Le validisme, pilier du capitalisme ?

LES CAHIERS D’A2C #18 – SEPTEMBRE 2025

En juin dernier, nous avons perdu une camarade : Élisabeth Aueurbacheur. Militante, co-fondatrice du Collectif de lutte des handicapées dans les années 1970, elle a contribué à construire un large mouvement contre notre ghettoïsation. Son héritage nous oblige : ce combat est toujours d’actualité.

Le même mois, en quelques semaines, s’est constitué un front de gauche antivalidiste. Mais des lacunes demeurent. 

Ces lacunes, dont nous parlerons plus bas, ne datent pas d’hier. Elles existent depuis le renouveau antivalidiste des années 2010, amorcé lors de la mobilisation contre le report de l’échéance pour la mise en accessibilité des transports publics et du bâti.

Ces dernières années, plusieurs organisations ont émergé : le CLHEE, Handi-Social, le CLAC, Les Dévalideuses, entre autres. Nous reviendrons sur leurs expériences, leurs forces et leurs limites. Mais surtout, nous voulons poser la question stratégique : comment construire un antivalidisme qui s’ancre dans la lutte anticapitaliste globale ?

La production du handicap

Nous nous appuyons ici sur les analyses développées dans Marxisme et Handicap de Roddy Slorach, dans l’article Une approche matérialiste du handicap (adaptation française du texte de Jean Stewart et Marta Russell publié sur le site Zinzin Zine), mais aussi sur les topos de Jessy, Ju, Mathilda, Rachida, Tiffa et moi-mêmes et des définitions issues de l’article de Charlie.

Nous voudrions préciser que, lorsque nous parlons de handicap, nous ne faisons référence ni à une maladie, ni à une déficience, ni à une incapacité propre aux personnes. Contrairement à l’expression erronée de « personne porteuse de handicap », qui laisse entendre que le handicap serait intrinsèque à l’individu, il faut comprendre que le handicap est un ensemble d’obstacles sociaux et politiques qui empêchent les individus de vivre librement. Autrement dit, une personne handicapée est une personne « empêchée » : empêchée de circuler, de se loger, d’accéder à l’éducation, au travail, aux lieux culturels ou de socialisation, en raison de choix politiques qui ignorent les incapacités psychologiques, physiologiques ou anatomiques de chacune/chacun.

On parle de « personnes handicapées », sur le même modèle que « personnes racisées » ou « personnes sexisées ». En effet, c’est la société capitaliste qui nous handicape en raison de son inadaptabilité à nos déficiences et incapacités. Bien que le terme « personnes en situation de handicap » ait été créé pour souligner le caractère sociopolitique du handicap, il est aujourd’hui utilisé comme un euphémisme, au même titre que « personnes en situation de précarité ».

La perception des personnes handicapées comme une déviance par rapport à la norme des corps « valides » et productifs, ainsi que leur marginalisation systématique, est relativement récente. Elle remonte à l’avènement de la révolution industrielle et du capitalisme.

Avant l’industrialisation, les personnes handicapées trouvaient souvent leur place dans la production familiale ou les petits ateliers, intégrées dans un modèle de famille élargie où le soin était une responsabilité collective. Avec l’arrivée des machines industrielles, de l’électricité permettant le travail continu, et du productivisme, ce modèle a été détruit. Les individus ont été atomisés et classés selon leur degré d’adaptation aux exigences capitalistes. La discipline d’usine, le chronométrage et les normes rigides de production ont supplanté les formes de travail plus flexibles qui, auparavant, permettaient aux personnes handicapées de contribuer aux tâches quotidiennes. Incapables de suivre ces rythmes artificiels et frénétiques, elles ont commencé à être perçues comme dépourvues de « valeur » économique. Cette idéologie, qui réduit la valeur humaine à la productivité, s’est infiltrée dans tous les aspects de la société et a structuré l’organisation sociale.

