Aux sources de Daesh : la modernité, pas la théologie

A member of Iraqi Federal police walks along destroyed buildings from clashes in the Old City of Mosul, Iraq July 10, 2017. REUTERS/Thaier Al-Sudani TPX IMAGES OF THE DAY

En juillet 2017, le journaliste anglais Peter Oborne publiait une critique longue et bienvenue du documentaire de Channel 4, « Isis: The Origins of Violence ». Il résume ainsi la thèse de Tom Holland (l’auteur du documentaire) : « La violence extrême de l’autoproclamé État islamique devrait être interprétée de façons significatives comme une manifestation de l’islam lui-même ». Oborne accuse à juste titre Holland de malhonnêteté intellectuelle, exposant la sélection hautement biaisée des faits dont il s’est servi pour soutenir sa thèse.

Répondant à Oborne, le chercheur anglais Philip Wood ne nie pas que la plupart des musulmanEs et de leurs leaders religieux rejettent l’interprétation de l’Islam faite par l’EI, mais affirme néanmoins que ce dernier s’appuie effectivement sur une tendance de la pensée islamique.

Pris au pied de la lettre, Wood a raison dans le sens où Daesh utilise effectivement un langage islamique pour exprimer ses objectifs et justifier ses crimes. La solution proposée par Wood : que les musulmans admettent que cette tendance particulière existe et qu’ils entreprennent une réforme théologique qui « épouse les principes les plus tolérants et plus libéraux de leur tradition ».

En proposant un remède théologique au problème de l’EI, Wood insinue que la genèse du groupe se trouve, elle aussi, dans la théologie. En particulier, il la situe dans les récits de l’histoire première de l’islam, lorsque celui-ci a émergé au VIIe siècle et s’est répandu de la péninsule arabique à ce qui est aujourd’hui la Syrie, l’Irak et l’Égypte. Selon Wood, qui cite en guise de preuve anecdotique des livres pour enfants qu’il a vus à Damas, les narrations de ces épopées armées peuvent être perçues comme une « pré-propagande », créant toute une strate de jeunes musulmans potentiellement réceptifs à la rhétorique de l’EI.

Wood n’est évidemment pas le seul à aborder la question de Daesh de cette manière. On entend souvent, venant de l’extrême droite à l’extrême gauche, des invitations à « parler du problème de l’islam » ; que ce discours soit ouvertement islamophobe voire génocidaire ou, comme dans le cas de Wood et d’une bonne partie de la gauche, saupoudré de bienveillance, ne change pas grand-chose à l’affaire : cette idéologie religieuse, d’une manière ou d’une autre, enfanterait des tueurs.

Notre but ici n’est pas de rétablir un quelconque « islam authentique » à coups de vers du Coran prônant la tolérance et la coexistence– ce ne serait d’ailleurs pas très difficile. Passons également sur le fait que plus d’un millénaire de règne sans partage des Caliphats musulmans (donc des « Etats Islamiques » sous leurs diverses formes, Ottomans inclus) sur la région du Moyen-Orient n’a jamais empêché les communautés chrétiennes et juives d’y vivre, voire d’y faire de très bonnes affaires et de s’enrichir pour certains. En effet il valait bien mieux pour un Juif ou une Juive de vivre au Moyen-Orient qu’en Europe durant le Moyen-Age (ne parlons pas du 20e siècle).

La question à laquelle nous tentons de répondre est plus fondamentale : est-il vrai qu’une lecture ou une interprétation particulière de l’Islam (ou de toute autre religion) puisse constituer le motif de l’émergence de Daesh ? En d’autres termes, les idées, privées de leur contexte, sont-elles la véritable force motrice de l’Histoire ? Ont-elles une vie propre ou doivent-elles toujours être interprétées selon le contexte social réel duquel elles ont émergé ?

Mettre l’idéologie dans son contexte

Les idéologies, et les idées religieuses en particulier, avec leurs formulations souvent vagues et « fourre-tout », sont par définition ouvertes à un large éventail d’interprétations, selon la personne qui procède à l’interprétation, et le lieu et le moment où elle est faite. C’est pourquoi toute étude sérieuse d’un mouvement politique ou militaire qui revendique une légitimité religieuse doit prendre comme point de départ le contexte matériel concret, le contexte social, dans lequel il a émergé: « il faut distinguer, encore davantage dans les luttes historiques, entre la phraséologie et les prétentions des partis et leur constitution et leurs intérêts véritables, entre ce qu’ils s’imaginent être et ce qu’ils sont en réalité. »

Or, Wood ne s’embarrasse pas de telles précautions dans son analyse de l’utilisation de la rhétorique islamique par l’EI : il confond la propagande de l’EI avec son essence, là d’où elle prétend venir avec ce qu’elle représente réellement.

