L’anticapacitisme : marginalisé des luttes ?

Contre les biais validistes

TW : cet article peut contenir des éléments évoquant des violences validistes / psychophobes / sexuelles.

Bien que la crise du covid-19 ait atrocement révélé la hiérarchisation instituée des vies par l’État en France qui a laissé aux gérant·x·es des centres hospitaliers de réanimation la possibilité de trier1 « Communiqué inter-collectifs : Validisme et Covid 19« , CLHEE les patient·x·es en fonction d’un prétendu « score de fragilité »2« Tri des patients : des dérives laissent penser que les personnes en situation de handicap sont discriminées« , Basta!, les luttes anticapacitistes restent encore bien trop marginalisées, et trop peu – voire pas du tout – incluses aux autres luttes contre les oppressions systémiques (comme le racisme ou le sexisme). Pourtant, la gestion de cette crise réaffirme la nécessité de cette lutte, notamment au travers d’une lecture anticapitaliste.

Les Cahiers d’A2C #06 – JANVIER 2023

Le validisme imprègne la société dans son ensemble, et n’échappe donc pas à nos milieux militants, même lorsque ceux-ci prétendent ou souhaitent sincèrement inclure cette lutte à leur agenda politique. C’est pourquoi il nous semble important d’écrire cet article en redonnant une définition politique au handicap, puis en exposant des critiques de biais validistes dans nos milieux militants relevées par des personnes concernées et donner des pistes pour les révolutionner. Cet article est une introduction à ce contre quoi luttent les militant-x-es anticapacitistes, et se veut une invitation à la réflexion et au débat pour ne plus exclure de nos organisations les problématiques et les luttes handies.

Définitions

• Handicap / Incapacité(s) : Trop souvent encore, le handicap est compris comme une « maladie », une déficience, une incapacité. On le voit bien dans l’expression couramment utilisée : « personne porteuse de handicap ». Il faut donc bien commencer par la base et réaffirmer que : non le handicap n’est pas « porté » par une personne, le handicap n’est pas la maladie, la déficience ou l’incapacité. 

Le handicap doit être compris ainsi : une personne est « handicapée » au sens d’« empêchée ». Plus clairement : des choix politiques et sociaux l’empêchent de circuler simplement, de se loger, d’aller chez des ami·x·es, d’accéder aux magasins, aux lieux culturels, aux écoles et aux lieux de travail, etc. 

Les personnes handicapées (donc empêchées) ont des incapacités psychologiques, physiologiques ou anatomiques, mais le handicap est le résultat de choix politiques et c’est contre lui qu’il faut lutter.

Attention toutefois, se définir handi-x-e ou crip (cf. définition un peu plus bas) est tout à fait légitime et même politique ! Il s’agit de se réapproprier des termes stigmatisants pour les repolitiser (comme le font des personnes LGBTQIA+ avec le terme queer, ou des travailleur-x-euses du sexe avec le terme pute, par exemple).

• Capacitisme (= validisme) : On en vient alors à définir ce qu’est le capacitisme (ou le validisme). Comme le dit la professeure Véronique Leduc3Véronique Leduc est professeure au département de Communication sociale et publique de l’UQAM. Ses recherches sont engagées dans une critique sur les thématiques intersectionnelles, féministes, queer, décoloniales et du handicap. « le capacitisme est un système d’oppression et d’exclusion des personnes [ayant des incapacités] ».

Le capacitisme comme oppression systémique imprègne l’ensemble de la société et socialise les personnes considérées comme « valides » à être validistes, et les personnes handicapées à intérioriser elles-mêmes des formes de validisme. Le capacitisme marginalise et stigmatise les personnes ayant des incapacités. Il isole ces personnes en les enfermant dans des institutions (comme : les Instituts d’éducation motrice, les ESAT4ESAT : « Établissements médico-sociaux accueillants des travaileur·x·euses handicapé·x·es »., etc.), il les surmédicalise en promulguant l’idéologie selon laquelle les corps considérés comme « anormaux » devraient être redressés pour correspondre le plus possible aux « normes valides » et cela même lorsqu’il ne s’agit pas d’une question vitale. Le capacitisme considère les personnes avec des incapacités comme inférieures, nous socialisant ainsi à les infantiliser toute leur vie et les considérer comme dépendantes, non désirables (socialement comme sexuellement). Le capacitisme est une idéologie qui opprime et tue des êtres humain·x·es, dans une logique capitaliste puisqu’iels sont considéré·x·es comme non-rentables et donc négligeables, voire inutiles. Le capacitisme poussé à son paroxysme peut mener à l’eugénisme. Et c’est pour toutes ces raisons qu’il faut absolument se révolter et lutter contre lui !

