
Les Cahiers d’A2C #18 – septembre 2025
Les chutes des gouvernements formés par Michel Barnier (décembre 2024) et François Bayrou (septembre 2025) sont advenues dans des contextes politiques très similaires marqués notamment par l’incapacité de la classe dirigeante en France à gouverner grâce aux moyens actuels de la démocratie bourgeoise. Mais alors que c’était la censure parlementaire par les fascistes du RN qui avait provoqué la chute du gouvernement Barnier, dans le cas de Bayrou c’est la menace d’un mouvement social d’ampleur le 10 septembre qui a poussé la classe dirigeante à le sacrifier dans l’espoir de couper l’herbe sous le pied de la mobilisation.
Un mouvement de classe, une classe en mouvement
Cette différence a des conséquences majeures quant aux possibilités ouvertes par la séquence politique qui démarre à partir de septembre 2025. L’appel à « tout bloquer » est d’abord apparu sur les réseaux sociaux puis est parvenu en quelques semaines à prendre une ampleur nationale en dehors de l’initiative et du contrôle des directions politiques, syndicales et associatives nationales. Ce qu’il faut noter en premier lieu à propos de ce mouvement c’est qu’il a très vite révélé son caractère de classe : c’est une révolte des pauvres contre les riches, de celles et ceux qui subissent les évolutions du capitalisme face à celles et ceux qui les mettent en œuvre.
Une partie importante de notre classe s’est emparée de l’appel à tout bloquer pour le discuter et l’organiser à travers des assemblées publiques dans plusieurs dizaines de villes, villages ou quartiers. L’écho s’est aussi amplifié au fur-et-à-mesure avec les prises de position et appels à rejoindre le mouvement de tout un ensemble de formes collectives à travers lesquelles notre classe s’organise : Collectifs antiracistes et antifascistes, collectifs de sans-papiers et mineur.e.s isolé.e.s, collectifs de solidarité avec la Palestine, collectifs écologistes, féministes, LGBTQI+, sections syndicales, groupes politiques locaux, collectifs de quartier, associations, etc.
La question du pouvoir
Derrière l’appropriation et la prise en charge par toute une partie de notre classe d’un appel issu d’abord des réseaux sociaux, il faut voir une conséquence des expériences et des bilans qui ont été tirés des précédents mouvements sociaux : Face à une classe dirigeante de plus en plus déterminée, les solutions par en haut ne fonctionnent pas, les rapports de force institutionnels et les négociations, qu’elles soient politiques ou syndicales, ne mènent à rien, il faut donc une autre stratégie au mouvement.
Le mot d’ordre qui a été central dans la construction du 10 septembre est très offensif : tout bloquer ! Et c’est bien autour de cette question que les assemblées se sont réunies et que les questions de stratégie se sont posées : tout bloquer, ok, mais comment on fait ? Cela affirme d’emblée la volonté non pas d’être de simples instances de représentation réduites à appliquer des consignes venues d’en haut ou à remonter des revendications, mais bien des endroits où notre classe prend les choses en main, où les décisions sont prises et les discussions de stratégie menées.
Pour s’ancrer dans le temps, comme pour se donner les moyens de gagner, il sera fondamental de développer ces assemblées, d’y maintenir ce niveau de discussions et de décisions, de faire de la participation du plus grand nombre une boussole. Tout mouvement finit par se doter d’une direction, s’il ne se donne pas lui-même les moyens de l’organiser par en bas, elle viendra alors d’en haut. Le potentiel d’extension de ces modalités d’organisation est encore énorme quand on pense aux centaines de villes et villages impliquées dans les mouvements les plus massifs de ces dernières années : Mouvement des retraites 2023, révolte pour Nahel et contre les violences policières en 2023, manifestations antifascistes après la dissolution de l’assemblée nationale en été 2024, les manifestations à l’occasion de la journée internationale contre le racisme le 22 mars 2025, les mobilisations féministes du 8 mars et 25 novembre de ces dernières années.
Comment gagner ? Comment tout bloquer ?
