L’annonce de la réforme de leurs régimes spéciaux a été la goutte qui a fait déborder le vase. Le travail patient par en bas des militant.e.s de a trouvé une attache, un terrain fertilisé par les luttes politiques de ces dernières années. 

Pour beaucoup à gauche, la force des cheminot.e.s de la SNCF était minée par la longue grève perlée du printemps 2018 qui s’est soldée par une défaite. Cet automne-là a vu la naissance des gilets jaunes, l’explosion d’une colère généralisée qui avait longtemps couvé contre la pauvreté, la précarité et l’arrogance des puissants.

En octobre 2019, lorsqu’un déraillement a laissé un conducteur blessé obligé de s’assurer seul de la sécurité de son train et de ses passagers, les tensions latentes à la SNCF ont émergé à nouveau : une grève massive, soudaine et illégale de conducteurs et conductrices sous couvert de droit de retrait a paralysé le trafic. Moins d’un mois plus tard, une grève pour des questions de salaires et de jours de congé a pris les chefs d’un centre d’entretien SNCF de Châtillon à l’improviste et s’est étendue comme une traînée de poudre à d’autres centres de la région parisienne. Enfin, le 5 décembre 2019 amorça ce qui devint la plus longue grève reconductible de l’histoire de la SNCF. 

Il y a beaucoup d’histoires similaires dans l’éducation, la santé, l’enseignement supérieur et même le secteur privé, et qui nous apprennent une leçon importante :  qu’elle soit « isolée » ou « de masse », politique ou purement économique, la grève ne peut être simplement conçue comme une réponse à un appel extérieur, à un plan de bataille. La grève est le résultat d’un processus organique d’organisation et de persuasion par en bas, souvent imperceptible, et le succès de la mobilisation devient lui-même une cause de son renforcement. La grève est un symptôme soudain d’une colère sociale plus large, et avant tout du sentiment de confiance des travailleur·ses.

« Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une ‘action’ politique linéaire exécutée avec prudence et selon un plan décidé par les instances suprêmes des syndicats, nous voyons, écrivait Rosa Luxembourg, un fragment de vie réelle fait de chair et de sang qu’on ne peut arracher du milieu révolutionnaire. »1https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve4.htm

Grève de masse, parti et syndicat, de Rosa Luxembourg, 1906.

Quand il devint clair que Macron n’allait pas reculer et que la grève ne s’étendait plus, les grévistes de la RATP, comme celleux de la SNCF avant elleux, ont décidé démocratiquement de stopper leur mouvement début février, après huit semaines héroïques. C’est pourtant à ce moment de retrait que se sont multipliés les appels par la Coordination RATP-SNCF et par une « assemblée des interpros » autoproclamée à des rencontres nationales pour préparer la grève générale ! Le point de convergence essentiel entre ces appels rivaux était leur analyse de la séquence qui mettait l’absence de grève générale sur le compte du manque d’audace des directions syndicales ; il suffirait donc de monter un centre de coordination alternatif pour appuyer sur ce fameux bouton rouge qui allait bloquer le pays. 

Un plan de bataille ? 

Il est très tentant d’oublier pourquoi on est « entré en bataille en ordre dispersé de nos secteurs respectifs »2https://www.revolutionpermanente.fr/Appel-a-une-rencontre-nationale-pour-la-greve-generale. Ce n’était pas le résultat d’un plan de bataille défectueux, car de toutes manières il n’y avait pas et ne pouvait y avoir de plan de bataille préalable. Ce qui apparut à certain.e.s comme des « rangs dispersés » était en fait une expression de la dynamique organique d’une vague de grève : c’est un processus vivant, où l’action dans un secteur donne confiance à des travailleur.e.s d’autres secteurs et met sous pression des directions syndicales, les obligeant à bouger.

La sympathie et le soutien émanant de notre classe dans le sens large ne se contente pas de nourrir la combativité des grévistes les plus déterminé·es, mais permet aussi d’amener des nouvelles forces dans la bataille. Cette dynamique opère dans une spirale ascendante tant que la plupart des grévistes croient en la victoire. Durant le mouvement des retraites, le problème n’était pas que notre camp a ouvert le feu en « ordre dispersé », mais plutôt que nous n’avons pas su, durant les moments forts, accélérer cette dynamique pour la transformer en une grève de masse qui aurait fait véritablement paniquer la classe dirigeante. 

Les appels à des coordinations pour la grève générale ont pu attirer des grévistes des secteurs les plus avancés, comme certain.e.s meneur.e.s de la RATP ou des énergéticien.ne.s. Mais les meetings avaient, sans surprise, des airs de prêche aux converti.e.s. Des militant.e.s de secteurs où la grève était souvent, de leur propre aveu, très minoritaire, fuyaient en avant et se perdaient en débats calendaires pour décider de la bonne date pour la grève générale.

Luxembourg, encore elle, raillait en son temps celleux qui voyaient la grève de masse comme « une arme purement technique qui pourrait à volonté, selon qu’on le juge utile, être ‘décidée’ ou inversement ‘interdite’, tel un couteau que l’on peut tenir fermé pour toute éventualité dans la poche ou au contraire ouvert et prêt à servir quand on le décide »3https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve2.htm.

