Les dynamiques contemporaines de l’impérialisme au Moyen-Orient: une analyse préliminaire

par Anne Alexander

Blindés de l'armée du régime syrien - Photo: Stringer/AFP/Getty Images

Article initialement paru en anglais dans la revue International Socialism Journal numéro 159 (été 2018):

Dans cet article de fond, Anne Alexander établit un état des lieux des principales rivalités
géopolitiques qui déchirent le Moyen-Orient, tout en situant leur logique objective dans
les dynamiques sous-impérialistes des états et des capitaux de la région. “​La logique
même de l'accumulation capitaliste signifie que la "résistance" des classes dirigeantes
des états capitalistes moins puissants aux prédations des grandes puissances reproduit
inévitablement des processus impérialistes à des niveaux plus bas du système.”

Les derniers mois ont vu apparaître de nombreux signes d’un approfondissement des conflits entre les principaux protagonistes de ce que Alex Callinicos appelle la « partie d’échecs multi-niveaux » de la géopolitique du Moyen-Orient [1]. Mars 2018 a vu l’entrée de l’armée turque en Syrie, contraignant des dizaines de milliers de civils à fuir la région d’Afrin peuplée majoritairement de Kurdes [2]. Quelques semaines plus tard, des batteries de missiles ont frappé ce qu’Israël dit être des cibles iraniennes en Syrie [3]. Le long conflit syrien est le théâtre d’un grand nombre de tels développements. Mais les trajectoires de la guerre civile et des interventions militaires étrangères en Syrie et au Yémen reflètent des processus sous-jacents d’évolution dans l’équilibre des forces entre les états et les capitaux au niveau régional et mondial. Les changements de direction politiques de Donald Trump, qui prennent une apparence hasardeuse (comme le transfert de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem et le retrait de l’accord nucléaire iranien) sont souvent présentés – y compris par Trump lui-même – comme résultant de son caractère fantasque et des pressions électorales domestiques qu’il subirait [4]. Cependant, ces décisions sont également sujettes aux transformations des dynamiques de compétition impérialiste dans la région et au niveau mondial, transformations auxquelles la classe dirigeante américaine tente de s’adapter.

Dans la lignée du travail d’autre contributeurs à l’International Socialism Journal, comme Chris Harman et Alex Callinicos, ainsi que des idées avancées par des penseurs marxistes de générations antérieures comme Vladimir Lénine et Nikolai Boukharine, cet article perçoit l’impulsion vers la guerre comme émanant des dynamiques mêmes de l’accumulation capitaliste. La compétition entre les capitaux, et donc la compétition entre les états dont dépendent structurellement ces capitaux mène à la fusion des processus de compétition militaire et économique entre les plus puissants états capitalistes [5]. Cela implique de ne pas nous contenter d’observer les interactions des grandes puissances extérieures au Moyen-Orient (principalement les USA, des puissances européennes comme la France et le Royaume-Uni ainsi que la Russie), mais d’intégrer dans notre analyse les états régionaux qui sont impliqués dans un système de compétition sous-impérialiste qui « reproduit une version similaire des dynamiques qui ont amené l’émergence des premiers impérialismes capitalistes » [6].  L’impérialisme n’est pas réductible au comportement rapace des états les plus puissants. Il n’est pas non plus la propriété exclusive des USA et de leurs alliés. La logique même de l’accumulation capitaliste signifie que la « résistance » des classes dirigeantes des états capitalistes moins puissants aux prédations des grandes puissances reproduit inévitablement des processus impérialistes à des niveaux plus bas du système. Cela ne signifie pas que les socialistes peuvent se contenter d’une position de neutralité lorsque ces conflits émergent. Au contraire, il s’avère souvent nécessaire de monter une défense de principe des faibles contre les attaques des puissants, tout en articulant une stratégie permettant de construire une véritable résistance à l’impérialisme, qui doit se développer par en-bas et qui nécessite en fin de compte le renversement des coteries de généraux et d’hommes d’affaires (qu’ils se donnent une parure républicaine ou royaliste) qui emmènent la région vers de nouvelles guerres [7].

L’existence d’un système sous-impérialiste se fonde sur l’émergence de centres d’accumulation en-dehors du coeur historique du système capitaliste; ce fait a souvent nécessité une rupture entre les classes dirigeantes des états dits « périphériques » et le système politique et économique colonial qui les reléguait à des rôles de producteurs de matières premières et de marchés d’écoulement des marchandises manufacturées dans les « pays mères ». Ceci ne signifie pas, évidemment, que ces pays soient parvenus à se défaire de l’impérialisme en général. Comme le note Alex Callinicos, le 20e et le 21e siècles ont vu la classe dirigeante américaine poursuivre la construction d’un empire exerçant son hégémonie sur de vastes régions du globe sans pour autant en faire des colonies ou y établir une autorité directe. Les USA ont trouvé d’autres moyens de contraindre les états capitalistes de second ou troisième rang à se conformer à leur volonté [8]. Néanmoins la plus grande autonomie de ces capitalismes émergents par rapport aux grandes puissances constitue un contraste important avec la période de l’impérialisme décrite par Lénine et Boukharine au début du 20e siècle [9].

