Les dangers de la dédiabolisation

par Jim Wolfreys

La nouvelle image du FN ne signifie pas que le parti d'extrême droite a opéré un revirement - cela signifie que les courant dominants ont accepté son programme.

Quasiment tous les articles sur le Front National (FN) de Marine Le Pen font référence à la dédiabolisation supposée de son parti. Cette stratégie de “dé-diabolisation” cherche davantage à neutraliser les attaques contre ce parti qu’à purifier l’organisation. Nous avons entendu tant et plus le récit médiatique de cette dédiabolisation : un groupe marginal a mis de l’ordre dans ses affaires et pris sa place dans le paysage politique, devenant un parti comme n’importe quel autre. La presse libérale s’est racontée cette histoire pendant des années, relayant sans discernement les affirmations selon lesquelles le FN s’est débarrassé des “racistes épidermiques”, dressant des profils flatteurs des figures dirigeantes du parti, et imaginant que Marine Le Pen a pris une position de principe contre l’antisémitisme de son père Jean-Marie. Un article récent a décrit sa nièce profondément homophobe et raciste, Marion Maréchal-Le Pen, comme une « star politique. Belle et ardemment catholique ». D’innombrables reportages décrivent les désaccords entre Marine et son père, mais très peu mentionnent le fait que ce dernier lui a prêté de 6 millions d’euros pour financer sa campagne présidentielle.

La récente déclaration de Le Pen selon laquelle la France n’a eu aucune responsabilité dans la rafle du Vel d’Hiv de plus de treize mille Juifs en 1942 devrait rappeler à toutes celles et ceux qui prennent cette prétendue dédiabolisation au pied de la lettre que lorsqu’il s’agit du FN, les apparences sont trompeuses. Les hommes, femmes et enfants enfermés au Vélodrome d’Hiver ont été envoyés dans des camps d’internement français et ensuite à Auschwitz. Cette rafle est un exemple parmi d’autres de l’engagement actif du régime collaborationniste de Vichy dans l’Holocauste, qui s’est construit sur une longue tradition d’antisémitisme de l’extrême droite organisée en France. Il a mené à la déportation d’environ soixante-seize mille juifs. C’est la police et les fonctionnaires français qui ont réalisé la rafle, aidés par les membres du Parti Populaire Français (PPF) fasciste. L’État a refusé de la reconnaître comme un crime français pendant plus de cinquante ans, quand en 1995 le Président Chirac a admis la responsabilité nationale.

Le Pen a défendu ses propos, en disant qu’elle réaffirmait simplement les positions de l’ancien président François Mitterrand et d’autres chefs d’État. Tout en n’étant que partiellement correct, cela ne dit pas tout de cette affaire. Pourquoi la candidate en tête des sondages au premier tour, particulièrement celle apparemment déterminée à assainir l’image de son parti, s’aventure-t-elle sur un tel sujet ?

La controverse survient alors même que la droite traditionnelle essaye de recadrer le récit national. Le candidat de Les Républicains François Fillon a fait sa fameuse déclaration selon laquelle la France ne devrait pas se sentir coupable vis-à-vis de ses anciennes colonies : elle n’a pas inventé l’esclavage et elle essayait simplement « de partager sa culture » avec les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord. Cela fait partie de la stratégie plus large de la droite de se débarrasser de ses “complexes” et d’agir “sans inhibition”, notamment en réhabilitant le passé colonial de la France.

Le FN a travaillé sur ce même projet pendant des décennies. Sa préoccupation, cependant, va au-delà de la désinhibition : ce parti veut aussi provoquer. De fait, Jean-Marie Le Pen a construit sa notoriété sur cela, décrivant l’Holocauste comme « un détail » de Deuxième Guerre mondiale, faisant des “jeux de mots” sur les fours crématoires et affirmant que l’occupation nazie de la France n’avait pas été « particulièrement inhumaine ». En 1989, alors qu’il débattait avec le ministre de l’immigration, Lionel Stoléru, qui était juif, il a répondu à la description par le ministre des descentes de police pour combattre l’immigration illégale par : « Vous pourriez faire une rafle ».