Le validisme commence avant même notre naissance : on propose des tests prénataux aux parents pour leur permettre d’avorter si l’enfant présente une déficience quelconque. Après la naissance, cet enfant devient une « personne handicapée », c’est-à-dire une personne rendue handicapée par un système socio-économique qui trie les individus en fonction de leur capacité à produire.

Pour maintenir cette exclusion, les institutions bourgeoises, tout comme elles l’ont fait pour le sexisme et le racisme, ont défini le handicap comme un problème médical ou individuel. C’est ce qu’on appelle le capacitisme, ou validisme, un système d’oppression des personnes ayant des incapacités. Le capacitisme, comme l’explique la professeure Véronique Leduc, marginalise, stigmatise et exclut. Il pousse à enfermer systématiquement les personnes handicapées dans des institutions. La société capitaliste considère ces personnes comme non-rentables, les infantilise, les invisibilise, et ce système, dans sa logique extrême, peut mener à l’eugénisme.

L’idée dominante est simple : les personnes handicapées doivent soit se conformer aux normes capitalistes, soit être confinées dans des institutions (où elles génèrent de la plus-value par leur simple présence) ou surexploitées dans des structures de travail prétendument « protégées » comme les ESAT.

Lutter contre le validisme, ce système d’oppression des personnes handicapées, est un combat essentiel. Ce système est un pilier du capitalisme, au même titre que le racisme et le sexisme. Nous devons tou·tes nous former à cette lutte et l’intégrer dans nos organisations politiques, syndicales et associatives. Seule une mobilisation collective permettra de bâtir un front uni contre le validisme.

État du mouvement actuel

Il existe aujourd’hui une dizaine de collectifs antivalidistes en France. Pourtant, la question antivalidiste reste largement marginale dans les mouvements sociaux. Ces collectifs, sauf Handi-Social, sont tous en non-mixité, se revendiquent de l’intersectionnalité. 

Nous avons créé le Collectif de Lutte Anti-Capacitiste pendant la mobilisation contre la loi El Khomri sur cette même base idéologiques. En effet, notre point de départ était clair : en 2016, il n’y avait pas de collectif antivalidiste à Paris, il n’y avait pas d’organisations où on pouvait faire entendre nos voix handies. Mais le CLAC s’est rapidement trouvé limité.

Limites du mouvement

Pour comprendre ces limites, qui existaient au CLAC et qui existent toujours au sein des collectifs antivalidistes, on peut s’appuyer sur l’analyse développée dans Définir ma propre oppression : le néolibéralisme et la revendication de la condition de victime (revue Période). Cette critique souligne que :

« La conception de l’identité qui prévaut dans le discours de l’intersectionnalité aujourd’hui a pratiquement rompu la connexion matérielle entre les catégories identitaires et les moyens de production capitalistes. » (Chi-Chi)

Autrement dit, l’intersectionnalité dominante tend à enfermer nos luttes dans des revendications éclatées, séparées de l’analyse de l’exploitation capitaliste. Résultat : nous passons une énergie considérable à relever la moindre phrase sexiste, raciste ou validiste chez nos camarades, pendant que les fascistes, eux, consolident leur organisation.

Aujourd’hui, une partie du mouvement antivalidiste se limite à réclamer que l’État bourgeois reconnaisse notre particularisme en tant que personnes handicapées. Or, cette revendication particulariste, bien que légitime, n’est pas reliée à une réflexion sur les conditions sociales qui produisent ce particularisme.

Le fonctionnement actuel impose en plus que toute représentativité handie soit conforme au discours attendu : dès qu’une personne s’écarte de cette ligne, elle est accusée d’être manipulée ou réduite au rôle de « token ». Dans cette logique, toutes les personnes handicapées devraient penser la même chose, sous peine d’exclusion symbolique.

Enfin, l’action politique se réduit bien souvent à du lobbying auprès de partis sociaux-démocrates (LFI, EELV), pour les pousser à relayer les résolutions de l’ONU sur le handicap. Bref, on délègue entièrement notre lutte à un antivalidisme libéral, qui ne remet jamais en cause les conditions réelles de production du handicap : le capitalisme.