Est-ce que pour gagner, il faut bloquer en premier lieu les flux (routes, ronds-points, entrées des villes) ou il faut faire la grève ? Est-ce que faire grève signifie se concentrer sur des secteurs stratégiques ou faut-il que nous fassions tou.te.s grève ? Ces 2 questions ont traversé le mouvement dans ces premières semaines et c’est de la manière dont ces débats continueront d’être menés et de leur issue ainsi que des expériences et bilans qui en découleront que dépendra en partie la capacité de ce mouvement à s’ancrer dans la durée et à s’étendre.
Démarrer les discussions par la question des secteurs stratégiques, c’est déjà affirmer que certains secteurs le seraient et d’autres non, donc que la grève de certain.e.s travailleur.se.s serait plus importante que la grève d’autres. Cela laisse à penser que ces secteurs seraient en réalité quasi décisifs à eux seuls pour l’emporter. Il faudrait alors trouver les secteurs ou flux qui touchent le plus au porte-monnaie de la bourgeoisie. Et puis alors quoi ? La classe dirigeante cèdera bien quelques négociations ! C’est sous-estimer la classe dirigeante et prendre la question de la grève à l’envers en la réduisant à une simple expression du rapport de force actuel. En premier lieu la grève libère, permet de prendre conscience de notre pouvoir collectif, elle permet à notre classe de s’organiser et de développer la conscience en son propre pouvoir.
Et si l’objectif est bien la généralisation de la grève, ces assemblées de villes, villages ou quartiers deviennent les lieux idéaux pour coordonner les piquets de grève et blocages, pour discuter de comment celles et ceux déjà en grève peuvent aller convaincre celles et ceux qui ne le sont pas, de soutenir les points forts de la grève et s’appuyer sur ces points forts pour convaincre ailleurs, pour se défendre face à la répression et aux fascistes, pour organiser les collages et diffusions de tracts, pour organiser la solidarité. Construire avec la conviction que chaque personne qui reprend confiance dans sa capacité à agir, chaque personne qui s’organise est une personne qui renforce notre capacité collective à gagner et le faire à une échelle de masse. Cela ne signifie pas que la grève est le seul mode d’action, cela signifie que le mouvement considère la généralisation de la grève comme une des questions autour de laquelle on s’organise, on cherche comment agir.
Unité et solidarité
Ce sont sur ces bases-là de stratégies et de généralisation de la lutte que doivent être menées les débats sur la question de la lutte en solidarité avec la Palestine, de la lutte contre le racisme et en solidarité avec les migrant.e.s, contre le sexisme, la transphobie, contre toutes les oppressions qui s’attaquent à notre classe et détruisent les vies de nombre d’entre nous. Non pas comme des questions à côté de celles de la grève ou du blocage, mais comme des enjeux centraux dans l’extension du mouvement et de la grève autour desquels l’unité et la solidarité de classe peuvent se forger. La capacité du mouvement à prendre ces questions en charge à travers son auto-organisation et l’intervention des collectifs organisés sur des luttes spécifiques seront déterminantes.
Enfin, le mouvement qui s’annonce doit être aussi une occasion d’isoler et de faire reculer les fascistes : aussi bien leurs organisations les plus institutionnelles (RN, Reconquête, syndicats étudiants ou d’agriculteurs) que leurs militant.e.s et groupes de rue. Cela ne pourra se faire sans combiner la question de l’antiracisme (articulée avec celle de la grève comme discuté plus haut) avec les actions spécifiques pour empêcher aux fascistes toute apparition dans la rue. Cette question est également reliée à celle de la grève dans le sens où, partout où les fascistes apparaîtront forts, les capacités de généraliser la grève reculeront car ils peuvent incarner une autre stratégie à travers leurs partis forts dans les élections et institutions ou parce qu’ils peuvent faire reculer l’organisation du mouvement en l’attaquant physiquement. Cela nécessitera d’empêcher les apparitions de militant.e.s du RN et de Reconquête sur les marchés, de mener des réunions publiques, des meetings etc., de dissuader toute attaque contre des collages, des assemblées ou des piquets de grève, de démontrer une solidarité inconditionnelle et en acte face aux attaques racistes en direction des musulman.e.s, immigré.e.s, racisé.e.s.
Face à l’austérité, au racisme, au nationalisme, pour empêcher la guerre et le fascisme, nous sommes tou.te.s concerné.e.s : seule notre classe peut briser la trajectoire du capital, soyons toutes et tous des acteur.rice.s du changement !