Le contexte dans lequel l’EI est né est, bien sûr, l’Irak. Plus précisément, l’Irak détruit par les guerres successives, les interventions et les sanctions impérialistes – qui ont principalement accablé les classes populaires irakiennes – sous Saddam, avant que l’invasion de 2003 par les États-Unis et leurs alliés ne le destituent.

Loin d’apporter un soulagement à la population irakienne déjà usée, les occupants occidentaux ont démantelé ce qu’il restait de l’État baathiste et ont cherché à stabiliser le pays à travers une présence militaire de plus en plus importante, des campagnes de bombardements et, au final, en transformant la rébellion en guerre civile confessionnelle. Ils ont remis le pouvoir au gouvernement sectaire, autoritaire et néolibéral de Nouri al-Maliki.

En une décennie, l’occupation a fini de détruire ce qu’il restait du tissu social de la société irakienne. C’est dans ce contexte qu’une mosaïque de groupes armés militants a émergé, et, parmi eux, ce qui allait devenir l’EI, une organisation militaire élitiste et meurtrière qui s’inspire d’une rhétorique religieuse apocalyptique.

Daesh n’est pas le premier de son espèce

Bien sûr, le contexte irakien ne s’applique pas directement aux milliers de recrues de l’EI en provenance d’Europe – et il est également improbable que celles-ci aient lu les livres de Damas que Wood mentionne.

Les études sur le sujet suggèrent que leurs motivations sont loin d’être purement religieuses, allant d’une vision nihiliste basée sur leur propre condition sociale, à la combinaison de l’islamophobie en Europe et des guerres impérialistes dans les pays musulmans, à l’origine du sentiment que « les musulmans sont attaqués ». Aucune preuve n’indique qu’ils aient été progressivement « radicalisés » en lisant des textes religieux jusqu’au moment où ils ne décidèrent de rejoindre l’EI – on peut se rappeler les deux recrues britanniques qui ont acheté les livres « L’Islam pour les nuls » à l’aéroport en allant rejoindre Daesh.

En dehors du Moyen-Orient, des contextes comparables ont enfanté des groupes similaires à l’EI. L’Armée de résistance du Seigneur (LRA) de Joseph Kony, en Ouganda, a émergé à la fin des années 1980 dans la région d’Acholi, en Ouganda, en réponse aux massacres confessionnels commis par l’armée de résistance nationale du président Yoweri Museveni.

À l’instar de l’EI, la LRA s’est appuyée sur une propagande religieuse apocalyptique, affirmant créer un nouvel ordre social basé sur les dix commandements de l’Ancien Testament. À l’instar de l’EI, elle est accusée de massacres confessionnels, d’enlèvements de masse, d’esclavagisme et de viols dans une région déjà dévastée par des années de guerres et de génocides.

Peut-on suggérer sérieusement que censurer les dix commandements de la Bible et « épouser les aspects plus tolérants et plus libéraux de la pensée chrétienne » auraient permis d’éviter cette catastrophe ?

« Ce qui se mijotait déjà »

L’histoire précoce de l’islam lui-même montre que les idées ne peuvent gagner en popularité sans ancrage dans la réalité sociale contemporaine. Dans son magistral « Tendances matérialistes dans la philosophie arabo-musulmane », le communiste libanais Hussein Mroueh écrit : « La nouvelle religion [l’islam], par son contenu social ainsi que sa doctrine religieuse, a émergé en tant qu’évolution de ce qui se mijotait déjà dans les profondeurs de la société préislamique. Cette dernière subissait des transformations sociales historiques et, par conséquent, des transformations dans ses perspectives philosophiques et religieuses ».

Les transformations sociales auxquelles Mroueh se réfère se sont produites dans la péninsule arabique, où des tribus fragmentées, nomades et belligérantes ont progressivement accumulé de la richesse grâce à leurs liens commerciaux croissants avec les empires byzantin et perse. La société a commencé à prendre une forme plus organisée et les conditions matérielles ont favorisé une vision différente du monde.

