Démystifier l’islamisme

“Il est en effet plus facile de trouver par l’analyse le noyau terrestre des conceptions religieuses les plus nébuleuses, qu’à l’inverse de développer à partir de chaque condition réelle d’existence ses formes célestifiées. C’est cette dernière méthode qui est l’unique méthode matérialiste, et donc scientifique1Karl Marx, Le Capital Livre I, Editions Sociales, 2016 (p.364) .” 

Cortège contre l’islamophobie dans la manifestation contre la Loi sécurité globale du 12 décembre 2020 à Toulouse, crédit : Arya Meroni.

Les contes de l’Ancien Testament se retrouvent dans les discours les plus passionnés et les plus radicaux de Martin Luther King. Les même pages, les même métaphores et les mêmes formules ont inspiré les politiques les plus fanatiquement oppressives et réactionnaires comme celles du Ku Klux Klan et des évangélistes pro-Trump. 

Toute personne censée trouverait absurde de croire que c’est dans des textes comme la Bible ou l’Evangile qu’on trouverait des explications sur l’origine des mouvements d’émancipation des Noir.e.s américain.e.s, sur les suprémacistes blancs, sur la théologie de la libération en Amérique Latine ou encore sur les partisan.e.s de la Manif pour Tous. C’est en regardant leurs conditions matérielles, sociales et politiques d’émergence que l’on se donne une chance comprendre pourquoi ces êtres humains sociaux, pensant.e.s et agissant.e.s, ont trouvé dans les déclamations de textes sacrés (et abstraits) plusieurs fois millénaires un moyen d’exprimer leurs luttes profanes et modernes, qu’elles fussent émancipatrices ou oppressives.   

Nombreux.e.s sont celles et ceux qui reconnaissent, en effet, que la religion chrétienne peut être interprétée politiquement de manières différentes, mais qui considèrent (par ignorance ou par racisme) que l’islam est d’une nature bien plus rigide et fixée. Cette religion commanderait une obéissance aveugle aux croyant.e.s et donc, si elle venait à faire effraction hors du soi-disant domaine personnel, ne pourrait le faire que sous la forme d’un monstre obscurantiste.   

L’histoire de l’islam elle-même – ou plutôt celle des êtres humains, vivant en société et se réclamant de l’islam – réfute sans doute possible cette vision d’une religion figée et rigide. Depuis toujours, les Musulman.e.s se sont disputés sur différentes interprétations du Coran, de leur religion et des textes sacrés. Derrière les polémiques qui ont émergé dès la mort du prophète et qui peuvent sembler complètement théologiques, il y avait des motivations profanes, rationnelles, liées aux conditions matérielles et sociales d’existence. Nous ne pouvons ici aller plus loin que quelques remarques d’ordre général. Des courants ont voulu restreindre la position de calife (successeur du prophète Mohammad et dirigeant des Musulman.e.s, une position dont la légitimité même a toujours été contestée) aux hommes arabes issus de la lignée du prophète, tandis que d’autres ont préconisé que “même une femme ou un esclave noir” pourraient être élu.e à cette position. Des courants philosophiques ont voulu interpréter l’islam dans une direction rationaliste et quasi-matérialiste, disséminant leurs travaux parmi la population, quand d’autres ont voulu y voir un dogme fixé pour les masses et dont la discussion serait réservée aux seules élites “éclairées”. Des dirigeants conservateurs ont justifié leur despotisme par le Coran, et des révoltes d’artisan.e.s, de paysan.ne.s et d’esclaves ont retourné le Coran contre ces mêmes dirigeants. Des mouvements quasi socialistes ont interprété le Coran comme commandant une égalité matérielle totale parmi les croyant.e.s, quand d’autres ont ordonné aux pauvres et aux opprimé.e.s d’accepter la souffrance terrestre en attendant le jour du Jugement. Toutes ces interprétations différentes n’étaient pas simplement le fruit de spéculations d’individus isolés, mais ont passionné des soulèvements populaires et des mobilisations armées qui ont renversé des régimes et en ont établi de nouveaux, et ce depuis l’émergence de l’islam au 7e siècle.  

Les interprétations différentes d’un seul et même texte sacré (comme le Coran) sont possibles car l’essentiel du texte est abstrait, constitué de “versets qui transcendent l’espace et le temps et qui comportent des valeurs éthiques intemporelles et universelles comme la justice, l’équité, le respect de la dignité humaine, la sagesse et l’intelligence, le savoir et la raison2Asma Lamrabet, Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale, dans la collection Féminismes islamiques, 2012 (p. 62) .” Comme les croyant.e.s doivent toujours composer avec une existence profane, matérielle et concrète, ils et elles sont condamné.e.s à interpréter ces notions générales selon leur position profane : peut-on penser que dans le fond, la mère d’un migrant marocain noyé dans la Méditerranée et un milliardaire de Tanger aient en tête les même sentiment en récitant les versets coraniques qui commandent l’équité et la justice ?

