Comment faire face au danger fasciste ? L’exemple de KEERFA 

Grèce

Au mois de juillet 2022, nous avons eu l’opportunité de voyager jusqu’en Grèce à la rencontre de camarades de la Keerfa. À Athènes nous avons pu interviewer cinq camarades engagé·es dans cette Coordination contre le racisme et la menace fasciste, qui sont également membres du SEK, un des partis révolutionnaires grecs. Ces rencontres n’étaient pas fortuites. En effet, nous avons fait ce choix alors que la situation politique en France nous inquiète vivement.
Les Cahiers d’A2C #05 – noveMBRE 2022

La séquence ouverte par la campagne présidentielle a abouti à l’élection de 89 député·es du RN aux législatives. Cette situation est historique : elle offre un tremplin financier et organisationnel sans précédent à ce parti fasciste. En parallèle, des membres de groupes fascistes ont commis deux meurtres en plein Paris, démontrant par là qu’ils ont non seulement les armes mais la tranquillité d’esprit suffisante pour tuer sans vergogne. Pas de réaction massive à ces deux meurtres. Une couverture médiatique minime. Par ailleurs, Macron est le président le plus « mal élu » de la 5e République, les partis réformistes traditionnels sont en chute libre, les crises économique et écologique ne font que s’intensifier. Tous ces facteurs produisent une instabilité politique qui porte en elle les potentialités du meilleur comme du pire. Et dans cette dualité, l’intervention de notre camp est centrale, si ce n’est décisive.

Malgré l’urgence de la situation, force est de constater que durant l’entre-deux-tours, l’ensemble des organisations de gauche a été à la peine pour répondre au danger que représente le fascisme dans la rue. Il en a été de même dans les médias, dans les institutions, dans nos discussions dans les syndicats et même dans les milieux militants de gauche révolutionnaire.

Nous sommes donc allées en Grèce avec une idée : comment l’expérience d’autres peut nous aiguiller pour faire face au danger fasciste en France ? Qu’avons-nous à apprendre de celles et ceux qui font face depuis 2009 à Aube dorée et qui ont réussi à détruire en grande partie cette organisation ?

Nous étions à la recherche d’une boussole et d’une méthodologie pour agir ici et maintenant en France, tout en gardant en tête qu’on ne peut pas calquer un modèle sur une situation bien différente. Nous pensons avoir trouvé quelques bribes de réponses que cet article va tenter de mettre en lumière.

Quelques éléments de contexte 

Les cinq camarades que nous avons rencontrés vivent à Athènes. La capitale compte quatre millions de personnes, soit un tiers de la population grecque. C’est l’un des ports les plus importants de la Méditerranée. De nombreuses diasporas s’y sont installées au fil du temps. De par sa position géographique, la Grèce occupe une place particulière dans le processus d’externalisation des frontières de l’Union européenne et subit depuis de nombreuses années des pressions politiques et économiques pour contrôler l’immigration. La crise de la dette dans laquelle la Grèce s’est retrouvée plongée, sous les pressions de l’UE, a contribué à l’exacerbation des discours nationalistes et de repli, dont Aube dorée s’est faite la porte-parole.

Contrairement à la stratégie de dédiabolisation du RN en France, Aube Dorée n’a jamais caché ses velléités de violence ni ses passages à l’acte contre des travailleurs immigrés notamment pakistanais ou albanais, contre des étudiant·es, des syndicalistes et des militant·es de gauche. Arme dans le Parlement, salut nazi au conseil municipal d’Athènes, destruction d’étales de marchands pakistanais… tout cela est su et revendiqué depuis leur création au début des années 1990.

L’extrême droite n’utilise donc pas la même stratégie mais en revanche, une similitude nous a frappé entre la situation grecque et la situation française : les réticences des organisations de gauche à construire une coalition large, voire du mépris vis à vis du combat antifasciste tout court.

Convaincre

Celles et ceux qui ont initié l’expérience de Keerfa sont en premier lieu les militant·es du SEK : dès 2009, iels mettent au cœur de leur priorité stratégique, en tant que révolutionnaires, la lutte contre le danger fasciste, anticipant une montée en puissance du racisme et du nationalisme dans une société en pleine crise économique. L’ennemi ne se cache pas : il s’appelle Aube dorée, il ne fait pas encore de gros scores dans les urnes mais attaque de plus en plus violemment dans les rues. Très rapidement le SEK se confronte à deux nécessités pour mener son activité : convaincre dans les milieux où iels sont implanté·es et convaincre le reste des organisations de la gauche du danger que représente Aube dorée.