Cette manière de penser est très proche de celle qui mise tout sur les secteurs « stratégiques », où une petite minorité bien organisée de notre classe serait susceptible de répondre à un appel coordonné par en haut et capable, par son seul impact économique et symbolique, de faire reculer la classe dirigeante, loin de notre boussole stratégique : l’émancipation des travailleur.es sera l’œuvre des travailleur.es.

Capture d’écran du film L’Assemblée, de Mariana Otero, France, 2017

La tradition de la grève ne se construit que par la grève 

Notre camp est confronté à un problème stratégique : d’un côté, on voit un rejet large de Macron et du système économique capitaliste. De l’autre, le constat implacable qu’il faut regarder en face : seule une minorité de notre classe s’organise et se bat, et une minorité plus petite encore fait grève. Le dernier exemple en date est le mouvement des retraites, où un nombre relativement très petit de travailleur.e.s ont usé de l’arme de la grève avec le soutien resté passif de la majorité de notre classe. Le mouvement n’aura pourtant pas été vain, car il a permis, un an après les gilets jaunes, à de nouvelles sections de notre classe de se lancer dans la lutte. Tout l’enjeu pour les prochaines années est d’accélérer ce processus et d’élargir la base de celles et ceux qui luttent. 

Le secteur privé mais aussi de grosses sections du secteur public se sont peu mobilisées contre la réforme des retraites, ou en tout cas ne l’ont pas fait par la grève et l’action collective. Naturellement, les évolutions de la production capitaliste et de l’organisation sociale du travail ces dernières décennies ont joué un rôle important en brisant de nombreuses forteresses syndicales traditionnelles. Sous-traitance, intérims et contrats courts, tous les moyens sont bons pour faire baisser les salaires, précariser et atomiser les travailleur.e.s et briser la solidarité entre les précaires et les « stables ». Mais est-ce qu’il s’ensuit que l’absence de mobilisation est une fatalité ? En d’autres termes, la bourgeoisie a-t-elle enfin trouvé la formule magique pour neutraliser la classe ouvrière, pour la mettre dans des conditions où elle ne peut plus se battre ? 

Accepter cela signifie abandonner en rase campagne la majorité de notre classe, dans les usines, les hôpitaux et les universités, dans les centres d’appel, sur les plateformes de livraison, etc. Ça veut dire qu’on n’a plus d’autre choix que de se tourner vers des substituts, qu’ils soient réformistes électoraux ou « révolutionnaires » dans des secteurs « stratégiques » et qui gagneraient pour tous.t.es les autres. 

L’absence de grèves dans le secteur privé lors du mouvement des retraites est largement due à des questions subjectives d’organisation, de persuasion et de confiance. Dans ce contexte les appels à la grève générale et les plans de bataille les mieux ficelés avec les meilleurs mots d’ordre, qu’ils soient issus des directions syndicales ou de coordinations « alternatives », tomberont sur des oreilles sourdes si l’organisation locale est absente. Cette organisation, à son tour, ne pourra venir que des premièr.e.s concerné.e.s : c’est la grève elle-même qui organise, qui donne une chance de gagner au niveau de l’entreprise et qui forge les tempéraments nécessaires aux grandes confrontations à venir. 

La grève à la RATP, pourtant « championne de la paix sociale ces dernières années »4https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/09/13/derriere-la-greve-a-la-ratp-la-reforme-des-retraites-mais-aussi-un-malaise-face-a-l-avenir-de-l-entreprise_5509741_3234.html démontre que des secteurs « endormis » depuis une génération voire n’ayant aucune tradition de la grève (ce qui revient au même) peuvent se réveiller et se mettre en première ligne, entraînant d’autres secteurs avec eux. Mais ce réveil ne peut venir en simple réponse à un appel extérieur, il est souvent le fruit à la fois de conditions intérieures et extérieures à l’entreprise, ainsi qu’un effort d’organisation et de persuasion.


Des grèves qui se déclenchent depuis la rentrée dans le privé, notamment parmi les entreprises sous-traitantes du nucléaire et de l’aéronautique (Onet, OMS, Daher), ou encore dans la distribution (Biocoop), ainsi que les luttes de ces derniers mois à Frichti, Chronopost et autres, nous rappellent que c’est le rapport d’exploitation lui-même qui crée la possibilité de la grève, quelles que soient les difficultés par ailleurs. Pour l’immense majorité d’entre elles, ces grèves sont en apparence « purement » économiques, liées à des mots d’ordres internes aux entreprises.

Loin d’être négligeable car elle ne correspond pas au « tous ensemble et en même temps » fantasmé, ou à un plan de bataille décrété par en haut, « la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse »5https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve4.htm.

Ce sont ces grèves qui semblent éparpillées et déconnectées qui permettent d’engranger de la confiance et de renforcer nos effectifs de lutte, condition incontournable pour transformer les grandes déflagrations à venir en une véritable grève générale : elles construisent là, devant nous, les traditions nouvelles de la lutte de notre classe. Tout comme le fait la Marche des sans-papiers initié suite aux premières manifestations après le confinement, en démontrant que la mobilisation et l’organisation des précaires parmi les précaires face à l’urgence vitale de leurs situations est capable d’imposer ses mots d’ordre propres, que certain·nes auraient jugé il n’y a pas si longtemps « irréalistes ».

Jad Bouharoun

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