En défendant le régime Vichy, Marine Le Pen réagissait au contexte politique d’aujourd’hui, dans lequel le FN doit se positionner par rapport à une droite traditionnelle de plus en plus radicale. Mais chaque fois que le FN aborde cette période de l’histoire française, il renvoie aussi à ses propres traditions et origines, intégrées dans l’antisémitisme et le négationnisme, la collaboration, le racisme, le colonialisme et le fascisme.

Les racines fascistes du Front National

La grande majorité des universitaires et des journalistes écrivant sur le Front National ont évité de donner une réponse explicite à une question : comment et quand le FN s’est-il arrêté d’être fasciste ? Ils y répondent implicitement de façon de deux façons différentes.

Certains considèrent le fascisme comme un phénomène spécifique à l’entre-deux-guerres, excluant donc la possibilité d’une formation fasciste contemporaine. D’autres pointent la nouvelle image “respectable” de l’organisation. Les deux explications partagent une indulgence fondamentale vis-à-vis de la démocratie libérale : en ayant vaincu le fascisme et éradiqué les conditions de sa réapparition, le libéralisme pourrait maintenant absorber et domestiquer n’importe quel défi “extrémiste”. Cela permet de comprendre leur empressement à accepter le récit de la dédiabolisation.

Quand le FN s’est formé en 1972, la direction du parti comprenait d’ex miliciens de Vichy, d’anciens officiers de la Waffen-SS, des vétérans du combat contre l’indépendance de l’Algérie et des militants d’organisations qui recouvrent toute l’histoire de fascisme français, du PPF aux groupes nationalistes révolutionnaires de l’après-guerre comme Jeune Nation et Ordre Nouveau. Même en laissant de côté ceux qui ont carrément combattu dans la division Charlemagne de la Waffen-SS – la dernière à défendre le bunker d’Hitler – il serait difficile de trouver un groupe aux des liens plus directs avec la tradition fasciste.

Les leaders d’Ordre Nouveau qui ont fondé le FN avaient une vision claire : ils voulaient rendre le fascisme à nouveau pertinent. Nous le savons parce que, pendant plus d’une décennie, les protagonistes se sont donnés beaucoup de mal, dans des divers livres et publications, pour analyser comment le nationalisme révolutionnaire pourrait se reconstruire dans la période de l’après-guerre. Une analyse a résumé le consensus : les circonstances ont changé et « si la flamme fasciste devait brûler de nouveau, elle ne pourrait brûler de même façon ».

Beaucoup de fondateurs du FN, comme l’ancien bras droit de Jean-Marie Le Pen François Duprat, avaient appartenu à Jeune Nation. Dominique Venner, un ancien membre de la paramilitaire Organisation Armée Secrète (OAS), qui a mené une campagne terroriste contre l’indépendance algérienne, était un membre éminent du groupe. Ses disciples ont comparé l’analyse de Venner sur les perspectives du nationalisme révolutionnaire à Que faire ? de Lénine.

En 1958, Jeune Nation a conseillé à ses membres de ne pas effrayer les nouveaux venus ou les jeunes membres avec des sujets qui pourraient les choquer. Par exemple, ils ne devraient jamais aborder « le problème métèque (…) avec comme perspectives le four crématoire ou la savonnette, et cela quelles que soient les mesures que nous aurons à prendre lorsque nous serons au pouvoir ». Ils ont conseillé aux militants d’expliquer que la révolution de Jeune Nation ferait payer le prix fort aux ennemis de la nation, mais qu’il n’y avait aucun besoin d’indiquer que cela se compterait en dizaines de milliers de morts. L’extrême-droite se dédiabolise depuis un moment.

Ces analyses d’après-guerre ont jeté les bases du Front National. Les nationalistes révolutionnaires devaient s’adapter à de nouvelles circonstances. Leur politique a été définie par des buts, pas par des moyens. L’identification avec les régimes d’Hitler et Mussolini ne les mènerait nulle part. La gauche représentait une menace moindre dans la période d’après-guerre ; l’État était devenu plus fort et l’économie plus stable. Tout ceci rendait la société moins polarisée.