Le développement d’un système sous-impérialiste au Moyen-Orient [10] doit être perçu, avant tout, à travers l’inégalité entre les capitaux rivaux et « leurs » états. Cette inégalité est gravée dans le système capitaliste par une série de facteurs, notamment la manière dont le capitalisme a émergé dans une partie du monde plutôt que partout simultanément et par le flux constant des positions des divers acteurs de ce système. Le système sous-impérialiste au Moyen-Orient a été formé d’un côté par la dynamique compétitive entre les grandes puissances capitalistes (le déclin des vieilles puissances coloniales comme la France et le Royaume-Uni au début du 20e siècle, suivi par l’émergence de « nouvelles puissances » comme les USA et l’URSS avant la chute de l’URSS à la fin du 20e siècle), et de l’autre par des dynamiques similaires entre les états capitalistes régionaux émergents. Le développement économique et politique des puissances émergentes, et donc leurs capacités militaires, est toujours sujet aux contraintes d’un système global régi en fin de compte par les grandes puissances impérialistes. Cela ne signifie pas que ces grandes puissances sont toujours capables d’exercer un degré constant d’influence sur les étages inférieurs du système. Au contraire, le fait structurant du système sous-impérialiste actuel au Moyen-Orient, et qui s’est mis en place sur les quinze dernières années, est bien la retraite relative des USA après sa victoire à la Pyrrhus contre Saddam Hussein en Iraq en 2003. La politique américaine catastrophique envers l’Irak montre bien comment des processus qui se jouent à l’échelle sous-impérialiste peuvent accélérer les tendances à un niveau global. Un des bénéficiaires du déclin relatif des USA fut la Russie, certes un petit joueur sur le plan économique, mais qui, profitant de l’héritage diplomatique et militaire de l’URSS, se montre de plus en plus audacieux dans la compétition géopolitique avec les USA et leurs alliés en Europe de l’Est et en Syrie.

Tableau 1: Top cinq des états du Moyen Orient (Afrique du Nord exclue, Iran et Turquie inclus) par valeur PIB (dollars US actuels) par décennie
Source: Banque Mondiale.

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La deuxième facteur structurant du système, à savoir l’intensification de la compétition pour l’hégémonie régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite (flanqués de leurs alliés respectifs), se fonde sur la conjoncture des processus au sommet et au niveau « intermédiaire » du système capitaliste mondial. L’émergence de l’Arabie Saoudite reflète l’émergence d’un nouveau centre d’accumulation capitaliste dans le Golfe, alors que la réémergence de l’Iran comme puissance régionale est liée au rétablissement graduel – et souvent par à-coups – du capitalisme Iranien après sa défaite catastrophique lors de la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Deux autres aspects sont à prendre en compte ici: en premier, l’éclipse graduelle de l’hégémonie américaine de l’économie mondiale par la montée de la Chine au coeur de la zone d’accumulation capitaliste d’Asie de l’Est [11]. Deuxièmement, le désastre qui a défait les USA en Irak nous rappelle que le pouvoir des états et des classes dirigeantes n’est pas le seul joueur à prendre en compte; en effet, si les USA ont vaincu et détruit Saddam et la classe dirigeante de l’état Baathiste, ils ont provoqué une insurrection qui a puisé ses sources dans un milieu bien plus large que l’état irakien (notamment les circonscription ouvrières et majoritairement chiites sur lesquelles le mouvement de Moqtada al-Sadr s’est appuyé, et dont les tendances politiques étaient plus influencées par le nationalisme irakien que par un islamisme chiite pro-Iranien) [13].

Le troisième facteur structurant est le rôle joué par Israël dans l’architecture sous-impérialiste du Moyen-Orient. Cet état colonisateur ultra-militarisé discipline les habitants de la région d’un côté par sa violence exemplaire envers les Palestiniens, et de l’autre par son avantage régional écrasant dans le domaine des technologies militaires. La neutralisation politique et militaire de l’Egypte fut liée à l’étape antérieure de l’émergence d’Israël. La défaite égyptienne de 1967 fut suivie d’abord par son acceptation de l’agenda néolibéral de Washington, puis par la signature de l’accord de paix avec Israël à Camp David en 1978. La classe dirigeante égyptienne a manqué plusieurs opportunités historiques pour passer à un niveau plus avancé de développement industriel, et les flux importants d’aide militaire venant des USA servent surtout à préserver le rôle de gendarme interne que joue l’armée égyptienne plutôt qu’un rôle hégémonique régional. Contrairement à l’Egypte, Israël fut propulsée dans le rang des pays « développés », utilisant et renforçant un partenariat économique et militaire mutuellement bénéfique avec la classe dirigeante américaine.

Le rôle de l’Iran en tant que puissance régionale pourrait aussi être lu comme étant en continuité avec les époques précédentes, quand la dynastie des Pahlavi formait un des « deux piliers » de l’hégémonie américaine dans la région. Evidemment, la révolution de 1979 a soudainement retiré l’Iran de la sphère d’influence américaine, ce qui aide à expliquer pourquoi Israël a continué de jouer un rôle central dans la défense des intérêts américains. L’autre « pilier » était selon la doctrine Nixon l’Arabie Saoudite, aujourd’hui un entrant tardif dans le club des puissances sous-impérialistes.

L’Arabie Saoudite et l’émergence du capital du Golfe

La promotion de l’Arabie Saoudite du rang de « puissance douce » à celui de « puissance dure » dans la région fut soudaine. Depuis 2015, le royaume joue un rôle crucial dans la catastrophe humanitaire qui tourmente le Yémen en y menant une campagne de bombardements intensifs, et ce quelques années après être intervenu énergiquement au service de la contre-révolution régionale: d’abord en envahissant le Bahreïn en mars 2011 pour y mater la rébellion, puis en finançant le coup d’état d’Abdel Fattah al-Sissi de juillet 2013 en Egypte. Ce nouveau rôle de puissance sous-impérialiste puise sa source dans des processus de plus longue durée qui ont transformé l’économie du pays et de la région du Golfe en général. Comme l’a indiqué Adam Hanieh, la formation d’une classe capitaliste Khaleeji (du Golfe) qui inclut les membre du CCG (Conseil de Coopération du Golfe) a joué un rôle central dans le développement d’un centre indépendant d’accumulation capitaliste dans le Golfe au cours des quatre dernières décennies.[13] Cependant, nous allons nous concentrer ici sur l’Arabie Saoudite en tant qu’élément-pivot du capitalisme du Golfe tant en terme de taille de son économie, de sa population et des ambitions de ses dirigeants qui comptent traduire leur développement capitaliste en puissance militaire [14].

