1973 : la révolte des travailleurs immigrés

L’année 1973 est certainement l’une des plus violente de l’histoire de la Ve République en matière de racisme et violences contre les immigré·es. Pourtant, c’est également une année riche en mobilisations des travailleurs immigrés et de militantisme à leurs côtés. Elle est la preuve des possibilités de mobilisations antiracistes, d’auto-organisation des travailleur·euses immigré·es, de grèves contre le racisme, de mobilisations larges contre les lois de contrôle de l’immigration et contre les crimes racistes.

Les Cahiers d’A2C #07 – Mars 2023

Les années 1970 ouvrent une nouvelle période dans l’histoire du capitalisme. Les Trente glorieuses laissent la place aux temps des crises économiques1voir « 1973, Le nouveau temps des crises », de Mathieu Pastor. Entre 1971 et 1973, le chômage quadruple en Europe. 

Dès 1972 le gouvernement de Jacques Chalban-Delmas promulgue des circulaires pour contrôler l’immigration et ainsi « prendre des mesures pour l’emploi ». Les circulaires « Marcellin Fontanet », du nom du ministre de l’Intérieur et du ministre du Travail, restreignent la circulation des travailleur·euses immigré·es en liant l’attribution de la carte de séjour à un titre de travail et une attestation de logement. C’est ainsi que des dizaines de milliers de travailleur·euses deviennent des immigré·es clandestins.

Les circulaires Fontanet-Marcellin constituent les prémisses d’une nouvelle politique de contrôle des flux migratoires, déterminée par les besoins du marché du travail et le niveau de chômage. Le gouvernement français accrédite ainsi l’idée selon laquelle il y aurait trop d’immigré·es en France.

L’échine des immigré.es n’est pas courbée

Dès qu’elle est connue, en 1972, la circulaire Fontanet entraîne des fortes mobilisations dans le monde associatif et syndical, avec comme mot d’ordre « l’égalité effective des droits entre travailleurs immigrés et français ». La CGT et la CGDT participent à des journées d’action et d’information contre ces circulaires.

Petit à petit, des nouvelles formes de mobilisation voient le jour avec des grèves de la faim de « sans-papiers » soutenues par des grèves dans plusieurs secteurs : à l’usine Pennaroya de Lyon dès février 1972, les éboueurs de Paris en décembre et les OS de l’usine Renault en avril 1973.

À partir de novembre 1972 et la grève emblématique de Saïd Bouziri et de trois autres militants immigrés menacés d’expulsion, les grèves de la faim se multiplient sur tout le territoire, visibilisées par des intellectuels comme Deleuze, Foucault, Sartre. Cela permet de faire entendre la voix des immigré·s qui dénoncent les souffrances au travail, les « marchands de sommeil » et le racisme anti-arabe. Ces actions aboutissent à la création du Comité de défense de la vie et des droits des travailleurs immigrés (CDVDTI) et les revendications vont s’élargir aux demandes de cartes de travail et à l’abrogation des circulaires Marcellin-Fontanet. 

Le pouvoir recule

Tandis que le taux de travailleurs immigrés dans la population active atteint 9,5 %, le MTA (Mouvement des travailleurs arabes) se constitue lors de la Conférence nationale des travailleurs arabes des 17 et 18 juin 1972 à Paris.

Il est composé essentiellement d’étudiant·es et d’ouvriers immigrés (Tunisie, Maroc, Algérie, Liban). 

De nombreuses actions, portées par le CDVDTI et le MTA, des grèves d’usine alliant augmentation des salaires, conditions de travail et régularisation des sans-papiers et de multiples formes de manifestations contre les circulaires mobilisant parlementaires communistes et socialistes, personnalités religieuses, figures intellectuelles de gauche gagnent la suspension de la circulaire Fontanet et donc la régularisation de 35 000 ­personnes entre juin et septembre 1973. 

Le 13 janvier 1975, le Conseil d’État saisi par le Gisti annulera plusieurs dispositions des circulaires Marcellin-Fontanet.

Montée du racisme et du fascisme

Malgré les mobilisations des travailleur·euses immigré·es, durant l’année 1973 le climat devient de plus en plus raciste légitimé par le discours du pouvoir présentant l’immigration comme un problème. C’est sur ce terreau que les fascistes passent à l’offensive.

Depuis 1960, des organisations d’extrême droite nostalgiques de l’Algérie française se développent avec l’OAS (Organisation armée secrète), Occident, Ordre nouveau ou le GUD. En 1972, à la suite du deuxième congrès de l’organisation explicitement fasciste Ordre nouveau, une décision est prise de construire une structure plus large pour participer aux élections législatives. C’est ainsi qu’un nouveau parti fasciste voit le jour, le Front national avec à sa tête Jean Marie Le Pen qui a participé aux tortures des militant·es du FLN (Front de libération nationale algérien).

Le parti se construit sur la haine anti-arabe, contre l’immigration et sur la nostalgie de l’Algérie française. Le Front national permet l’unification des groupuscules fascistes et leur renforcement à l’échelle nationale.

Vague de crimes racistes

Pendant l’été 1973, le racisme anti-arabe atteint son paroxysme dans le Sud de la France. Le 9 juin, Ordre nouveau lance une campagne nationale « Halte à l’immigration sauvage ».

À Grasse, ville du Sud de la France, le 11 juin 1973, les travailleurs immigrés tiennent un meeting en plein air face à la menace raciste mais aussi la menace d’expulsions car ils n’ont ni contrat de travail ni logement décent. Le meeting leur permet de décider de faire grève le lendemain. Les fascistes recouvrent les murs d’affiches « Halte à l’immigration sauvage ».