Les mobilisations armées ne mèneraient plus au pouvoir. Les militants d’extrême droite devaient prouver qu’ils pouvaient diriger – plutôt que renverser – l’État moderne. Il leur fallait sortir de leur “ghetto” et recruter dans des couches plus larges de la population. Un front électoral leur permettrait d’atteindre des partisans périphériques et « les transformer à notre image ».

Victor Barthelémy était secrétaire administratif du parti au milieu des années 1970. Ancien communiste, il avait travaillé pour le Comintern à la fin des années 1920 avant de devenir un membre éminent du PPF de Jacques Doriot. Plus précisément, il était devenu secrétaire général du PPF lorsque des centaines de ses membres ont participé à la rafle du Vel’ d’Hiv’. Après la guerre, il a aidé à lancer la revue fasciste « Défense de l’Occident » avec Duprat et Maurice Bardèche, qui travaille étroitement avec Le Pen sur l’Algérie et pour la campagne électorale de 1965. Barthélemy a travaillé avec Duprat pour établir la structure du FN, en la basant sur le modèle du PPF d’un parti centralisé complété par des organisations satellites.

À l’instigation de Duprat, la plate-forme du FN s’est focalisée sur l’immigration, en insistant sur les questions économiques et sociales plutôt que sur les enjeux de pureté raciale. L’organisation se présentait comme la droite sociale, populaire et nationale. Comme Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard l’ont montré, Duprat a inventé les slogans de Le Pen : « Les électeurs préféreront toujours l’original à la copie » et celui d’inspiration nazie, « Un million de chômeur, c’est un million d’immigrés de trop ! »

Jean-Marie Le Pen reconnaissait franchement que le parti incluait des courants qui avaient historiquement constitué l’extrême droite française, des royalistes aux nationalistes révolutionnaires.

Duprat lui-même ne croyait pas qu’une révolution nationaliste était à l’ordre du jour, mais il pensait vraiment que le FN était la meilleure façon d’y parvenir. Comme Bardèche, il a joué un rôle majeur dans la promotion du négationnisme, publiant une traduction de « Did Six Million Really Die ? » (« Six millions de morts le sont-ils réellement ? ») écrit par Richard Verrall, membre du British National Front.

Dédiabolisation

L’élection de 2002 constitue un tournant significatif dans le développement du FN. Jean-Marie Le Pen a réussi à passer au second tour, où Jacques Chirac l’a sévèrement battu. Deux trajectoires distinctes mais se renforçant mutuellement se sont déployées à la suite de cette élection : la radicalisation de la droite traditionnelle et la soi-disant dédiabolisation de l’extrême droite.

Le cercle rapproché de Chirac a vu sa victoire écrasante comme un « Mai 68 de droite » et tenait beaucoup à en tirer parti. Ils ont cru qu’ils pouvaient s’approprier la laïcité, jusque-là sujet de gauche. Chirac a mis en place une commission dont les délibérations ont conduit à la loi de 2004 qui a interdit le foulard dans les écoles, institutionnalisant une spirale islamophobe qui ne montre aucun signe d’infléchissement depuis, comme l’a démontrée la ridicule interdiction du burkini l’été dernier.

Nicolas Sarkozy est devenu la figure politique dominante de la première décennie du nouveau siècle. Certains ont prétendu que sa victoire présidentielle en 2007 a montré qu’il avait neutralisé le FN en occupant son terrain. En fin de compte, cependant, son racisme hyperactif et autoritaire a simplement légitimé le FN, pavant la voie pour sa réapparition en 2012, lorsque Marine Le Pen a obtenu le score le plus important du FN jusqu’alors.