• Psychophobie5Sur la psychophobie voir les comptes instagram de @aventreouvert (qui parle aussi d’inceste), de @clea.ciel, @handicap_invisible,@handiencolere … : La psychophobie est une discrimination et une oppression systémique validiste propre aux troubles psychiques ou à une condition mentale. C’est la stigmatisation et la discrimination de personnes souffrant de troubles mentaux et / ou de neuroatypies comme le TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité), la bipolarité, les DYS, la dépression, etc. 

• Eugénisme : Idéologie qui préconise une « amélioration » du patrimoine génétique de certaines populations humaines par la sélection, par l’interruption de grossesse, par l’interdiction de la reproduction des individu·x·es considéré·x·es comme inférieur·x·es par stérilisation, par sélection génétique ou par élimination. 

• L’anticapacitsime (= antivalidisme) : On l’aura compris, être anticapacitiste (ou antivalidiste) c’est donc lutter contre le capacitisme / validisme, en commençant par le désigner comme oppression systémique et en luttant contre le handicap et pour la vie autonome de chacun·x·e.

• La Vie Autonome : Elle doit être la base du mouvement anticapacitiste / antivalidiste. Militer pour la Vie Autonome c’est militer pour des logements accessibles, le droit à un nombre d’heures d’aide humaine adapté à ses besoins, un revenu décent, etc.

L’autonomie ne doit pas être confondue avec la dépendance. Une personne peut être dépendante pour tourner les pages d’un livre, mais elle est autonome pour dire à son assistant·x·e de vie de prendre tel livre, de le positionner de telle façon, quand tourner la page et à quel endroit ranger son livre. 

• Crip : la définition la plus claire que nous ayons trouvée est celle de Charlotte Puiseux (militante anticapitaliste, féministe et queer/crip active dans le collectif Les Dévalideuses) dans son Dictionnaire CRIP : Petit ouvrage d’introduction au Crip :

« Crip signifie « estropié, boiteux, infirme, invalide » en anglais. On peut donc imaginer que crip, réduction de cripple, soit, à la lumière de queer, une réappropriation d’un mot stigmatisant. […] Le mouvement crip croise les apports des Disability Studies (études sur le handicap) et du Queer, mais aussi les questions d’intersectionnalité. Ainsi il interroge le handicap à la lumière de concept queer tels que celui d’idéal régulateur, de retournement du stigmate, de performativité ou de désidentification. Il propose de nouvelles définitions du handicap et le faire surgir dans la sphère queer où les normes dominantes sont désessentialisées, les identités naturalisées sont repensées comme des constructions sociales, la notion d’abjection est revalorisée et où les binarismes sont travaillés pour être déconstruits. […]

C’est un mouvement qui veut aller contre l’hégémonie des hommes blancs, hétérosexuels et cisgenres telle qu’elle a pu exister dans le premier mouvement de personnes handicapées pour les droits civiques. »

Biais validistes dans nos milieux militants révolutionnaires

Comme dit précédemment, le validisme est une oppression systémique, organisée selon un schéma capitaliste productiviste et une hiérarchisation systémique des vies6Écouter le génialissime podcast de Clémence Allezard Handicap : la Hiérarchie des vies (une retranscription écrite pour les sour·x·des et malentandant·x·es est disponible sur le lien du site.). Et comme toute oppression de ce type, il s’insinue dans tous nos rapports sociaux, engendrant des comportements validistes à l’échelle collective comme individuelle. Nos milieux militants, même les plus radicaux et révolutionnaires n’y échappent pas. C’est pourquoi nous allons faire un état des lieux des critiques ressortant de témoignages de personnes handies / crip qui sont – ou ont été – dans des milieux militants mixtes (avec des personnes non-concernées par les handicaps), dans le but de nous mener à une réflexion collective sur nos pratiques.

Tout d’abord, beaucoup de personnes témoignent de l’inaccessibilité aux espaces militants. Dans les lieux de réunions, d’événements (projection, conférences, assemblées générales, etc), il n’y a bien souvent pas de rampes d’accès pour les fauteuils roulants manuels et électriques ; parfois si l’entrée est accessible les toilettes ne le sont pas forcément.

Le port du masque (et pas uniquement contre le covid, mais contre l’ensemble des virus et maladies transmissibles) est encore trop souvent « conseillé » dans un souci de ne pas avoir l’air « autoritaire » ou culpabilisant (ce sont les arguments qui reviennent souvent). Cependant, les personnes à risque, immunodéprimées, le vivent – à raison – comme une exclusion. Effectivement il nous semble indécent de se soucier d’empêcher des gens qui refuseraient de porter le masque de venir aux réunions, alors qu’il paraît acceptable de se passer de personnes qui souhaiteraient venir militer et ne viennent pas car elles risquent au pire de mourir, au mieux d’être gravement malades, et sont donc par extension exclues car handies… 

Des problématiques individuelles peuvent parfois sembler se heurter comme par exemple une personne immunodéprimée qui aurait besoin que les autres participant·x·es portent un masque et une personne malentendante qui n’entendrait pas bien les personnes parlant avec un masque. C’est un argument évidemment valable, mais des solutions, avec un peu de bonne volonté peuvent se trouver, comme par exemple dans ce cas : un micro !