Afin de créer Keerfa, les militant·es du SEK invitent de nombreuses organisations, des anarchistes jusqu’au PS de l’époque, en passant par des organisations communistes, des associations de la diaspora pakistanaise, des syndicats – notamment de l’hôpital public et de l’éducation.Très vite, iels se confrontent à divers arguments s’opposant à la création d’une telle coalition. En effet, beaucoup ne prennent pas au sérieux le danger fasciste, le niant complètement ou minimisant sa portée. Un des arguments prégnants est que, dans ce contexte, la priorité politique doit être la lutte contre l’austérité et non contre l’extrême droite, arguant que la population a déjà bien assez à faire et qu’en luttant contre la crise et le capitalisme, on luttait déjà contre les idées racistes et nationalistes qui prospèrent sur la misère. Malgré le fait qu’un certain nombre d’organisations décident de ne pas se joindre à la coalition, Keerfa poursuit son travail et se structure autour de 3 convictions :

1 – La lutte contre le danger fasciste est un combat spécifique, il ne suffit pas d’être anticapitaliste pour le combattre et il ne faut pas forcément être anti­capitaliste pour s’y opposer ;

2 – C’est un combat qui peut et qui devrait nous unir. Le combat antifasciste est l’affaire de tous·tes, militant·es ou non car les fascistes vont investir la scène politique, multiplier les attaques et les meutres et tirer l’ensemble de la scène médiatique et politique vers la droite ;

3 – Il faut les attaquer à tous les niveaux : dans les quartiers, les syndicats, mais aussi au niveau juridique, en les poursuivant en justice pour faire tomber les têtes.

Cette dernière conviction puise sa source dans l’organisation même d’Aube dorée : c’est une organisation extrêmement verticale, hiérarchisée avec une grande discipline envers leur chef Nikolaos Michaloliákos et envers les responsables de la direction. Les militant·es de Keerfa font donc le pari suivant : si les cadres de l’organisation tombent, on s’assure d’affaiblir grandement le monstre, au point qu’il ne réussira pas à se relever de si tôt. 

Deux éléments vont contribuer à l’élargissement et l’approfondissement de la Keerfa : 

– le meurtre de Pavlos Fyssas en 2013 qui agit comme un életrochoc et marque un tournant dans la prise en considération de la menace fasciste par une grande partie de la gauche organisée. 

– la patience et la conviction stratégique des membres de Keerfa. En effet, il a fallu plusieurs années pour mettre au centre des discussions politiques la lutte contre le fascisme et iels n’ont jamais baissé les bras pour essayer de convaincre autour d’elleux. 

Composer

Dès 2009, Keerfa commence son travail de mobilisation dans un certain nombre d’endroits, notamment grâce à une implantation de base sérieuse dans certains syndicats et associations. C’est à partir de cet ancrage dans leurs milieux que les militant·es vont petit à petit convaincre du danger fasciste. L’orientation principale de la composition de cette coalition, c’est de travailler localement avec l’ensemble des organisations qui acceptent de se mobiliser dans Keerfa. Il s’agit de mettre le maximum de personnes autour de la table : les partis réformistes, communistes, révolutionnaires, les organisations anarchistes, les associations représentant les diasporas, les collectifs de quartiers, les syndicats. Iels considèrent que l’ensemble de la société a intérêt à mettre à terre les fascistes et donc que l’ensemble des organisations de notre classe doit être impliqué dans ce processus pour qu’il puisse aboutir. Cet exercice n’a évidemment pas été une mince affaire et a demandé un travail de rencontres, de discussions et de construction de liens de confiance minimaux. Dans le quartier de Petralona par exemple, il a été central pour renforcer le mouvement de convaincre des membres de la communauté pakistanaise qui ne se considéraient pas comme antifascistes de prime abord. Il a fallu discuter de la centralité de la lutte contre le racisme, notamment de l’islamophobie, dans le combat antifasciste pour qu’iels rejoignent Keerfa. En décidant de rencontrer tout le monde et en s’appuyant aussi sur des figures locales, des intellectuel·les, des acteur·ices, des syndicalistes, Keerfa a réussi à grossir en tant que coalition large et rejoignable.

Keerfa se pense comme un outil et non comme une organisation à proprement parler. C’est un outil qu’il est possible d’activer selon les besoins et l’actualité locale ou nationale, évitant ainsi d’exiger trop d’énergie aux organisations qui n’ont parfois que peu de membres. Il n’y a donc pas de rendez-vous permanents mais la coalition s’organise autour de moments forts comme les jours de procès contre Aube dorée, les commémorations des personnes assassinées par l’organisation fasciste mais aussi à travers deux campagnes annuelles en mars et en septembre.

Construire

Au fil des années, Keerfa s’est structurée à différentes échelles. Au niveau national, un grand meeting du mouvement se tient une fois par an pour décider des grandes orientations de l’année à venir et nomme un comité de coordination. La production du matériel militant est centralisée à ce niveau et l’ensemble des affiches, stickers, journaux, etc. sont acheminés vers les différents comités locaux.

Les comités locaux quant à eux sont structurés à l’échelle du quartier ou des lieux de travail et d’études. Chaque comité profite du matériel produit nationalement mais s’organise de manière indépendante selon le rythme et la réalité de chacun. Les différentes composantes décident d’échéances et de moments qui leur paraissent importants pour mobiliser. Les différents comités d’une même ville convergent en général lors des grandes manifestations appelées dans le cadre du procès contre Aube dorée ou du 19 mars.

