La crise israélienne : « un conflit interne sur les moyens d’opprimer » les palestinien·nes

Entretien avec Majd Kayyal

Paru initialement en anglais sur le site Socialist Worker.

Les Cahiers d’A2C #08 – Mai 2023

La société israélienne s’enfonce davantage dans la crise tandis que son gouvernement de droite impose des réformes visant à supprimer le contrôle judiciaire qui pèse sur lui. Depuis maintenant plusieurs semaines, les manifestations d’Israélien.nes se massifient, leur mot d’ordre : la défense de leur « démocratie », de nombreuses et nombreux réservistes allant même jusqu’au refus d’accomplir leur service militaire1Le service militaire est obligatoire dans l’État d’Israël dès l’âge de 18 ans, sauf exception (parmi laquelle l’exception raciste d’exclusion des arabes israéliens). Cet endoctrinement militaire dure 2 ans et 8 mois pour les hommes et 2 ans pour les femmes.. Pourtant, bien que la crise concerne l’occupation de la Palestine et la façon de la gérer, la voix des Palestinien·nes à ce sujet et la question de leur résistance n’ont guère été visibilisées. Socialist Worker s’est entretenu avec Majd Kayyal, un militant palestinien basé à Haifa.

Que pensez-vous des manifestations à propos de la « démocratie » israélienne ? J’ai cru comprendre que la plupart des Palestinien·nes installé·es dans la Palestine de 1948, c’est-à-dire dans l’actuel territoire officiellement israélien, ne les rejoignent pas. Tout d’abord parce que, les organisateurs des manifestations excluent la question des droits des Palestinien·nes mais aussi parce qu’il n’y a pas de démocratie pour les Palestinien·nes en Israël.

Notre regard sur ce qui se passe ne se résume pas seulement à la question démocratique et ne se résume pas non plus à la question de l’inclusion ou non des Palestinien·nes dans le mouvement ou à la question de la Palestine. Les problèmes que nous posent cette contestation et le conflit sont, en soi, plus profonds que ça.

Les deux parties du conflit en Israël se battent pour le contrôle de l’État, ce qui signifie qu’elles s’opposent pour contrôler les moyens de notre oppression. Il s’agit d’un conflit interne à la société israélienne sur la détention des moyens et sur la méthode à utiliser pour opprimer les Palestinien·nes.

Aussi bien l’une que l’autre sont ancrées dans les colonies d’Israël en Palestine. Cet État s’est bâti sur un processus unique : la colonisation de l’espace et la destruction de la vie palestinienne.

Nous voyons, dans tout ce qui se passe actuellement, la forte présence et l’importance de l’expression de l’armée dans ce mouvement de protestation. D’accord, il y a ces manifestations, mais ce qui fait vraiment pression sur le gouvernement, c’est la menace des généraux, des pilotes d’avion de combat et des militaires qui cessent de s’entraîner.

Il y a des interviews, dans les médias israéliens comme Haaretz, de soldats refusant de servir. Tous sont fiers de leurs crimes de guerre. Mais chacun dit : « Nous agissions dans le cadre d’un contrat conclu avec un État démocratique, sachant qu’il y avait derrière une Cour de “justice” pour surveiller tout ça et donc nous faisions le travail. »

Il y a ces pilotes, ces soldats et ces généraux qui sont soudainement très choqués par l’incendie de Hawara2Il s’agit là de représailles organisées par des colons israéliens qui ont jeté des pierres, tiré à balles réelles et incendié des habitations dans la ville cisjordanienne de Hawara sous le regard complaisant et dans un laisser-faire complice de l’armée israélienne. perpétré par des colons israéliens. Mais ce sont les mêmes soldats qui ont rasé des centaines de bâtiments à Gaza et en Cisjordanie.

Certaines de ces personnes parlent des crimes de guerre qu’elles ont commis comme preuve de leur attachement à servir leur démocratie. 

Un soldat a raconté dans Haaretz comment ils utilisaient les ambulances pour forcer les barrages pendant les conflits avec la Cisjordanie. Et comment ils cachaient le symbole des ambulances pour ne pas se faire prendre. Oui, ce soldat affirme qu’il l’a fait car il s’agissait d’une opération inhérente à la démocratie. Mais aujourd’hui, le nouveau gouvernement veut gérer l’occupation et commettre les mêmes crimes sans le contrôle de la Cour de « justice ». 

