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Ce texte, écrit par Maurice Stierl et Sandro Mezzadra, a d’abord été publié en anglais sur le site Open Democracy. Nous avons décidé de le traduire en français et de le publier ici car il nous semble important de remettre en perspective la revendication cruciale de la liberté de circulation dans une période où le confinement est brandi comme seul moyen de lutte face à la pandémie. L’article met en lumière que le confinement est une mesure politique qui affecte de manière dramatique celles et ceux qui subissent en premier lieu les politiques mortifères de fermeture des frontières. Nous ne partageons pas pour autant l’analyse du Green New Deal comme stratégie et horizon politiques souhaitables. Cette petite partie du texte nous semble assez anecdotique pour ne pas se priver de partager cette contribution aux débats en cours. Pour une critique détaillée du Green New Deal, vous pouvez lire cet article (en anglais).
Les restrictions sont particulièrement problématiques pour les personnes qui doivent se déplacer afin de se mettre en sécurité, mais dont la liberté, fondamentale, de circulation avait déjà été restreinte bien avant l’épidémie de Covid-19.
Les graves conséquences de la pandémie de Covid-19 font la une des journaux du monde entier et ont attiré l’attention publique comme aucun autre problème ou événement. Partout dans le monde, les sociétés s’efforcent de réagir et de s’adapter à des scénarios et à des niveaux de menace qui évoluent rapidement. Des mesures d’urgence sont venues perturber la vie quotidienne, les voyages internationaux ont été en grande partie suspendus et de nombreuses frontières ont été fermées. Les chefs d’État comparent la lutte contre le virus à un engagement dans une guerre – même s’il est clair que le parallèle est trompeur et que les personnes impliquées dans la « guerre » ne sont pas des soldats mais simplement des citoyen-ne-s. La situation est sombre, et ce serait une grave erreur de sous-estimer les dangers évidents d’infection, de perte humaines, d’effondrement des services de santé et de l’économie. Néanmoins, il convient de souligner que cette phase d’incertitude comporte également le risque de normaliser des politiques « exceptionnelles » qui restreignent les libertés et les droits au nom de la crise et de la sécurité publique – et pas seulement à court terme.
Parmi l’ensemble des libertés spécifiques qui peuvent nous venir à l’esprit lorsque nous entendons le mot « liberté », la philosophe Hannah Arendt a écrit un jour que « la liberté de mouvement est historiquement la plus ancienne et aussi la plus élémentaire ». Cependant, en temps de pandémie, les déplacements humains deviennent de plus en plus problématiques. On dit que la liberté fondamentale de se déplacer est restreinte dans l’intérêt général, en particulier pour les personnes âgées et les autres groupes à haut risque. L’(auto) confinement semble être la clé – les déplacements « non-essentiels » et les contacts avec les autres doivent être évités. En Chine, en Italie et ailleurs, des mesures strictes ont été introduites et leur non-respect peut entraîner des sanctions sévères. Les mouvements d’un point A à un point B nécessitent une autorisation (de l’État) et les déplacements non autorisés peuvent être sanctionnés. Il y a de bonnes raisons à cela, sans aucun doute. Néanmoins, il est nécessaire de faire le point sur ce que cela implique plus largement dans la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons.
Dans ce tableau général, les restrictions actuelles à la circulation sont problématiques pour les personnes qui n’ont pas de domicile et pour lesquelles l’auto-confinement n’est guère une option, pour les personnes handicapées qui se retrouvent sans soins et pour les personnes, principalement des femmes, dont le domicile ne s’avère pas être un refuge mais plutôt un lieu d’insécurité et de violences domestiques. Les restrictions sont également particulièrement problématiques pour les personnes dont la liberté fondamentale de mouvement avait été restreinte bien avant l’épidémie de Covid-19, mais qui doivent se déplacer pour se mettre en sécurité. Les migrant-e-s incarnent de la manière la plus frappante les contradictions et les tensions qui entourent la liberté de circulation et
son refus aujourd’hui. Il n’est pas surprenant que dans le climat actuel, ils tendent à devenir l’une des premières cibles des mesures les plus restrictives.
Les populations migrantes qui se sont déplacées, ou cherchent encore à se déplacer, à travers les frontières, sans autorisation, afin d’échapper au danger sont soumises à des mesures de confinement et de dissuasion qui sont légitimées par des références souvent fallacieuses à la sécurité publique et à la santé mondiale. Les pratiques discriminatoires qui pratiquent la ségrégation au nom de la sécurité transforment les personnes en danger en un danger. « Nous menons une guerre sur deux fronts », a déclaré le Premier ministre hongrois Viktor Orban, » Le premier front s’appelle la migration, et l’autre est lié au coronavirus, il y a un lien logique entre les deux, car les deux se propagent par le mouvement ». Le danger de confondre la guerre déclarée contre la pandémie avec une guerre contre les migrations est grand, et le coût humain est élevé. Les mesures restrictives aux frontières mettent en danger la vie des populations vulnérables pour lesquelles la circulation est un moyen de survie.