D’autre part, certaines incapacités qui sont dites « invisibles » (neuro-atypies, dépression, surdité, les troubles de l’anxiété comme le trouble de stress post-traumtique par exemple, etc.) confrontent les personnes vivant avec celles-ci à des espaces qui ne prennent pas en compte leurs besoins spécifiques qui peuvent être par exemple : du calme, des lumières non-agressives, une traduction LSF ou des supports visuels, le respect des tours et temps de parole, des trigger warning (= avertissement) avant d’aborder certains sujets (comme le viol, le suicide, la transphobie…).

L’ensemble de ces remarques prennent également effet dans les autres espaces militants tels que la rue. Encore trop peu de manifestations et rassemblements prennent réellement en compte les besoins des personnes qui souhaitent militer, l’accessibilité au lieu et à l’ensemble de la manifestation (par exemple : Y a-t-il des transports en communs pour s’y rendre ? Le parcours est-il accessible ? Y a-t-il un cortège calme ? Un cortège où le port du masque est obligatoire a-t-il été mis en place ? etc).

Beaucoup de militant·x·es qui ne sont pas directement concerné·x·es sont également très critiques quant au militantisme sur internet. Pourtant internet est d’une part un outil puissant de propagande, qui permet de réunir beaucoup de personnes à des rassemblements, manifestations, événements de réflexion et de formation politiques. Mais en plus, pour de nombreuses personnes, du fait de leur(s) handicap(s), il est parfois le seul espace militant accessible (encore que l’on pourrait critiquer le validisme de certaines applications qui ne prennent pas en compte les personnes malvoyant·x·es / malentendant·x·es, avec des TSPT, etc. mais c’est un autre sujet).

Une autre critique, très importante, concerne l’infantilisation constante des personnes handies qui se retrouve dans nos milieux. Des personnes handies se sont par exemple déjà vu refuser leur participation au service d’ordre de manifestations, que les personnes dites « valides » considéraient « trop dangereuse » pour elles (qui a le droit de décider pour une personne de la prise de risques qu’elle souhaite prendre ou non, en toute connaissance de cause ?). Les personnes handies sont aussi encore trop souvent seulement tolérées dans les milieux militants « inclusifs » mais pas considérées comme des sujets pensants à part entière, capables d’analyse et de stratégie politique. Ces types de comportements sont à déconstruire en urgence ! La façon de s’adresser à une personne handie doit également changer : encore bien trop souvent le ton de la voix utilisé par des personnes dites « valides » pour s’adresser à des personnes handies est semblable à celui communément utilisé pour s’adresser à un·x·e enfant (ton également critiquable d’ailleurs lorsqu’il s’adresse à un·x·e enfant… mais ce n’est toujours pas le sujet !), quand la personne considérée comme « valide » ne s’adresse pas directement à la/les personne(s) qui accompagnent la ou le militant·x·e handie comme si cellelui-ci était invisible…

L’ensemble de ces handicaps (= empêchements) instaurés et de ces violences reproduites dans nos milieux décourage les personnes handies qui souhaitent militer à rester au sein de nos groupes, et il est temps de les entendre. De cesser de les exclure, et de prendre nos responsabilités et briser les barrières qui les empêchent de participer activement aux luttes. Iels ont également droit à la colère, à l’agentivité et à la révolte que les militant·x·es considéré·x·es comme « valides » s’octroient ! C’est pourquoi nous proposons à partir de ces critiques de réfléchir à lutter ensemble.

Comment lutter ensemble, alors ?

Nous n’avons pas la prétention de résoudre tous les problèmes, d’avoir les bonnes solutions ni l’exhaustivité des problématiques rencontrées par les personnes handies dans les sociétés et dans nos milieux militants, mais nous souhaitons par cet article, inviter à la réflexion collective sur nos pratiques, comment les changer, de façons simples mais aussi plus profondes.

Déjà, nos espaces militants doivent être accueillants pour tous·x·tes. Et pour ça il est important de prendre en compte chacune des critiques citées dans la partie précédente. Nous devons impérativement entendre les personnes avec des incapacités et mettre en place les conditions matérielles et émotionnelles nécessaires pour leur laisser les places auxquelles iels ont autant droit que nous. 