Donc, pour les Palestinien·nes, est-ce qu’il faut se résoudre à rester en retrait et regarder la crise israélienne s’approfondir ou bien est-ce qu’il faut y voir de nouvelles opportunités pour la résistance ? 

Cette crise se produit en parallèle de violences policières inouïes contre les Palestinien·nes. Il existe un différend entre la police israélienne et le ministre de la Sécurité israélienne Itamar Ben-Gvir. Ce conflit est principalement lié à l’intrusion de Ben-Gvir à Jérusalem ainsi qu’à la gestion des militant·es palestinien·nes et des manifestations. Mais je pense aussi que la police a recours à davantage de violence contre les Palestinien·nes, surtout à Jérusalem, dans le but d’obtenir les faveurs du ministre. Elle est autrement plus agressive qu’autrefois.

Cette évolution avait commencé lors des émeutes palestiniennes de 2021 mais s’est accrue plus récemment, lorsque le gouvernement a interdit au drapeau palestinien de flotter en Israël. Chaque petite manifestation, regroupant une centaine de personnes, se serait passée très calmement, 6 mois auparavant. Mais maintenant, le simple fait de savoir qu’il y aura un drapeau palestinien signifie que tu es conscient·e, avant même d’arriver, qu’il y aura des affrontements. Tu le sais car la police insiste toujours pour faire tomber ce drapeau. 

Les militant·es savent que s’iels se rendent à une manifestation, il y a de fortes chances que ça se termine mal. Tout le monde se rappelle de la répression qu’on a connu suite aux manifestations d’il y a deux ans. Les gens sont actuellement jugés. Tous les jours, on entend parler de quelqu’un·e qui prend deux ans, huit ans, dix ans de prison. La police cible les militant·es et je pense qu’elle s’est arrangée pour saboter chaque mouvement. Mais c’est important de souligner en même temps qu’il y a toujours un espace palestinien qui est le centre de la résistance. 

En 2021, tout le monde était dehors, ensemble, malgré la faible mobilisation en Cisjordanie. Désormais, tous les regards y sont braqués, principalement sur Jénine et Naplouse. Quelque chose est en train de se produire sur le niveau de conscience de la population. C’est très positif car ça casse l’idée fabriquée par Israël et les USA que la Cisjordanie serait exclusivement contrôlée par l’Autorité Palestinienne (AP).

Maintenant, le contrôle de l’AP s’effondre aux yeux de tous. On avait l’habitude de regarder la Cisjordanie, de regarder à quel point l’occupation et l’AP étaient violentes et on se demandait si c’était vraiment possible que le peuple puisse se débarrasser un jour de ce régime complexe qui collabore avec Israël.

C’est donc une grande surprise de voir que la résistance armée se poursuit en Cisjordanie et ne cesse pas. Elle est très populaire. Cette résistance est armée, bien qu’elle se distingue d’une organisation militaire classique. Au lieu de disposer de pierres et de cocktails Molotov, elle utilise des armes à feu.

Elle n’a pas de tactique ou de hiérarchie. C’est plutôt quelque chose qui s’est développé à partir d’une résistance populaire et individuelle prenant la forme d’attaques. Les gens se battent à partir de leur propre maison et chaque quartier dispose de ses propres groupes d’habitant·es armés.

Par le soutien à ce type de résistance, les liens sociaux se retissent et permettent de créer une communauté sécurisée pour les combattant·es. On sent que la résistance se régénère. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas être critique à propos de ce qu’il se passe. Mais il y a quelque chose de fascinant dans cette capacité de résistance, peu importe ce qui se déroule, peu importe ce que l’Autorité Palestinienne ou Israël font. Cette aptitude pour régénérer la résistance est une leçon, je pense, pour l’humanité.

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Notes

Notes
1 Le service militaire est obligatoire dans l’État d’Israël dès l’âge de 18 ans, sauf exception (parmi laquelle l’exception raciste d’exclusion des arabes israéliens). Cet endoctrinement militaire dure 2 ans et 8 mois pour les hommes et 2 ans pour les femmes.
2 Il s’agit là de représailles organisées par des colons israéliens qui ont jeté des pierres, tiré à balles réelles et incendié des habitations dans la ville cisjordanienne de Hawara sous le regard complaisant et dans un laisser-faire complice de l’armée israélienne.