Il y a deux semaines environ, il a été prouvé que les garde-côtes grecs ont ouvert le feu sur des migrant-e-s qui tentaient de s’échapper par la mer Égée et la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce. Certaines personnes sont mortes et beaucoup ont été blessées, dans un déploiement démesuré de violence aux frontières. La réaction européenne, incarnée par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a été de qualifier la Grèce de « bouclier » de l’Europe. Il y a une semaine environ, on a découvert qu’un bateau de migrant-e-s avec 49 personnes à bord, qui avait déjà atteint une zone de recherche et de sauvetage européenne, avait été renvoyé en Libye à cause des mesures prises conjointement par l’agence européenne de gestion des frontières Frontex, les forces armées de Malte et les autorités libyennes. En violation du droit international et du principe de non-refoulement, les personnes ont été renvoyées dans d’horribles camps de migrant-e-s en Libye, un pays encore en guerre. En l’absence de bateaux de sauvetage d’ONG en Méditerranée en raison des effets du Coronavirus, plus de 400 personnes ont été interceptées en mer et renvoyées de force en Libye au cours du seul week-end dernier, et plus de 2 500 cette année.
De telles mesures drastiques de dissuasion et de confinement des migrations mettent en danger la vie des personnes en déplacement et exacerbent le risque de propagation du virus. Dans les camps libyens, dans des conditions que les diplomates allemands qualifiaient autrefois de « camp
de concentration », les personnes emprisonnées ont souvent un système immunitaire extrêmement affaibli, souffrant souvent de maladies comme la tuberculose. Une épidémie de coronavirus dans ce pays serait dévastatrice. Médecins sans frontières a appelé à l’évacuation immédiate des camps de
détention des îles grecques, soulignant que les conditions d’exiguïté et d’insalubrité qui y règnent « constitueraient le détonateur parfait pour une épidémie de COVID-19. Cette situation est à généraliser aux camps de détention pour migrants en Europe et ailleurs, ainsi qu’aux prisons « régulières » du monde entier.
Avec le virus, une politique de la peur se répand dans le monde entier et entraîne des mesures de plus en plus restrictives. Outre les conséquences néfastes de la réduction de la liberté de circulation déjà subie par les plus vulnérables, on craint que nombre de ces mesures continuent de porter atteinte aux droits et libertés, même longtemps après l’arrêt de la pandémie. Et pourtant, si, comme le note Naomi Klein, « une stratégie du choc pandémique » peut permettre de mettre en oeuvre « toutes les idées les plus dangereuses qui circulent, de la privatisation de la sécurité sociale à la fermeture des frontières en passant par la détention d’encore plus de migrant-e-s », nous sommes d’accord avec elle pour dire que « la fin de cette histoire n’est pas encore écrite ».
La situation est instable – la façon dont elle se terminera dépend aussi de nous et de notre mobilisation collective contre les tendances autoritaires qui sévissent désormais. Tout autour de nous, nous voyons d’autres réactions à la situation actuelle, avec l’émergence de nouvelles formes de solidarité et de moyens créatifs pour prendre soin du « commun ». Les arguments sont de notre côté. La pandémie montre qu’une crise sanitaire mondiale ne peut être résolue par des mesures nationalistes, mais uniquement par la solidarité et la coopération internationales – le virus ne respecte pas les frontières.
Ses effets dévastateurs renforcent l’appel à l’universalité des soins de santé et la valeur du travail de soins, qui continue d’être le travail des femmes de manière disproportionnée. La pandémie donne un élan à ceux qui réclament le droit à un abri et à un logement abordable pour tous et fournit des munitions à ceux qui luttent depuis longtemps contre les centres de rétention et les hébergements collectifs de migrant.e.s, ainsi que contre les expulsions de migrant.e.s. Elle met en évidence les façons dont le modèle capitaliste prédateur, souvent présenté comme un modèle de bon sens et sans alternatives, n’apporte aucune réponse à une crise sanitaire mondiale, alors que les modèles socialistes le font. Il montre que des ressources peuvent être mobilisées si la volonté politique existe et que des politiques ambitieuses telles que le Green New Deal sont loin d’être « irréalistes ». Et le Coronavirus souligne à quel point la liberté fondamentale de circulation est importante.
La liberté de circulation, bien sûr, signifie aussi avoir la liberté de ne pas bouger. Et, parfois, même la liberté de s’auto-confiner. Pour beaucoup, souvent les plus vulnérables et les plus démuni-e-s, cette liberté élémentaire n’est pas donnée. Cela signifie que même pendant une pandémie, nous
devons être solidaires de ceux qui font le choix de circuler, qui ne peuvent plus rester dans des camps inhumains en Europe ou à ses frontières extérieures et qui tentent de s’échapper pour se protéger. Se protéger face à la guerre et à la persécution, se protéger face à la pauvreté et à la faim, se protéger face au virus. Dans cette période où les frontières se multiplient, la lutte pour la liberté fondamentale de circuler continuera d’être à la fois un enjeu crucial et un outil de lutte contre l’injustice mondiale, même, ou surtout, lors d’une crise sanitaire mondiale.