Le FN quant à lui mal a encaissé la défaite 2002. Le parti a échoué à dépasser la barre des 20% au second tour et ensuite réalisé un résultat médiocre lors de l’élection de 2007. Certains membres éminents ont considéré que l’image de Jean-Marie Le Pen posait problème. Quand Marine Le Pen a pris le contrôle du parti, elle a fait de la dédiabolisation une orientation de sa direction, excluant certains éléments fascistes et prenant ses distances avec l’antisémitisme manifeste de son père. Mais ce changement de rhétorique doit être analysé dans son contexte : depuis 2002, l’intensification de trois processus a modifié les coordonnées de la politique française.

D’abord, le Parti socialiste (PS) a adopté un programme sécuritaire autoritaire. La France est sous État d’urgence permanent depuis fin 2015. Quand un gouvernement socialiste pousse pour intégrer l’État d’urgence dans la Constitution et déchoir de la nationalité française les personnes reconnues coupables de terrorisme, l’autoritarisme draconien du FN – et la menace qu’il fait peser sur la démocratie – n’apparaissent plus si dangereux.

Ensuite, la droite traditionnelle s’est radicalisée. Incapable d’obtenir un consentement enthousiaste aux des politiques économiques néolibérales, Sarkozy s’est concentré sur les questions qui ont renforcé le FN : identité nationale, maintien de l’ordre, immigration et islamophobie. Le développement d’un autoritarisme social radical parmi des électeurs de la droite traditionnelle s’est exprimé de la façon la plus spectaculaire dans les mobilisations contre le mariage homosexuel en 2013, mais aussi dans l’augmentation des comportements racistes et une disposition croissante à voter FN contre les Socialistes au second tour d’élections.

Enfin, la laïcité s’est transformée en un outil dogmatique, rendant le racisme, particulièrement l’islamophobie, respectable. Au-delà du discours de haine, cela renforce les thèmes traditionnels établis dans la propagande FN : l’identification d’un ennemi de l’intérieur qui doit être isolé et réprimé ; la stigmatisation des immigrés et de leurs descendants dans des termes culturel-religieux plutôt que raciaux ; la désignation des banlieues comme des “territoires perdus” habités par des terroristes potentiels, inassimilables, sans foi ni loi, antisémites et misogynes.

Comme Robert Paxton l’a souligné, pour les organisations fascistes les thèmes sont moins importants que leur fonction. La droitisation du champ politique traditionnel a validé les caractéristiques anciennes de l’idéologie de l’extrême droite française, mais pas nécessairement dans leur forme originale. Parmi celles-ci, il y a le sentiment du déclin national qui exige la régénération par un pouvoir fort et une vigilance et répression constantes d’une “anti-France”, des éléments douteux et indisciplinés inféodés à une puissance étrangère. Il faut comprendre la distance publique que le FN a pris avec l’antisémitisme dans ce contexte : quand la stigmatisation et l’isolement des musulmans repose en partie sur leur étiquette d’antisémites, le FN n’a simplement aucun intérêt à amoindrir cette idée.

Dans cet environnement qui se radicalise, le FN, aidé par des médias indulgents, a pu créer l’illusion de modération. Comme Nonna Mayer l’a montré, tandis que les attitudes racistes sont en hausse parmi des électeurs de droite, leur radicalisation est largement devancée par celle des sympathisants FN (les gens qui votent pour ce parti et s’identifient à lui, mais n’en sont pas membres). Plus de huit sympathisants FN sur dix se décrivent comme racistes, les trois-quarts ont une vision négative des musulmans, plus de la moitié expriment un « niveau très élevé de préjugés antisémites », et un tiers n’envisage pas les juifs comme entièrement français et n’a pas d’objection à l’expression “sale juif”. En fait, l’antisémitisme a augmenté sous la direction de Marine Le Pen parmi ce noyau dur de l’électorat FN. Avec une dédiabolisation comme celle-ci, à quoi ressemblerait la radicalisation ?