L’islam, avec sa vision monothéiste et son projet de construction étatique si nécessaire, a pu se rapporter à ces transformations, comme l’affirme Chris Harman dans « Une histoire des peuples du monde » : « L’islam n’était pas simplement un ensemble de croyances ou de règles de comportement moral. C’était aussi un programme politique visant à réformer la société, à remplacer la ‘‘barbarie’’ de la concurrence, souvent armée, entre tribus et familles dirigeantes, par une communauté ordonnée, la oumma, basée sur un code unique de lois. »

Après avoir conquis les provinces précédemment byzantines de Damas et d’Alexandrie, des preuves mentionnées par Mroueh révèlent que les nouveaux dirigeants musulmans étaient davantage préoccupés par la construction de leur appareil d’État à travers la collecte d’impôts et les alliances politiques avec le clergé chrétien local (heureux d’être débarrassé de ses gouvernants byzantins), que par la conversion de leurs nouveaux sujets (en grande partie chrétiens et juifs) à l’islam. Il s’agit d’un exemple concret de restriction du zèle religieux, nécessaire dans la phase de conquête, pour s’adapter à la nécessité sociale et politique de construire un État.

Les divisions religieuses au sein de l’islam reflétaient elles aussi les clivages sociaux : par exemple, la secte chiite a émergé de la rébellion des partisans d’Ali qui étaient issus en grande partie des pauvres des villes et se sont élevés contre la nouvelle aristocratie musulmane ayant prospéré sous le troisième calife, Othmân. Les parties belligérantes ont toutes deux affirmé représenter l’islam « authentique » et ont plaidé leur cause en employant le langage théologique trouvé dans le Coran. Mais seules les conditions sociales présentes à l’époque peuvent expliquer pourquoi ce conflit a émergé. De fait, Mroueh l’appelle la « première révolution sociale au sein de l’islam ».

Les racines dans les conditions actuelles

La perspective historique ci-dessus ne vise pas à nier le rôle de l’idéologie religieuse, mais à la subordonner à l’action humaine. Si la prédication du prophète Mohammed a trouvé un écho à l’époque, c’est parce que les conditions sociales étaient propices au projet concret que l’islam cherchait à incarner.

Si des milliers de personnes ont été disposées à croire aux prophéties apocalyptiques de l’EI et à commettre des meurtres de masse sectaires, c’est parce qu’ils ont grandi dans une société qui était déjà en pleine désintégration, ravagée par des décennies de guerre, de pauvreté et de sectarisme. Telle est la réalité qui constitue le soubassement de l’EI.

N’importe quel illuminé peut prêcher le génocide et l’apocalypse; mais il faut des circonstances absolument exceptionnelles, catastrophiques, indépendantes des volontés des dirigeants religieux pour donner un levier réel à la propagande. Ces conditions sont celles de l’Iraq et de la Syrie.

La nécessité de comprendre l’idéologie dans son contexte social s’applique également aux autres grandes religions. Friedrich Engels a vu dans le christianisme des premières heures la religion des esclaves, des pauvres et des opprimés, le comparant même au mouvement socialiste du XIXe siècle.

Or, ce même langage religieux a été utilisé pour fournir une couverture idéologique à l’exploitation brutale des paysans en Europe pendant le Moyen Âge. L’explication ne réside pas dans une interprétation particulière de la pensée chrétienne, mais dans de profonds changements sociaux : les couches supérieures du clergé faisaient désormais partie de la classe dirigeante féodale qui avait émergé des ruines de l’Empire romain.

Des décennies de guerre, de sectarisme et d’interventions impérialistes ont déchiré le tissu socioéconomique de la société irakienne et permis l’émergence de ce qui a fini par prendre le nom d’EI. Des conditions similaires en Syrie, bien que sur une échelle de temps beaucoup plus réduite, lui ont offert l’opportunité de se propager sur le plan militaire. Les armes utilisées par les dirigeants arabes pour défaire les révolutions dans leur pays, lors desquelles des millions de personnes ordinaires ont agi pour transformer leur vie et donner un aperçu de ce que pourrait être un Moyen-Orient débarrassé du despotisme local et de l’impérialisme étranger, ont enfoncé la région dans un désespoir plus grand.

Par conséquent, Daesh n’est pas un spectre venu nous hanter depuis un passé lointain, mais son théâtre de violence apocalyptique puise de profondes racines dans le sol moderne. Que cette modernité dystopienne puisse s’exprimer à travers l’imagerie déformée d’antan, qui le nie ? Ce n’est pas la première fois ni la dernière que des légendes passées sont invoquées pour légitimer une entreprise moderne et rassurer ceux qui l’entreprennent.

Le remède à Daesh et consorts ne se trouve certainement pas dans une quelconque réforme théologique de l’islam. Il ne peut pas non plus venir des campagnes de bombardements occidentales ou russes en soutien aux armées des despotes et aux milices confessionnelles. Celles-ci ne font que reproduire les conditions qui ont donné naissance à l’EI, et préparer le terrain pour l’émergence d’un autre monstre.

Jad Bouharoun – article initialement publié sur Middle East Eye

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