Soudan: le compromis par en-haut

“Oeil pour oeil, dent pour dent!” c’est en répétant ce slogan qu’une grande partie des soudanaisEs exprime son rejet d’un compromis avec les tueurs des révolutionnaires, avec ceux-là même qui font vivre un calvaire à la population depuis des décennies. Mais les dirigeantEs des Forces de la Liberté et du Changement (FLC) ne l’entendent pas de cette oreille : elles ont conclu un accord avec le comité militaire encore couvert du sang des martyrs du massacre du 3 juin dernier et de bien d’autres crimes commis contre le peuple soudanais, notamment des habitantEs du Darfour sur les os desquelles le général “Hamedti” s’est construit son trône. 

Il serait pourtant vain de prononcer une condamnation moraliste contre les dirigeantEs des FLC ; c’est que la révolution n’est pas le domaine de l’éthique chevaleresque et de la morale, mais elle est au final une lutte sans merci pour le pouvoir. L’accord trouvé entre les FLC et le conseil des généraux doit donc être jugé comme une manœuvre de guerre, comme une temporisation ou un cessez-le-feu ouvrant potentiellement la voie à la victoire finale. Traduite dans le langage de la révolution, la question devient: cet accord augmente-t-il la confiance des masses en ses capacités d’auto-organisation – et c’est la seule véritable garantie de parvenir aux objectifs de la révolution – et est-ce qu’il affaiblit les forces de la contre-révolution et la capacité répressive du régime? S’il s’avère que cet accord permettra, comme l’écrit Gilbert Achcar admiratif de l’habileté politique des FLC, “à la direction révolutionnaire de s’emparer du véritable pouvoir par la mobilisation des énergies populaires, et de changer la situation du pays pour le meilleur en le remettant sur la voie du développement économique, du progrès social et culturel, alors la réussite de la révolution sera assurée.”1https://www.alquds.co.uk/%D8%A7%D9%84%D8%AB%D9%88%D8%B1%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D8%B3%D9%88%D8%AF%D8%A7%D9%86%D9%8A%D8%A9-%D8%AA%D8%AF%D8%AE%D9%84-%D8%AC%D9%88%D9%84%D8%AA%D9%87%D8%A7-%D8%A7%D9%84%D8%AB%D8%A7%D9%84%D8%AB%D8%A9/ En réalité, cette hypothèse repose, comme les calculs de la direction des FLC, sur une naïveté ahurissante. 

On ne peut que constater que l’accord n’a pas éloigné le danger numéro un qui menace les révolutionnaires et le peuple soudanais dans son ensemble, à savoir la machine de la mort dirigée par les généraux d’Omar al-Bachir2Cet article a été publié avant le massacre des lycéenNEs de Al Obayed par les FSR, qui a déjà goûté le sang et qui attend désormais l’heure propice pour porter un coup fatal afin de mettre fin à la révolution par la terreur. Bien au contraire, cet accord entre la “direction révolutionnaire” et un comité militaire dont le numéro deux est le général Hamedti, ne fait que donner une légitimité politique et “révolutionnaire” à ce dernier, et consacre l’intégration des Janjawid, les milices génocidaires du Darfour, dans l’appareil d’État officiel sous le nom de “Forces de Soutien Rapide”. 

L’accord n’apporte aucune garantie sérieuse aux révolutionnaires, et son contenu oscille entre le catastrophique et le ridicule. Rien de bien surprenant car il est le fruit de négociations secrètes menées par la direction derrière le dos des masses révolutionnaires. Par exemple, l’article qui affirme la nécessité de réformer l’appareil d’État est très vague sauf lorsqu’il précise que la “mission de la réforme de l’appareil militaire” sera confiée aux militaires eux-mêmes ! Ces derniers sont même protégés d’une supervision symbolique de leurs affaires par les civils, puisque l’accord précise que les ministres de la défense et de l’intérieur dans le gouvernement de transition seront nommés exclusivement par le conseil militaire.

Quant à l’article qui concerne les services publics dont la population a le plus besoin comme la santé, l’éducation et le logement, il se contente de vœux pieux qui n’engagent personne à rien: “L’état doit jouer un rôle social effectif en assurant des services de santé, d’éducation et de logement.” Même langage bancal et même flou en ce qui concerne les affaires étrangères, alors que l’engagement des troupes soudanaises dans la guerre contre le Yémen n’a même pas droit de cité !

Mais la clause la plus grotesque, celle qui démontre sans doute possible que la direction des FLC est atteinte de ce que Marx appelait le crétinisme parlementaire, qui “relègue dans un monde imaginaire ceux qui en sont atteints et leur enlève toute intelligence, tout souvenir et toute compréhension pour le rude monde extérieur”, est celle qui concerne les suites du massacre du 3 juin. En effet, l’accord prévoit l’établissement d’une commission d’enquête indépendante pour faire la lumière sur une véritable orgie de meurtres, de torture et de viols collectifs, avec des centaines de victimes et qui a eu lieu en plein jour devant le siège dudit conseil militaire! A-t-on vraiment besoin d’une “commission indépendante” afin de déterminer la responsabilité politique et opérationnelle du massacre? Quand bien même cette commission oserait pointer du doigt le conseil militaire, va-t-elle arrêter les coupables, c’est-à-dire les nouveaux “partenaires” des FLC?   