Des choses sont très simples à réaliser comme par exemple indiquer sur chaque événement l’accessibilité ou non-accessibilité du lieu (rampes, LSF, accès aux WC, etc). Évidemment il est compliqué dans une société validiste de trouver des locaux et espaces accessibles. Mais afficher ouvertement la non-­accessibilité d’un lieu c’est d’une part visibiliser le fait qu’il y a un problème d’accessibilité et peut-être (on dit bien « peut-être » !) permettre au propriétaire du lieu d’entamer des démarches ou au moins une réflexion pour le rendre accessible, mais cela évite aussi et surtout aux personnes concernées d’avoir la charge mentale d’appeler constamment les organisateur·x·ices pour obtenir ce type d’informations. Évidemment il faut privilégier l’organisation de ces réunions dans des lieux accessibles et réellement chercher ces lieux (ne pas se contenter de dire qu’on a fait le taff juste parce qu’on a précisé dans sa communication si le lieu était accessible ou non).

À A2C, un groupe de travail contre le covid a été récemment créé pour élaborer un protocole d’accueil lors des prochains weekends de formation. Ce groupe de travail a réfléchi à se procurer matériellement les outils nécessaires, mais aussi à sensibiliser le collectif et montrer l’importance d’établir un tel protocole. Ce n’est encore pas ici le sujet de l’article, mais cela devrait être, à nos yeux, une priorité dans l’ensemble des groupes militants, pour parler et décider d’un mode d’action collectif qui permette à tous·x·tes de participer à ces regroupements militants sans mettre sa santé ou sa vie en péril.

Des cellules (groupes de travail) pourraient également être créées (lorsque le nombre de militant·x·es ou la structure de l’organisation le permettent) spécifiquement pour travailler sur les problématiques liées aux handicaps pour essayer au maximum d’éviter les violences validistes (à l’image des groupes contres les violences sexistes et sexuelles qui commencent à apparaître dans de plus en plus d’organisations). Ces groupes de travail pourraient réfléchir à toute la logistique pour les espaces militants (lieux de réunions, manifestations, etc.), à la gestion des violences, mais également aux questions de fond et aux revendications à inclure (en parallèle avec le reste du groupe qui doit évidemment réfléchir au fond et aux revendications) ! Il ne s’agit ici pas d’une solution toute faite mais d’une proposition, ou plutôt d’une piste de réflexion pour entamer des actions concrètes.

De petites actions de ce type, et une véritable réflexion collective sur les points techniques et logistiques, sont déjà un bon départ. Mais le point le plus important est bien entendu l’inclusion des revendications anticapacitistes aux autres revendications contre les systèmes d’oppression ! Il nous faut réellement entamer un travail d’analyse et de stratégie politique liant toutes ces luttes ! Car il y a énormément de choses à dire et d’analyses politiques possibles entre les luttes anticapacitistes, les luttes queer et féministes, antiracistes, et anticapitalistes ! (Et nous souhaitons dans un prochain article approfondir ces réflexions).

La lutte pour la Vie Autonome, la fermeture des institutions, les mêmes droits pour les travailleur·x·euses handi·x·es que pour les autres travailleur·x·euses, les aides humanitaires et la réelle formation des personnes assistant·x·es (à l’anticapacitisme notamment), des revenus mensuels à hauteur du SMIC pour toutes les personnes handies ainsi que la déconjugalisation de toutes les allocations, l’accessibilité à l’ensemble des espaces sociaux et des logements, la dénonciation des maltraitances et des viols dans les institutions ! L’ensemble de ces revendications doit désormais faire partie intégrante de nos analyses et nos manières de lutter pour tendre vers nos objectifs de liberté et d’égalité entre tous·x·tes !

Ahmed et Charlie, Toulouse
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Notes

Notes
1 « Communiqué inter-collectifs : Validisme et Covid 19« , CLHEE
2 « Tri des patients : des dérives laissent penser que les personnes en situation de handicap sont discriminées« , Basta!
3 Véronique Leduc est professeure au département de Communication sociale et publique de l’UQAM. Ses recherches sont engagées dans une critique sur les thématiques intersectionnelles, féministes, queer, décoloniales et du handicap.
4 ESAT : « Établissements médico-sociaux accueillants des travaileur·x·euses handicapé·x·es ».
5 Sur la psychophobie voir les comptes instagram de @aventreouvert (qui parle aussi d’inceste), de @clea.ciel, @handicap_invisible,@handiencolere …
6 Écouter le génialissime podcast de Clémence Allezard Handicap : la Hiérarchie des vies (une retranscription écrite pour les sour·x·des et malentandant·x·es est disponible sur le lien du site.