Le FN a également prospéré sur d’autres évolutions, telles que le retour des mythes de la Guerre Froide visant “un ennemi intérieur” et la réactivation de la rhétorique coloniale dépeignant un “autre” inassimilable, lesquelles alimentent un agenda sécuritaire. Bien sûr, l’État-nation s’est toujours défini par ce qu’il exclut, recourant aux paniques morales et à la création d’ennemis internes pour affirmer son autorité en temps de crise. Ce qui a changé dans la politique française moderne, c’est le consensus autour de la sécurité et de la laïcité.

En défendant une forme réactionnaire de laïcité qui exclut les musulmans, la droite traditionnelle a frayé la voie pour que Marine Le Pen se pare de façon crédible d’un manteau républicain, créant ainsi des possibilités infinies pour son parti de réclamer toujours plus de discriminations contre les musulmans.

Le premier débat présidentiel entre les cinq candidats de premier plan a souligné le piège dans lequel des sections significatives de la gauche sont tombées en acceptant cette dérive. Le candidat de la gauche radicale – le républicain nationaliste Jean-Luc Mélenchon – a rappelé à tout le monde qu’il avait soutenu l’interdiction par Chirac en 2004 du port de symboles religieux ostensibles dans les écoles. Il a ensuite essayé de prendre Le Pen à partie sur son projet d’interdiction du foulard dans la rue. Voulait-elle que la police examine ce que tout le monde porte ? La réponse de Le Pen a mis en évidence la portée que l’adaptation républicaine a donné à l’escalade islamophobe : « Mais on l’a fait à l’école ! ».

Pour le FN, si le racisme et le nationalisme autoritaire peuvent être affirmés sous une forme républicaine respectable, pourquoi le faire d’une autre façon ?

« Les catastrophes du vingtième siècle », comme l’argumente Domenico Losurdo, ne sont pas « une sorte de nouvelle invasion barbare qui agresse et chamboule à l’improviste une société saine et heureuse ». Le fascisme s’est développé dans une ère de confrontation politique de masse, de guerres, de révolutions et d’expansion coloniale. Il s’est adapté pour remplir l’espace disponible. Ses uniformes, son élitisme, son anti-égalitarisme, ses notions de hiérarchie raciale et, plus tard, ses camps de concentration et ses exterminations massives, ne sont pas tombés du ciel – ils se sont appuyés sur l’héritage de la domination coloniale et impériale que la démocratie libérale avait déjà normalisée.

Le fascisme n’est pas apparu avec une essence entièrement fixée ou une idéologie formée. Sa politique s’est forgée par rapport aux rivaux et aux circonstances. Comme Michel Dobry l’a montré, le fascisme ne se contente pas d’exister, il se développe. Aujourd’hui, le FN fait précisément ce que le milieu fasciste de l’après-guerre s’était fixé dans les années 1970 : adapter l’héritage fasciste à l’espace disponible, se relier à un large spectre d’électeurs et ensuite « les transformer à notre image ».

Les réseaux associatifs et les milieux sociaux qui façonnent la culture interne du FN, dans lequel des députés et des maires se mélangent avec des membres de groupes d’extrême droite comme le Bloc Identitaire et le Groupe Union Défense (GUD), facilitent ce processus. Le Rassemblement Bleu Marine (RBM), une organisation satellite du FN, permet au parti de cultiver des relations non seulement avec des personnes très en vue comme Gilbert Collard et Robert Ménard, mais aussi avec des monarchistes, des nationalistes révolutionnaires et identitaires opérant dans l’orbite du parti. Parmi les candidats du RBM il y avait des membres du groupe laïc réactionnaire Riposte laïque, qui propose une « islamectomie » pour la population musulmane de France.

Quel type de menace ?

En 2013 l’ancien leader de Jeune Nation Dominique Venner s’est tiré une balle dans la cathédrale de Notre Dame, en évoquant la menace sur la civilisation française du mariage homosexuel et du « grand remplacement », une théorie populaire dans l’extrême droite selon laquelle les Européens blancs sont en cours de remplacement par des immigrés musulmans. Marine Le Pen a répondu à sa mort avec un tweet : « Tout notre respect à Dominique Venner dont le dernier geste, éminemment politique, aura été de tenter de réveiller le peuple de France ».