Les chocs pétroliers des années 1970 sont souvent cités comme un tournant dans l’économie politique de la région. Cependant, l’établissement du contrôle de l’état sur la production pétrolière constitua un tournant plus important et plus permanent dans la relation entre l’état, et les capitaux locaux et internationaux. Dans le cas de l’Arabie Saoudite, la prise de contrôle de la production pétrolière eut lieu dans les années 1980, construisant ainsi la base du développement d’une classe capitaliste Saoudienne qui concentra ses activités sur l’industrie pétrolière d’aval (c’est à dire les dérivés pétrochimiques, le plastique, etc), les industries énergivores comme l’aluminium, l’acier et le ciment, la construction, l’import-export, le commerce local de masse avec des hypermarchés et des centres commerciaux ainsi que la finance [15].

Ces processus entremêlés d’accumulation et de formation d’une classe capitaliste dans le Golfe ont été influencés et ont à leur tour contribué au tournant néolibéral de l’économie mondiale. Ils ont aidé à cimenter l’hégémonie américaine en assurant le dollar comme devise des marchés pétroliers, recyclant ces mêmes pétrodollars par le biais de banques européennes et américaines, les transformant ainsi en nouvelles armes d’asservissements par la dette des pays du Sud et accélérant les tendances à la financialisation générale du capitalisme [16].

Le rôle joué par les relations avec la classe dirigeante américaine dans l’émergence d’un capitalisme du Golfe est plus complexe qu’en apparence. Il est clairement faux de voir le capitalisme Saoudien simplement comme une extension du capitalisme américain; les deux sont plutôt entremêlés dans une relation structurée par la contradiction entre l’inévitable compétition américano-saoudienne dans la production pétrolière et la capacité des USA de contenir et de gérer de manière préemptive cette compétition grâce à sa position de pays plus avancé, mais aussi de garant militaire de l’état saoudien. Evidemment, la politique américaine envers l’Arabie Saoudite répondait au début à une logique de compétition avec son rival britannique. Cependant depuis les années 1970, la trajectoire sous-jacente de la politique américaine a entretenu le développement de l’Arabie Saoudite en tant qu’allié capitaliste subordonné. La combinaison d’une révolution en Iran et du résultat de la guerre Iran-Irak a déséquilibré cette politique, menant à une présence militaire permanente des USA dans le Golfe dont la construction de bases américaines sur le territoire saoudien pour la première fois après 1991 [17]. Cette présence a déclenché le premier défi interne significatif envers la classe dirigeante saoudienne, avant d’en arriver au territoire américain lui-même avec les attaques d’Al-Qaeda au début du millénaire.

Les efforts fournis par la classe dirigeante saoudienne pour s’adapter à ces changements semblent d’une certaine manière s’être cristallisés dans la personne et la politique du prince héritier Mohammed bin Salman. « MBS », comme il aime à se faire appeler, a acquis une renommée mondiale après sa nomination en 2017. On lui attribue le lancement d’une campagne « anti-corruption » qui, par bonheur, a évincé ses principaux rivaux, l’articulation d’une « vision » pour diversifier l’économie saoudienne qui reste dépendante du pétrole et enfin la levée de l’interdiction des femmes de conduire [18]. En tant que ministre de la défense, il dirige l’intervention militaire saoudienne au Yémen qui a eu des conséquences catastrophique pour le peuple Yéménite, désormais dépendant de l’aide humanitaire pour survivre dans un pays ravagé par la malnutrition et le choléra. Une purge dans les hauts échelons de l’armée saoudienne en Mars 2018 montre comment Bin Salman impose des changements de personnel en même temps que sa vision pour une diversification économique. L’annonce du remplacement du chef d’état-major ainsi que des dirigeants des armées de l’air et de terre ont coïncidé avec le lancement de politiques destinées à favoriser le développement d’une industrie militaire domestique en partenariat avec des industriels militaires internationaux [19]. Pendant ce temps, l’enthousiasme de Bin Salman pour les réformes tout droit sorties du manuel néolibéral, donc des évolutions de la loi, des licences des entreprises et de la régulation, a trouvé un écho favorable auprès du FMI [20].

Israël: le militarisme digital embrasse le Sionisme chrétien

Israël joue depuis longtemps un rôle crucial dans les dynamiques impérialistes du Moyen-Orient, alors même que le caractère de ses relations avec les grandes puissances impérialistes a changé le long des décennies. Le projet sioniste a été incubé par l’empire britannique, mais ce sont les USA qui ont assumé le rôle de parrain impérialiste de l’état d’Israël après sa création en 1948. En 70 ans d’existence d’Israël, l’aide militaire américaine directe a totalisé plus de 131 milliards de dollars US (prix actuels) [21]. L’aide économique directe, qui a notamment permis à l’économie israélienne de rester à flot et de faire face à l’hyperinflation et aux dépenses militaires au lendemain de la quasi-défaite dans la guerre de 1973 face à l’Egypte et la Syrie, a été graduellement supprimée. Entre temps, le PIB et le PIB par habitant d’Israël ont augmenté significativement (graphiques 1 & 2) et l’émergence d’un nouveau secteur high-tech, attirant 15% des investissements mondiaux en cyber-sécurité venant de fonds spéculatifs, a placé Israël parmi les « start-up nations » qui peuvent s’insérer directement dans la nouvelle « économie digitale » [22].