Un début de renouveau antivalidiste

  • Luttes syndicales

En 2024, l’appel de FO à une manifestation ségrégative a provoqué une fracture1. Avec les camarades du Collectif Une Seule École (syndicalistes SUD, travailleurs·euses du médico-social, enseignant·es, militant·es ex-institutionnalisé·es), nous avons interpellé publiquement les syndicats.

Des tensions ont émergé à SUD, mais aussi des avancées : nos interventions ont permis d’inscrire l’antivalidisme à l’ordre du jour de leur congrès. Aujourd’hui, SUD revendique une école égalitaire et antivalidiste, en dénonçant l’institutionnalisation. C’est un acquis important.

  • Le combat contre la loi fin de vie

La loi fin de vie, votée récemment à l’Assemblée Nationale, est l’une des pires lois validistes de ces dernières années, une véritable loi eugéniste comme nous l’avons expliqué ici2.

Derrière l’argument du « progrès des droits individuels », elle s’inscrit dans la trajectoire du capital, qui a toujours intérêt à se débarrasser des vies jugées « improductives » comme l’ont expliqué Jessy et Tiffa. Dans un contexte de destruction des services publics, d’abandon des soins palliatifs, de précarité massive des personnes handicapées et psychiatrisées, cette loi ne garantit pas un droit à mourir, mais organise une mort socialement conditionnée : faute d’accès aux soins, au logement, au soutien matériel, la seule « liberté » offerte devient celle de disparaître. Ce n’est pas un choix réel, mais un instrument cynique de gestion des indésirables — handicapé·es, précaires, psychiatrisé·es — au service du capital. La gauche institutionnelle, La France Insoumise en tête, l’a soutenue, malgré une mobilisation antivalidiste remarquable, y compris dans ses propres rangs.

Grâce à un travail militant de long terme, la majorité des organisations révolutionnaires ont adopté une position matérialiste et antivalidiste contre cette loi. L’échec de notre opposition est donc relatif : si la loi est passée, elle a en même temps provoqué une réaction rapide, avec la montée d’une pétition massive et la création du Front de Gauche Antivalidiste. C’est une première étape qui doit permettre une structuration durable du mouvement. Mais pour que cette dynamique déborde le cercle militant restreint et sorte d’une mobilisation confinée en ligne — faute d’accessibilité réelle des espaces politiques — il faut que l’ensemble du mouvement social s’approprie l’antivalidisme. C’est à cette condition que nous pourrons gagner.

Le futur collectif Crips Anti-Racistes

Nous ne voulons pas créer un collectif concurrent de Handi-Social. Deux collectifs antivalidistes à Toulouse seraient une erreur stratégique. Nous avons donc choisi d’orienter notre futur collectif vers la production artistique. La création de ce collectif part d’un simple constat : Handi-Social, de par son statut d’association, s’embourbe dans une limite des possibilités dictées par ses statuts administratifs qui laissent peu de marges de manœuvre à des actions de toutes sortes. Aussi, l’association est fortement identifiée à sa présidente, ce qui nous associe à ce qu’on appellera un antivalidisme institutionnel, qui lutte contre le validisme par le changement des lois ou des jurisprudences. Cette approche a ses avantages mais ne permet pas, à notre avis, de construire une lutte par en bas.

Relisant Kateb Yacine, nous pensons que le théâtre est une courroie directe pour faire entendre notre voix, y compris dans les ghettos institutionnels. Pour consolider un collectif, il faut un liant qui oblige à se réunir régulièrement. Comme le rappelait Lénine, cet « organisateur collectif », c’est le journal. Nous espérons publier un premier numéro cette année.

Ahmed Hammad (A2C Toulouse)

Notes :

  1. https://www.force-ouvriere.fr/non-a-l-inclusion-systematique-et-forcee-non-a-l-acte-2-de-l ↩︎
  2. https://www.autonomiedeclasse.org/situation-politique/le-droit-de-mourir-ou-lart-de-ne-pas-nous-laisser-vivre/ ↩︎

✨✨✨ Pour une version audio qui traite du même sujet :