Le FN n’a pas de branche armée organisée et ne peut pas mobiliser des centaines de milliers de personnes dans les rues. Cela signifie-t-il qu’il ne constitue aucune menace pour la démocratie ? Ou simplement que, comme ses fondateurs, ce parti ne croit pas que la conquête du pouvoir exige une forme d’organisation capable de rivaliser avec l’État ?

Après la première percée électorale du FN dans les années 1980, beaucoup ont exprimé leurs préoccupations au sujet du danger d’un président du FN ayant accès aux divers aspects autoritaires de la Cinquième République. Le plus inquiétant est l’Article 16 de la Constitution, qui accorde au président le droit de prendre « des mesures exceptionnelles » quand les institutions françaises et le territoire sont considérés menacés.

Ces dangers sont beaucoup plus grands aujourd’hui. L’État d’urgence en cours donne à la police le droit d’effectuer des perquisitions, saisir des données et assigner des individus à résidence sans autorisation judiciaire. Des manifestations peuvent être interdites, des couvre-feux imposés, des institutions fermées et des médias censurés. Des groupes de défense des droits de l’homme ont averti que de telles restrictions, excessives et disproportionnées, mènent à un « État sécuritaire permanent ».

Le récit de la dédiabolisation a obscurci la menace posée par le FN, dans un climat où ceux qui mettent en œuvre l’État d’urgence se radicalisent. L’année dernière, les policiers sont descendus dans la rue pour exiger une plus grande protection, plus de sécurité et de ressources. Ils ont aussi fait face à de fortes critiques pour leur réaction particulièrement brutale aux manifestations contre l’impopulaire loi travail. Cette année, un certain nombre de blessés et de morts aux mains d’officiers ont renforcé le sentiment que la police peut agir impunément.

L’avocat d’un policier accusé d’avoir utilisé sa matraque pour violer un jeune homme noir – une agression si violente que la victime a eu besoin d’une opération chirurgicale majeure sur sa blessure de dix centimètres au rectum – a prétendu que le bâton était entré dans son anus « par accident ». Une enquête de police n’a trouvé aucune preuve significative de viol. Dans un entretien télévisé au sujet des conflits entre la jeunesse des minorités et la police, un délégué syndical a déclaré que l’épithète raciste “bamboula” était « à peu près convenable ». Plus de la moitié des policiers en France vote pour le Front National.

Certains membres et sympathisants du FN pensent qu’une crise à venir exigera l’intervention d’une force autoritaire sous la forme de leur parti. D’autres croient qu’ils peuvent conquérir le pouvoir par les institutions existantes, en forgeant des alliances avec des éléments de la droite traditionnelle partisans de l’autorité et en voie de radicalisation. Ces tensions font partie du processus de développement du parti et de celui de l’extrême droite à travers l’Europe.

En Italie, l’acceptation d’alliances par Gianfranco Fini avec la droite dominante a mené finalement à l’absorption d’Alleanza Nazionale dans le régime des partis, malgré les fortes allégeances fascistes parmi les membres de l’organisation. Le FN résistera probablement à de telles alliances, conservant sa crédibilité comme alternative autoritaire à la politique dominante et conservant le potentiel tant de la radicalisation que de l’absorption.

Ce processus de développement, combinant la respectabilité avec un statut d’outsider, peut être interrompu, dévié, perturbé par divers facteurs, en particulier par les actions de ses adversaires. Pour être efficaces, celles-ci exigeront beaucoup plus que des appels abstraits au sentiment antiraciste et aux valeurs de la République.

Jim Wolfreys, le 20 Avril 2017

À propos de l’auteur

Jim Wolfreys enseigne au King’s College à Londres. Il est l’auteur de Republic of Islamophobia: the Rise of Respectable Racism in France (Hurst, à paraître).

Traduit avec l’aimable autorisation de son auteur. Version originale sur le site Jacobin

Une autre traduction du texte est disponible sur Contre Temps

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