Graphique 1: PIB d’Israël et de la Jordanie (milliards de dollars US actuels)
Source: Banque Mondiale.
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Graphique 2: PIB par habitant (dollars US actuels)
Source: Banque Mondiale.

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Tout ceci a eu lieu dans le contexte d’une coopération militaire américano-israélienne intensifiée. L’aide militaire américaine est conçue pour maintenir un « avantage militaire qualitatif » d’Israël par rapport à ses rivaux régionaux. Depuis 2008, les ventes d’armes américaines dans la région ne sont approuvée que si le gouvernement peut prouver que ces ventes ne seront pas préjudiciables à Israël [23]. Comme le montre le tableau 2, la valeur totale des prêts à long terme accordés à Israël dans le cadre de « Mémorandum d’Entente » croît constamment sous les administrations démocrates et républicaines. Une portion significative de cette aide militaire a été livrée sous forme d’accords de co-production, comme par exemple l’accord de 2014 qui a vu des industriels américains et israéliens se mettre d’accord pour travailler ensemble au développement du système de défense anti roquette « Dôme de Fer ».

Tableau 2: Mémorandum d’Entente USA-Israël
Source: Sharp, 2018.

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Entretemps, une nouvelle politique de l’immigration mise en place en 1990, dans le sillage de l’Intifada de 1987, permit de remplacer les travailleurs journaliers palestiniens par des immigrés issus de pays en voie de développement, et ce dans les secteurs de l’agriculture, de la construction et des services aux personnes. Les années 1990 virent le nombre de travailleurs non-palestiniens et non-citoyens (d’Israël) dépasser le nombre total de palestiniens ayant travaillé en Israël depuis la création de cet état [24]. De son côté, le « processus de paix » d’Oslo et la création de l’Autorité Palestinienne sous la direction de Yasser Arafat a généré un nouvel appareil officiel palestinien qui collabore directement avec l’état israélien, acceptant notamment une entité palestinienne réduite à peau de chagrin et entièrement dominée économiquement et militairement par Israël.

La politique américaine de soutien militaire à Israël se consolide depuis plusieurs décennies. La décision de transférer l’ambassade US à Jérusalem avait été prise par l’administration Bush père en 1995, mais Clinton et ses successeurs avaient retardé l’application de la loi. La montée de Trump a accéléré les convergences de tendances pro-Israéliennes, dans le but de faire pression pour contraindre les Palestiniens à une capitulation complète. La première de ces tendances est le mariage de convenance entre les évangélistes américains et la droite sioniste. Trump et Benjamin Netanyahu se partagent même un parrain politique, le magnat des casinos Sheldon Adelson [25]. Le président américain et ses conseillers en charge de la politique moyen-orientale (son gendre Jared Kushner, son avocat Jason Greenblatt reconverti conseiller du président pour Israël et l’ambassadrice américaine à l’ONU Nikki Haley) ont pris des mesures qui sont du pain béni pour la droite israélienne, comme la révocation des financements américains de l’UNRWA, l’agence spéciale de l’ONU qui assure l’éducation et les soins de centaines de milliers de réfugiés palestiniens dans la région.

Les prétentions de Trump qui serait capable d’arriver au « deal ultime » pour mettre fin au conflit israélo-palestinien doivent être mises dans ce contexte élargi. L’inauguration de la nouvelle ambassade et l’attaque contre les finances de l’UNRWA peuvent être vues comme des attaques préventives en vue de s’occuper des « problématiques historiques » du conflit dans lesquelles la classe dirigeante américaine semble décidée à trancher une bonne fois pour toutes en faveur d’Israël, et ce avec le consentement de l’Arabie Saoudite et du Golfe: la question de la souveraineté sur Jérusalem et celle du droit au retour des réfugiés palestiniens. Le mécanisme censé arriver à ce résultat dans le court terme comprend, comme on dirait, un bâton et une carotte: c’est-à-dire des rafales tirées sur des manifestants palestiniens désarmés et des missiles sur les objectifs iraniens supposés en Syrie d’un côté, et de l’autre la promesse de partager les profits de la reconstruction de Gaza avec les membres du Fatah qui sont prêts à marcher.
Les réunions de Bruxelles au début de cette année montrent comment l’eau potable et l’électricité à Gaza sont marchandées dans cette affaire. Des représentants israéliens ont présenté un plan de reconstruction de Gaza à 1 milliards de dollars US, qui comprend des centrales de désalinisation, de nouvelles infrastructures électriques, un pipeline de gaz naturel et une mise à jour de la zone industrielle au niveau du poste frontière d’Erez [26]. Les conditions posées pour mettre fin au siège et débuter la reconstruction est le départ du Hamas du pouvoir et le rétablissement du contrôle de l’Autorité Palestinienne sur Gaza, un processus qui s’accélère depuis le blocus saoudien du Qatar (initié en juin 2017) qui a mis en lumière le manque d’alliés régionaux du Hamas [27].

Iran: le réveil d’une puissance régionale?