C’est justement l’abstraction du Coran et son langage universel qui lui permet d’être “moderne”, c’est-à-dire d’être lu par des musulman.e.s du 21e siècle sans apparaître archaïque et incompatible avec les conditions réelles ou perçues de leur existence sociale.

L’islamisme, une politique de la modernité 

Ce qu’on va appeler l’islamisme (ou l’islam politique) est inséparable du capitalisme tel qu’il s’est imposé à l’immense majorité des musulman.e.s à partir de la fin du 18e siècle, d’abord sous forme de domination économique, puis politique et enfin directement coloniale par les puissances européennes. Les réactions “islamiques” à cette domination n’ont pas été homogènes, loin de là, mais ont été déterminées par les contradictions sociales trouvées au sein des sociétés dites musulmanes de l’époque. Par exemple, les artisan.e.s urbain.e.s ruiné.e.s par la concurrence des manufactures européennes se sont tourné.e.s vers le mysticisme des confréries Soufi comme vers un échappatoire spirituel à leurs tourments terrestres. Les couches supérieures des oulémas (théologiens qui forment le clergé musulman) ont notamment attaqué ce qu’ils ont appelé la “science européenne”, incompatible selon eux avec l’islam car produite par des “infidèles”. Ceci ne les a jamais empêchés, évidemment, d’accepter le généreux patronage des grands commerçants qui ont fait fortune par leurs affaires avec ces mêmes infidèles3Voir Peter Gran, Racines islamiques du capitalisme, Le Caire 1760-1840, 1979 (en anglais) .

Les courants islamistes modernes descendent de ceux qui, face à l’impérialisme, ne se sont réfugiés ni dans le déni conservateur, ni dans le mysticisme. Une de leurs figure de proue est le propagandiste d’origine iranienne Jamal al-Din al-Afghani (actif dans la seconde moitié du 19e siècle), qui déclarait en parlant des oulémas conservateurs que “ceux qui interdisent la science et la connaissance en croyant protéger l’islam sont en réalité les ennemis de cette religion”. Selon lui, il fallait retourner à l’islam original du Coran en le délestant du poids mort de la tradition et de la superstition accumulées au cours des siècles. Il vit dans l’islam des premières heures une religion rationaliste, par essence orientée vers la science et qui se devait d’incorporer les découvertes de Galilée, Newton ou Kepler. Il préconisait donc d’emprunter à l’Europe ses avancées techniques et scientifiques, voire même certaines de ses institutions politiques modernes, tout en s’opposant à la domination coloniale et à la division en États-nations: “Les Musulmans ne reconnaissent aucune unité sur des bases ethniques, de couleur de peau ou de race. Seule la fraternité religieuse compte.” Al-Afghani appela à l’union de tous les peuples musulmans contre le colonialisme et passa une bonne partie de sa vie à propager ses idées en Égypte, en Inde, en Iran et en Turquie4Voir Nikki R. Keddie, Une réponse islamique à l’impérialisme, 1983 (en anglais) .

La lutte anticoloniale telle que la conçoivent les premiers islamistes est à la fois une lutte pour l’émancipation politique et une lutte pour une renaissance culturelle passant par un retour aux enseignements de base de l’islam. Ce phénomène paradoxal du « regard vers le passé pour imaginer le futur5Voir Ron Margulies, Regarder vers le passé pour imaginer le futur, International Socialism Journal numéro 159, 2018 https://isj.org.uk/looking-back-to-imagine-the-future/ (en anglais) » est bien plus répandu qu’on ne le croit. Le mouvement de réformation protestante a idéalisé le christianisme des premières heures, et les grands philosophes des lumières ont cru voir dans la cité grecque antique les fondements de la citoyenneté et de l’individualité bourgeoises. Le nationalisme arabe, grand rival anticolonial de l’islamisme (mais aussi son allié selon les circonstances), puise son inspiration dans la même époque historique que ce dernier mais en insistant arbitrairement sur son caractère arabe plutôt que musulman.

L’islamisme, tout autant que le nationalisme arabe, est donc une politique de la modernité, qu’on approuve cette politique ou pas. La méthode matérialiste subordonne la forme idéologique à l’action humaine véritable. Bien qu’ils et elles se ressentent et se disent inspiré.e.s par un passé mythologisé et idéalisé, les islamistes agissent forcément dans un présent déterminé par des relations sociales et politiques modernes. C’est donc du côté de leur composition de classe et de leur pratique politique concrète qu’il faut regarder pour analyser les mouvements islamistes et espérer les comprendre.