La construction par la base et en réseau est un élément central de la vitalité de Keerfa à travers les années. Dans certains lieux de travail ou dans certains quartiers, il y avait parfois une seule personne très convaincue de la nécessité de monter un comité. En menant la discussion et en s’appuyant sur le réseau et son matériel (journal, tracts, affiches), ces personnes ont pu rapidement trouver des alliées là où elles étaient et organiser un événement qui permettait de convaincre d’autres de venir et rejoindre le mouvement.

Cette organisation par la base a également permis de prendre l’initiative partout où cela était nécessaire en renforçant la confiance des gens dans le rapport de forces contre les fascistes. Chaque attaque d’Aube dorée a donné lieu à une réponse collective, en se rassemblant dans la rue par exemple. Ce type d’organisation a aussi contribué à augmenter le niveau général de conscience du danger fasciste notamment à travers les syndicats. En s’appuyant sur l’organisation par quartier, iels ont pu s’adresser en priorité au secteur de travail le plus représenté localement et chercher à s’adresser aux leaders syndicaux de ces branches pour amener l’ensemble du syndicat à prendre position. À titre d’exemple, les fascistes ont mené des campagnes ouvertement racistes pour que les services publics de santé ou d’éducation soient réservés aux Grec·ques. Grâce au travail de mise en réseau de Keerfa, les fascistes se sont confrontés à une véritable levée de boucliers de la part du syndicat hospitalier et des parents d’élèves. En 2013, suite au meurtre de Pavlos Fyssas, un appel à une grève générale contre les fascistes est proposé par Keerfa et accepté par les syndicats. 60 000 personnes manifestent jusqu’au quartier général d’Aube dorée !

Vaincre

Aujourd’hui, Aube dorée est réduite à peau de chagrin. 11 ans après la création de la coalition contre le danger fasciste, l’ensemble des chefs du parti a été mis hors d’état de nuire en 2020. Les têtes coupées de l’hydre ont rendu son corps mou et profondément déstructuré l’organisation, quand bien même Aube dorée a fait appel de la décision. Mais ce n’est pas la justice seule qui est arrivée à bout du monstre : le mouvement large et populaire qui s’est opposé à lui a permis de gagner cette bataille. Bien évidemment, Keerfa n’est pas la seule garante de cette victoire mais beaucoup reconnaissent aujourd’hui le rôle crucial qu’elle a joué. Patiemment, elle a convaincu partout où elle le pouvait qu’il ne fallait laisser aucune place à l’extrême droite et que si les idées et les actes racistes proliféraient dans la société, cela avait des conséquences pour la sécurité et le bien-être de tous·tes. Elle l’a fait alors même qu’une bonne partie de la scène politique grecque affirmait que le mouvement antifasciste ne pourrait rien après la percée électorale d’Aube dorée en 2015, faisant de l’organisation la troisième force politique du pays. Mais l’histoire n’est jamais fatale et encore moins mécanique : Keerfa nous le démontre et nous inspire pour s’organiser ici et maintenant face au RN et à l’ensemble de l’extrême droite française.

Kim Attimon et Solen Ferrandon-Bescond, Rennes


2009 – Les militants d’Aube dorée attaquent de plus en plus dans la rue. Cela se faisait depuis les années 1990, mais avec la crise, ils prennent la confiance avec un discours « anti-élite », antisémite, islamophobe et anti-immigration. Des militant·es révolutionnaires du SEK pensent qu’il faut s’organiser face au danger qu’ils représentent et convient l’ensemble des organisations de gauche : c’est les débuts de Keerfa, acronyme grec pour Coalition contre le racisme et la menace fasciste. 

2012 – Dix-huit députés du parti nazi Aube dorée font leur entrée au Parlement grec à l’issue des élections législatives de mai 2012, avec 7 % des voix – environ 420 000 sur 6 200 000 votant·es. Contexte de crise ? Oui, mais également une absence de rapport de forces construit largement et sur le long terme. 

2013 – Le militant et rappeur Pavlos Fyssas est assassiné dans la nuit du 18 septembre, à l’âge de 34 ans, dans son quartier à l’ouest d’Athènes. Cet assassinat marque le début d’une campagne qui va se diffuser dans tout le pays. Il sera connu et commémoré à l’international.  

2015 – La quasi-totalité des députés d’Aube dorée sont poursuivis dans le procès qui s’ouvre cette année-là. Aux élections législatives, Aube dorée récolte malgré tout encore 7 % des voix, comme en 2012. 

2020 – Le procès d’Aube dorée aura duré cinq ans. 68 accusés : les dirigeants du parti, des membres et des personnes proches, impliqués dans un meurtre et deux tentatives d’homicides. Lors du verdict en octobre 2020, le parti nazi est qualifié d’organisation criminelle et ses dirigeants incarcérés.

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