L’Iran a longtemps été un acteur important de l’économie politique de la région. C’est la découverte du pétrole en Iran en 1908 qui a signalé le départ de la course au partage des réserves pétrolières du Moyen-Orient entre les puissance coloniales européennes, avec à leur tête la Grande Bretagne qui a réussi à s’approprier les champs pétrolifères iraniens. Cependant, contrairement aux pays du Golfe, c’est l’agriculture – notamment la cultivation et l’exportation du coton – qui a joué un rôle central dans l’intégration de l’Iran dans l’économie capitaliste mondiale. Alors que le capitalisme arrivait à maturité à échelle globale, l’Iran semblait posséder de nombreux atouts qui lui permettraient de se projeter à un niveau plus élevé de développement. En regardant la valeur PIB totale de 1970, il eût été difficile de déterminer qui de l’Iran, la Turquie ou la Corée du Sud, des pays avec une population similaire et un niveau de développement à peu près équivalent à ce moment-là, allait occuper une place plus avancée dans la hiérarchie économique des nations (voir le graphique 3).

Selon l’orthodoxie des politiques et universitaires occidentaux, c’est le renversement de la monarchie en 1979 et le virage adopté plus tard vers le capitalisme d’état (apparemment à contre courant des tendances globales vers le néolibéralisme) qui expliquent pourquoi l’Iran n’a pas réussi à suivre la trajectoire sud-coréenne [28]. Cependant, c’est une lutte pour la survie et non une conviction idéologique qui a amené les dirigeants de la république islamique à se adopter un capitalisme d’état relativement autarcique dans les années 1980, en réponses aux tentatives américaines d’inverser la défaite infligée par les masses iraniennes en intervenant en faveur de l’Irak lors de la guerre qui l’a opposé à l’Iran de 1980 à 1988 [29]. En jetant un coup d’oeil à l’indicateur – peut-être un brin simpliste – du PIB, c’est en 1986 que celui de la Corée du Sud a dépassé pour la première fois celui de l’Iran.

Graphique 3: PIB de la Corée du Sud, la Turquie et l’Iran (dollars US actuels)
Source: Banque Mondiale.

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L’économie iranienne est engagée depuis le milieu des années 1980 dans un lent processus de redressement, à travers différentes phases de politiques de l’état dirigé par la nouvelle bourgeoisie. Cette dernière s’est développée durant la période où l’économie a été mise « sous serre », une autarcie intense imposée par la guerre contre l’Irak et l’hostilité des USA. Peyman Jafari montre comment la période post-révolutionnaire a joué un rôle charnière dans la formation du capitalisme iranien actuel [30]. L’économie capitaliste étatique en temps de guerre a donné naissance aux bonyads, les « fondations » étatiques massives qui ont organisé la distribution des ressources et des services aux classes populaires à la ville et à la campagne, contribuant ainsi à la mobilisation idéologique nécessaire pour l’effort de guerre tout en construisant une base sociale pour le nouveau régime. Les périodes de réformes néolibérales qui ont suivi n’ont pas érodé le rôle des bonyads dans l’économie où dans l’état. Ils ont plutôt été intégrés dans une forme hybride de « néolibéralisme du fait accompli » qui combine néolibéralisme et capitalisme d’état [31]. La trajectoire à long terme de l’économie iranienne est caractérisée par les contradictions sous-jacentes d’un potentiel poids lourd économique  qui est néanmoins soumis à une réalité géopolitique, celle de l’isolation et de la vulnérabilité de la classe dirigeante iranienne. Cette dernière a été rappelée à la réalité à maintes reprises par des chocs géopolitiques ces 40 dernières années, des chocs qui ont laissé leur empreinte sur l’économie. Le plus récent fut l’inversion rapide de la croissance soutenue des années 2000 après l’imposition de sanctions en 2011-2012. Le PIB de l’Iran commença à chuter alors que le pays perdit ses marchés d’export européens.

Cependant, la classe dirigeante iranienne a également été le bénéficiaire imprévu des succès comme des échecs de la politique américaine en Irak. La défaite militaire de Saddam Hussein en 1991, suivie par une période de sanctions avant son renversement par l’invasion américaine de 2003 ont affaibli puis éliminé un rival régional de l’Iran. Le régime iranien a également bénéficié de ses relations avec les anciens groupements islamistes chiites irakiens d’opposition  comme le parti Da’wa et le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak; ces deux formations ont dominé le système politique confessionnel parrainé par l’occupation américaine. Tous ces facteurs ont fait que l’influence iranienne en Irak commença à croître dans la deuxième moitié des années 2000 [32]. Les échecs américains sur les champs de bataille ont également permis à l’Iran d’exercer son influence militaire sur son voisin. En effet, la fameuse « reconquête » de 2006-2008 (qui a vu des dizaines de milliers de soldats US combattre divers groupes armés) a pavé le terrain pour la perte catastrophique de Mossoul en 2014 face à Daesh [33]. Diverses forces paramilitaires chiites, vecteurs d’influence iranienne,  ont été déployées pour contenir la menace présentée par Daesh.

La classe dirigeante américaine a alterné ses manières d’approcher les relations avec l’Iran (tout en restant dans une perspective générale d’hostilité et de suspicion). L’accord nucléaire poussé par Obama en 2015 se basait sur la supposition que les USA pourraient tacitement arriver à faire cause commune avec des éléments de la classe dirigeante iranienne, leur offrant même un billet de retour vers le marché mondial avec la bénédiction et sous des termes dictés par les USA. Le revirement soudain de Trump se base sur ce que le New York Time appelle le « pari risqué » sur le fait que la classe dirigeante iranienne n’aura pas la puissance économique et la volonté politique nécessaires au développement de l’arme nucléaire – avec la capacité militaire des USA et de leurs alliés régionaux comme Israel et l’Arabie Saoudite en garants de l’échec d’un tel projet iranien [34].