Démystifier pour mieux agir

On ne peut mettre dans le même panier un mouvement de masse aux prétentions électorales comme les frères musulmans, la famille royale et les oulémas wahhabites qui gouvernent l’Arabie Saoudite ou encore une organisation militaire élitiste comme Daech ; les contextes historiques de leur émergence, leurs bases sociales respectives, leurs pratiques politiques et leurs intérêts véritables sont si différents et si incompatibles, qu’il est absurde de les englober dans la catégorie de « fondamentalistes islamistes6Voir Julien Salingue, Islam, islamisme, jihadisme, en finir avec les amalgames, 2020 https://lanticapitaliste.org/opinions/oppressions/islam-islamisme-jihadisme-en-finir-avec-les-amalgames» sous le prétexte qu’ils préconisent tous un retour aux « fondements » de l’islam. Ce serait comme faire une analogie entre le parti bolchévik de 1917, le PCF de 2020 et la classe dirigeante nord-coréenne car tous se réfèrent au manifeste du parti communiste. 

Ce sont bien les conditions matérielles, sociales et politiques qui ont motivé différentes interprétations des textes religieux, et créé différents types d’islamisme. Al-Afghani était élitiste et a tenté – en vain – de convaincre les dirigeants des pays musulmans d’adopter ses réformes. Les Frères Musulmans (FM) égyptiens ont repris ses enseignements, mais en construisant une organisation de masse rendue possible par l’urbanisation capitaliste et la création de nouvelles classes moyennes. Ce n’est que lorsque la voie démocratique, électorale et opportuniste les a menés droit dans les prisons de Nasser que des dirigeants des FM comme Sayyid Qutb ont théorisé la transformation de leur organisation en une secte élitiste armée pour se confronter directement avec l’État : c’est la naissance du djihadisme. Des conditions comparables mais bien plus graves en Syrie et en Irak, où la répression et l’occupation se sont accompagnées d’une destruction totale des tissus socio-économiques de ces pays, ont permis l’émergence de Daech et de sa rhétorique apocalyptique. 

L’erreur pour la gauche militante serait donc de penser que c’est l’idéologie qui déterminerait les agissements des islamistes. Au contraire, comme c’est le cas pour les politiques laïques, ce sont les conditions matérielles et sociales qui encouragent telle ou telle interprétation idéologique et la dotent d’une cohérence. Privées du terreau matériel et du levier social, les idées ne sont que des divagations arbitraires. Il ne faut pas considérer tous et toutes les islamistes, en vertu même de leurs références religieuses, comme la réaction incarnée ; ni à l’opposé éviter de confronter des tendances au sexisme, à l’homophobie ou à l’antisémitisme qu’ils et elles peuvent manifester. Souvenons-nous aussi que leurs slogans souvent abstraits peuvent cacher des intérêts contradictoires qui éclateront au grand jour aux moments de crise politique, en particulier lorsque nous parlons d’organisations essaient de construire sur le terrain7L’exemple récent le plus frappant est la participation de masse de la jeunesse des Frères Musulmans à l’insurrection de janvier 2011 en Egypte alors que les dirigeants s’y étaient publiquement opposés https://www.autonomiedeclasse.org/petite-bibliotheque-a2c/comprendre-la-contre-revolution/, 2017. Et, surtout, affirmons et construisons notre solidarité politique et pratique avec les Musulman.e.s dont les lieux de cultes et les associations sont attaqués par nos ennemis existentiels, avec lesquels aucune réconciliation n’est possible : l’État et ses chiens de garde.

Jad Bouharoun

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Notes

Notes
1 Karl Marx, Le Capital Livre I, Editions Sociales, 2016 (p.364)
2 Asma Lamrabet, Entre refus de l’essentialisme et réforme radicale, dans la collection Féminismes islamiques, 2012 (p. 62)
3 Voir Peter Gran, Racines islamiques du capitalisme, Le Caire 1760-1840, 1979 (en anglais)
4 Voir Nikki R. Keddie, Une réponse islamique à l’impérialisme, 1983 (en anglais)
5 Voir Ron Margulies, Regarder vers le passé pour imaginer le futur, International Socialism Journal numéro 159, 2018 https://isj.org.uk/looking-back-to-imagine-the-future/ (en anglais)
6 Voir Julien Salingue, Islam, islamisme, jihadisme, en finir avec les amalgames, 2020 https://lanticapitaliste.org/opinions/oppressions/islam-islamisme-jihadisme-en-finir-avec-les-amalgames
7 L’exemple récent le plus frappant est la participation de masse de la jeunesse des Frères Musulmans à l’insurrection de janvier 2011 en Egypte alors que les dirigeants s’y étaient publiquement opposés https://www.autonomiedeclasse.org/petite-bibliotheque-a2c/comprendre-la-contre-revolution/, 2017