Achcar et d’autres admirateurs des FLC se bercent d’illusions en pensant que ces derniers pourront jouer la carte de la mobilisation populaire (car c’est ainsi que les réformistes perçoivent les masses insurgées, comme une carte à jouer) à chaque endiguement des négociations, pour faire pression sur le conseil militaire et le ramener à la raison, et ce à répétition jusqu’au transfert final du pouvoir aux civils. Mais la clause objective la plus importante dans le principe même de la négociation avec les généraux d’Al-Bachir est la transformation des FLC en partenaire des militaires chargé de contenir les poussées des masses. En effet, les FLC vont subir des pressions énormes dans ce sens, que ce soit de la part des militaires mais aussi des puissances régionales et mondiales qui ont “sponsorisé” l’accord, sous couvert de préserver la stabilité, l’union nationale et d’autres mensonges, avec pour conséquence politique possible l’isolation de l’aile la plus résolue, la plus radicale du mouvement.   

Les réformistes et la révolution

Cet accord ne constitue donc pas une victoire pour la révolution, ni même une “percée”3https://www.solidarites.ch/journal/d/article/9344/Soudan-Entre-espoirs-et-mefiances ou une manœuvre tactique habile qui pourrait ouvrir la voie à des victoires futures. Les réformistes sont peut-être sincères lorsqu’ils se déclarent partisans de la justice sociale (ou leur interprétation de la justice sociale), de la démocratie et de la liberté, ou les revendications explicites de la révolution, mais ils n’oseraient jamais dans leur rêve les plus fous atteindre ces objectifs contre et malgré les capitaines de l’Etat et de la classe dirigeante.  

Ainsi l’auto-organisation des masses, le mouvement populaire et les grèves politiques, c’est-à-dire la révolution, ne sont aux yeux de ces gens-là qu’un tremplin qui leur permettra de négocier avec les chefs de l’Etat. Voilà pourquoi nous avons vu la direction des FLC appeler à des poussées populaires, des grèves aux manifestations en passant par les occupations, sous le mot d’ordre de “faire chuter le conseil militaire”, avant de reculer devant l’ampleur même des mobilisations, pour accourir, dans un accès de panique, vers le conseil militaire, se repentant de sa rhétorique révolutionnaire et demandant à négocier sur une base d’autant plus pathétique que la poussée des masses était grandiose. 

Ces pratiques politiques, ces oscillations constantes entre la gauche et la droite, viennent en dernier lieu de la conviction que l’État et le capitalisme soudanais sont “en panne” et n’attendent que le soleil de la liberté bourgeoise et de “l’état de droit” pour prospérer et donner les fruits du progrès à toutes et tous. Pour achever cette mission historique, pas besoin de faire chuter l’État d’Al-Bachir, il suffirait de le réformer, de le “remettre sur la voie du progrès” comme dit le professeur Achcar. Sauf que le capitalisme et l’Etat soudanais tels qu’ils existent réellement, travaillent pour la classe dirigeante soudanaise, pour les “propriétaires” du Soudan, avec leurs mesures néolibérales, leurs banques “islamiques”, leurs investissements prédateurs en provenance des pays du Golfe qui sont autant de fardeaux qui appauvrissent les paysans, la classes ouvrière et les classes intermédiaires du pays. Sans parler des engagements internationaux des dirigeants soudanais, comme les “réformes” du FMI, la participation à la guerre au Yémen ou encore la chasse aux migrants déléguée par l’UE. Le conseil militaire, les institutions de l’État et la “communauté internationale” ne se prosterneront jamais devant les fétiches de la légalité, de la constitution ou de la démocratie pendant que les FLC démantèlent les diktats du FMI et procèdent à la redistribution des ressources. La question n’est pas uniquement dans le manque d’ambition des FLC au vu de l’horizon ouvert par la révolution, mais que même les réformes démocratiques et sociales les plus élémentaires nécessiteront de déraciner complètement le régime soudanais dans une confrontation ouverte avec la classe dirigeante. 

Les franges les plus radicales et les plus avancées du mouvement, des syndicats aux comités de quartiers en passant par les coordinations diverses, devront s’organiser en toute indépendance politique des FLC, sans pour autant s’isoler de la majorité du mouvement qui semble encore avoir confiance dans sa direction. Comme le parti communiste soudanais l’a découvert à ses dépens, il ne sert à rien de s’engager sur le chemin des négociations avec l’État pour ensuite en déplorer le résultat inévitable, à savoir un répit accordé gratuitement à une contre-révolution qui s’organise ouvertement. Comme le dit si bien la révolutionnaire soudanaise Muzan Alneel4https://revsoc.me/arab-and-international/39994/, la grève générale politique de mai 2019 “a démontré la capacité du peuple soudanais révolté à mettre en pratique sa volonté collective, à donner une expression véritable à ‘la volonté populaire’”. Apprendre les leçons de ces expériences, les approfondir et les multiplier par en-bas, telles sont les conditions de la préparation aux batailles politiques qui se profilent à l’horizon. 

Initialement publié ici en arabe le 24 juillet 2019

JB
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