La Turquie entre le miracle économique et le pétrin géopolitique

Au cours des trois dernières décennies, l’économie turque s’est hissée au sommet de la hiérarchie régionale, dépassant allègrement l’Arabie Saoudite depuis 2000 malgré le fait de devoir importer 90% de sa consommation en hydrocarbures. L’expansion des petites et moyennes industries provinciales (hors Istanbul et Ankara) forma le fer de lance de la croissance turque ainsi que la base sociale qui permet toujours à Erdogan et son parti l’AKP de résister aux pressions de sections de l’état turc et des grands capitaux qui s’opposent aux politiques de l’AKP et ont tenté d’empêcher les islamistes de tous bords d’accéder aux leviers du pouvoir. Les succès électoraux de l’AKP durant les années 2000 s’expliquent également par le fait que la croissance turque a fait baisser le pourcentage de la population vivant sous le seuil national de pauvreté de 28.8% en 2003 à 1.6% en 2014 [35]. Ces statistiques cachent néanmoins des inégalités sociales continues et des problèmes de productivité dans les secteurs « informels » de l’industrie. Mais l’idée qu’un gouvernement islamiste a offert une certaine « prospérité » à des sections relativement larges de la population explique comment la base sociale profondément contradictoire de l’AKP a soudé des sections de la classe ouvrière et des habitants des quartiers pauvres des villes avec une section de plus en plus fortunée de la bourgeoisie turque organisée par le biais de l’Association des Industriels et Entrepreneurs Indépendants (MUSIAD).

Le destin du « miracle économique » turc des 15 dernières années reste inextricablement lié aux dynamiques de la compétition géopolitique. La position de la Turquie en tant que portail d’accès au pétrole nord-irakien signifie que la classe dirigeante turque n’est pas neutre quant à la question du pouvoir à Mossoul et à Kirkuk, deux villes qui, en plus, constituent un marché d’export important pour la Turquie. La frontière Est de la Turquie la connecte également à l’Iran, qui a supplanté l’Irak en 2017 comme source principale de pétrole brut d’Ankara [36].

La répression de la population kurde du côté turc de la frontière a longtemps compliqué les relations de la Turquie et de l’Irak. Durant les années 2000, la classe dirigeante turque a poursuivi un long processus de paix visant à mettre fin à la guérilla menée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à l’intérieur de la Turquie, tout en limitant sa capacité à se servir des pays limitrophes comme base arrière militaire, ou comme source de soutien diplomatique ou politique. C’est un des facteurs qui expliquent les bonnes relations du gouvernement turc avec le régime de Bachar al-Assad avant la révolution (en plus de l’ouverture du marché syrien aux exportations turques), ainsi que le ton étonnamment cordial des relations entre la Turquie et le gouvernement régional du Kurdistan à Erbil (dirigé par le Parti Démocratique du Kurdistan, un rival du PKK).

La désintégration de facto de la Syrie dans un conflit à géométrie variable, émanant de la répression militaire brutale du soulèvement populaire de 2011 par le régime Assad a fondamentalement altéré le terrain géopolitique des frontières Sud et Est de la Turquie. Le pays a dû accueillir 56% des réfugiés ayant quitté la Syrie. D’ami, le régime Assad s’est transformé en ennemi quasi-instantanément, alors qu’apparaissait une nouvelle entité kurde dans la région du Rojava entre la Syrie et la Turquie, et les forces militaires kurdes syriennes du PYD (allié du PKK, contrairement au KDP en Irak) se mettaient à jouer un rôle central en tant que troupes au sol alliées aux USA dans ses efforts pour détruire Daesh. Ces développements expliquent l’arrêt soudain du processus de paix avec le PKK et la reprise de la guerre dans les provinces de l’Est. Les troupes turques ont récemment envahi Afrin dans la partie Nord de la Syrie, causant la fuite de milliers d’habitants kurdes et visant à empêcher le canton de faire sa jonction avec les autres régions sous contrôle kurde qui constituent le Rojava [37].

Syrie: d’une guerre civile à une guerre régionale?

La Syrie constitue l’arène où les différentes dynamiques compétitives entre puissances mondiales et régionale s’intersectent de la manière la plus préoccupante. Des forces militaires antagonistes, venant de « plusieurs niveaux », y sont actives dans de multiples conflits. Les USA, qui ont déployé 2000 troupes au sol en Syrie depuis 2015, seraient en train d’y construire « une présence militaire à durée indéterminée » [38]. Les forces navales et les armées de l’air américaines, françaises et britanniques bombardent fréquemment des cibles en Syrie, alors que l’intervention de l’armée de l’air russe a renversé le rapport de forces de la guerre civile en faveur du régime d’Assad. La Russie a établi une nouvelle base à l’aérodrome de Hmeymim et a renouvelé les accords lui permettant d’utiliser sa base navale de Tartous, qui date de l’ère soviétique [39]. Les puissances régionales sont elles aussi à l’oeuvre dans les multiples conflits syriens; l’Iran soutient Assad et le Hezbollah libanais, en plus d’établir une présence militaire directe. Après l’invasion d’Afrin, le gouvernement turc a vivement réagi à l’annonce faite par les USA, son allié de l’OTAN, de l’établissement d’une force frontalière dominée par les Forces Démocratiques Syrienne (FDS), une formation elle-même dirigée par les Kurdes du PYD [40]. Enfin, il existe de nombreux acteurs engagés dans des rivalités locales et qu’on pourrait appeler tour à tour les « Kurdes », « jihadistes sunnites », « forces d’opposition », « forces pro-régime » (cette dernière inclut des unités de l’armée régulière ainsi que des milices paramilitaires) dans une tentative désespérée de donner un sens à ce kaléidoscope de coalitions changeantes sur des lignes de front mobiles.

De nombreuses raisons expliquent pourquoi la guerre commencée par Assad contre le soulèvement populaire de 2011 s’est mué en un conflit qui, non content de déchirer la Syrie même, envoie des ondes de choc qui traversent le système impérialiste régional et mondial. Nous n’avons pas l’espace pour explorer ici tous les aspects de ces dynamiques, mais décrivons néanmoins trois thèmes qui dominent ces processus entrelacés. Le premier est le désastre du voisin irakien: les cycles multiples de guerres, embargo, invasion, occupation, insurrection et conflit confessionnel qui ont saisi l’Irak ont affecté la Syrie de plusieurs manières, notamment par la désintégration de l’autorité étatique à la frontière, les flux massifs de réfugiés irakiens en Syrie et l’intervention de groupes armés confessionnels Irakien dans le conflit syrien (non seulement Daesh sunnite mais aussi des groupes chiites recrutés par le régime d’Assad). L’effondrement de l’autorité du gouvernement irakien dans les zones à majorité kurde du nord du pays a permis l’émergence d’un état kurde de facto, accélérant ainsi les tendances à l’autonomie régionale dans les zones kurdes de Syrie.

Ces facteurs ont interagi avec la stratégie contre-révolutionnaire poursuivie par le régime Assad. Comme nous l’avons déjà expliqué autre part, la décision d’Assad de traiter les foyers de rébellion de 2011 comme des « territoires ennemis », leur faisant subir bombardements massifs et sièges, eut des conséquences profondes [41]. La stratégie de survie du régime dépendait aussi de sa capacité à utiliser le sectarisme religieux comme arme – se faisant passer pour le protecteur des minorités religieuses contre le jihadisme sunnite, tout en protégeant ses propres alliés sur des bases sectaires, permettant et même ordonnant des massacres sectaires calculés pour fracturer l’unité forgée durant les premiers mois du soulèvement. Le passage d’une phase de soulèvement populaire à une phase insurrectionnelle armée a été perçu comme ayant eu lieu naturellement, ce qui a souvent servi à occulter le fait que la défaite du mouvement de protestation populaire de 2011 fut une précondition à l’établissement d’une hégémonie des jihadistes sunnites du côté de l’opposition. L’émergence de Daesh et sa prise de Raqqa et Mossoul est intervenue à une phase encore ultérieure, en 2014-2015. L’incapacité des dirigeants de Daesh à stabiliser leurs gains militaires, en partie parce que leur rigidité idéologique l’a emporté sur le pragmatisme nécessaire à la construction étatique, a de son côté ouvert une nouvelle phase dans un cycle guerrier qui semble ne pas connaître de fin (même s’il est trop tôt pour exclure définitivement Daesh en tant que force militaire, comme le rappelle Patrick Cockburn)[42]. De plus, alors le processus lent mais impitoyable d’élimination des derniers territoires rebelles par le régime Assad suit son cours, l’identité des gagnants et des perdants au niveau régional devient de plus en plus claire.

A travers les écrans de fumée des revendications et contre-revendications, il apparaît incontestable que l’influence militaire et politique de l’Iran s’est étendue de manière dramatique en Irak et en Syrie. Le Hezbollah, allié libanais de l’Iran, a joué un rôle de premier plan en soutenant les assauts des forces d’Assad contre les forces de l’opposition. Des groupes chiites paramilitaires irakiens se sont mobilisés, avec le soutien de l’Iran, afin de venir en aide au régime d’Assad. On dit que l’influence iranienne est désormais profondément incorporée au sein même de l’état syrien, notamment par le biais de « conseillers » qui ont construit les puissantes milices paramilitaires pro-Assad [43]. Les factions du capitalisme iranien les plus liées aux institutions étatiques, comme les Gardiens de la révolution, qui dirigent les interventions militaires en Irak et en Syrie, espèrent également bénéficier de la reconstruction durant l’après-guerre [44].

La position renforcée de l’Iran au sein du système sous-impérialiste régional au sortir de la guerre syrienne est un facteur majeur dans la décision prise par Trump de sortir de l’accord nucléaire. Une offensive militaire et diplomatique coordonnée par Israël a combiné des frappes répétées sur des « bases iraniennes » en Syrie avec un redoublement de la propagande officielle dénonçant les ambitions régionales du régime iranien et son soutien au « terrorisme ». Netanyahu a mené l’assaut, en tenant une conférence de presse pour dévoiler des informations soi-disant « secrètes » sur les supposées violations iraniennes de l’accord, et encourageant Trump à s’en retirer [45]. La prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane a rejoint la chorale des dénonciateurs de l’Iran, reprenant le même refrain que Netanyahu.

Il ne faut cependant pas exagérer la renaissance iranienne. C’est bien l’intervention de Vladimir Poutine qui a changé le cours de la guerre de manière décisive; la Russie était motivée par une logique de compétition impérialiste avec les USA, défendant d’un côté un allié existant (le régime Assad) et profitant d’une opportunité pour inaugurer une nouvelle arène d’intervention militaire et diplomatique russe. Il serait donc erroné de penser que l’accord irano-russe sur la survie du régime Assad signifie que des pressions identiquent s’exercent sur les deux pays en Syrie. Les attaques israéliennes récentes pourraient bien contenir un message pour les Russes: contenir la présence et les ambitions iraniennes en Syrie permettra aux Russes de pérenniser leurs propres gains qui seraient mis en danger par une éventuelle déflagration entre Israël et l’Iran [46].

Le fait que l’Iran soit parvenu à profiter des mauvais calculs américains pour revigorer quelque peu sa stature géopolitique doit être mis dans le contexte d’un système sous-impérialiste qui a vu une convergence sans précédent entre l’Arabie Saoudite et Israël. Il est tout aussi important de prendre en compte la manière dont les dynamiques compétitives sous-impérialistes sont affectées par le compétition entre les grandes puissances impérialistes. Nous avons en effet exploré ci-dessus les rôles sous-impérialistes de l’Arabie Saoudite et d’Israël qui restent dépendants d’une continuation de l’aide militaire et économique américaine, même si le caractère des liens qui les unissent peuvent changer. Les navires et les avions américains restent les garants ultimes de la survie de la dynastie al-Saoud en 2018, comme ils l’étaient en 1990. Cependant, l’aventurisme militaire de Mohamed Ben Salman au Yémen combiné au rôle de premier plan joué par la classe dirigeante saoudienne dans la contre-révolution en Egypte suggère que les dirigeants saoudiens commencent à avoir la gâchette facile et ne se contentent plus de laisser l’initiative militaire à d’autre décideurs.

Pour conclure, le recul relatif du pouvoir américain au Moyen-Orient après la longue agonie de l’Irak n’a pas, en soi, mené au ralentissement de la compétition impérialiste. Au contraire, les ambitions des puissances régionales (Iran, Arabie Saoudite, Israël et Turquie) et des puissances mondiales (Russie) se sont revigorées pour combler le vide. Celà devrait nous rappeler, si c’est encore nécessaire, que l’impérialisme n’est pas lié à un état ou groupe d’états spécifiques mais puise des racines profondes dans le processus même de l’accumulation capitaliste et ne sera pas éradiqué avant l’éradication du capitalisme lui-même. Face à l’ampleur de la dévastation sociale de l’Irak et de la Syrie, ou face à la perspective terrifiante d’une guerre entre des états nucléaires, l’on serait tenté de penser que les leviers de l’histoire se trouvent entre les mains des puissants. Mais les dernières vagues de grèves en Iran, les protestations contre les coûts des transports en commun en Egypte, les mobilisations populaires anticorruption traversant les divisions confessionnelles en Irak, ainsi que les manifestations de masse en Jordanie contre des mesures d’austérité prescrites par le FMI nous rappellent que les dirigeants du Moyen Orient qui ignorent les questions de classe le font à leur péril. La problématique de la fusion des résistances anti-impérialiste et anticapitaliste par en-bas au Moyen Orient, malgré les défaites subies depuis 2011, reste cruciale pour les socialistes révolutionnaires.

Anne Alexander


NOTES


[1] Callinicos, 2018, p9. Merci à Alex Callinicos, Jad Bouharoun, Phil Marfleet et John Rose pour leurs commentaires.
[2] Margulies, 2018.
[3] Sanchez, 2018a.
[4] Smith, 2018.
[5] Sur la relation entre l’état et le capital, voir Harman 1991. Sur l’impérialisme voir Bukharin, 1967, Callinicos, Rees, Haynes et Harman, 1994 et Callinicos, 2009.
[6] Callinicos, 2009, p185.
[7] Les débats à gauche sur la compréhension des dynamiques impérialistes lors de la guerre Iran-Irak des années 1980 sont utiles comme point de référence sur la discussion du sous-impérialisme actuel. Voir Callinicos, 1988 pour un exposé de la position prise par l’IST à l’époque.
[8] Callinicos, 2009, p166.
[9] Voir Callinicos, 2009 pour une discussion détaillée de ce sujet.
[10] L’analyse développée ici se concentre sur les pays “arabes” du Golfe, du Levant et de l’Egypte (sachant que certains de ces pays contiennent des minorités kurdes significatives) en plus de l’Iran, la Turquie et Israël. Nous n’avons pas ici la place pour discuter de l’Afrique du Nord/Maghreb.
[11] Callinicos, 2018.
[12] Voir Alexander et Assaf, 2005a et 2005b. Voir également Herring et Rangwala, 2006.
[13] Hanieh, 2011.
[14] Cela ne signifie pas que les tentative saoudienne d’asseoir leur domination sur le reste du Golfe ont toujours été couronnées de succès.
[15] Hanieh, 2011.
[16] Hanieh, 2011, p47.
[17] Smith, 1991.
[18] Stancati et Malsin, 2018.
[19] Carey, 2018.
[20] Al-Baqmi, 2018.
[21] Thomas, 2017.
[22] Economist, 2017.
[23] Thomas, 2017.
[24] Population and Immigration Authority, 2016, p11.
[25] Clifton, 2017.
[26] Landau, 2018; Président de Ad Hoc Liaison Committee, 2018.
[27] Williams, 2018.
[28] Maloney, 2015.
[29] Callinicos, 1988.
[30] Jafari, 2009.
[31] Jafari, 2009; Afary, 2017.
[32] Nader, 2015.
[33] Alexander, 2016.
[34] Sanger et Kirkpatrick, 2018.
[35] OECD, 2016, p18.
[36] Tiryakioglu, 2018.
[37] Margulies, 2018.
[38] BBC News, 2018.
[39] Tass, 2017.
[40] BBC News, 2018.
[41] Alexander et Bouharoun, 2016.
[42] Cockburn, 2018.
[43] Voir Sinjab, 2017.
[44] Blanche, 2017.
[45] Sanger and Kirkpatrick, 2018.
[46] Sanchez, 2018b.
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