Le lendemain du meeting, la grève est très suivie et entraîne deux à trois cents grévistes devant la mairie de Grasse pour faire part de leurs revendications. La mairie refuse de les recevoir et dispersera les manifestant·es par la force. Dans l’après-midi, s’organise une ratonnade. Les grévistes sont poursuivis jusque chez eux, frappés, arrêtés par les CRS mais également les commerçants et les habitants de la ville. 

La chasse à l’immigré commence aboutissant à cinq blessés graves et trois cents arrestations. Un comité de vigilance des commerçants et des artisans se crée pour « se débarrasser des mille oisifs qui portent atteinte au bon renom de la cité », démarche soutenue par la mairie de Grasse qui déclare « C’est très pénible, vous savez, d’être envahi par eux ».

Vague raciste dans le Sud de la France

À Marseille, le 25 août 1973, un Algérien, Salah Boughrine tue un chauffeur de bus.

L’événement est là. Au bout de quelques jours, on apprend que Salah Boughrine était atteint, à la suite d’un traumatisme crânien, de maladie mentale.

Mais il est trop tard et l’affaire est déjà saisie par la presse locale qui profite de cet événement pour colporter la propagande anti-arabe et contre l’immigration.

Le 26 août 1973, dans le journal Méridional-La France, le rédacteur en chef Gabriel Domenech, nostalgique de l’Algérie Française et sympathisant de l’extrême droite publie :

« Bien sûr, on nous dira que l’assassin est fou, car il faut bien une explication, n’est-ce pas, pour satisfaire ceux qui refusent d’admettre que le racisme est arabe avant d’être européen. Et qu’il n’y a, finalement, de racisme européen que parce que l’on tolère, depuis trop longtemps, tous les abus du monde arabe… pour de basses raisons pétrolières. La folie n’est pas une excuse. Cet assassin-là, même s’il est fou (je dirai plus, s’il est fou), les pouvoirs publics sont encore plus gravement coupables de l’avoir laissé pénétrer sur notre territoire. Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. »

Dans les jours qui suivent ce véritable appel au sang, six Maghrébins seront victimes d’assassinat. Le jour des funérailles du chauffeur, 5 000 personnes dont 2 000 traminots défilent derrière la dépouille. La marche est composée de partis politiques (Front national, Centre démocrate, Comité de défense de la République, Union des Démocrates pour la République, Centre démocratie et progrès, Centre national des indépendants), de « syndicats » jaunes (Confédération française du travail, Union générale des travailleurs, Union syndicale de défense des intérêts des Français repliés d’Algérie et d’outre-mer), d’associations de rapatriés d’Algérie et d’organisations de jeunesse (GUD, Union des jeunes pour le progrès, Front des étudiants juifs).

Cette manifestation est donc une réussite pour les organisations d’extrême droite qui permettent de mettre en mouvement des milliers de personnes autour d’une revendication raciste.

Les groupes fascistes les plus convaincus, à l’initiative de la section locale du parti Ordre nouveau se rassemblent dans un nouveau comité, le Comité de défense des Marseillais (CDM), créé le lendemain du drame, afin d’« assurer leur propre sécurité et celles des Marseillais ». Ils tractent « Marseille a peur » appelant à manifester le 28 août contre les « agressions arabes ».

Dans la nuit du 28 au 29 août, un commando jette un cocktail molotov dans les bâtiments d’une entreprise de nettoyage des chantiers navals de la Ciotat où travaillent essentiellement des immigrés et Lhadj Lounès est tué par balles à Marseille à la sortie d’un café.

La riposte

C’en est trop pour la communauté algérienne et les travailleur·euses immigré·es visés par les attaques racistes de plus en plus violentes, les obligeant à rester cloîtrés chez eux de peur d’être tués par les militants fascistes.

Le 31 août, 1 500 ouvriers immigrés des chantiers navales de la Ciotat mènent une grève spontanée contre les attentats racistes. Le lendemain, un cortège funèbre à la mémoire de Lhadj Lounès traverse Marseille, du bidonville de la Calade au port de la Joliette.

Au terme de la marche, un militant du MTA de Marseille lance le mot d’ordre de « grève générale contre le racisme » pour 24 heures. 

Le jour dit, 30 000 ouvriers de la région marseillaise se mettent en grève : 100 % des travailleurs des chantiers navals et des employés municipaux de la Ciotat, 60 % des travailleurs de Marseille et 100 % à Aix en Provence.

Nationalement, l’ensemble des comités locaux du MTA lance un appel à la grève générale pour le 14 septembre 1973 qui fait descendre dans la rue, les ouvriers des grands chantiers comme celui de Roissy (1 700 grévistes sur 2 000 ouvriers) mais aussi les commerçants de Belleville.

Pour construire la grève, ils tractent aux sorties du métro mais aussi aux sorties d’usine en arabe et en français :

« Dans la région parisienne, le vendredi 14 septembre sera pour nous une grande journée à la mémoire des victimes du racisme et une journée de lutte pour notre dignité et nos droits. Nous appelons tous nos frères arabes à se mettre en grève pendant 24 heures pour protester contre le racisme et avertir tous les racistes que nous ne nous laisserons pas faire ».

Les militants du MTA prouvent ainsi que les travailleurs immigrés sont enclins à se battre contre la haine et pour revendiquer l’égalité des droits entre travailleur·euses immigré·es et travailleur·euses français·es. Leurs actions de grève et leur discours politique s’articulent sur la place centrale que les travailleurs immigrés occupent dans la production française avec le slogan « Les Arabes arrêtent la France ! ». Les grèves visent à mettre en lumière la dépendance de l’économie française envers la main-d’œuvre étrangère.

Une voie s’est ouverte

Si la mobilisation a été réussie, elle n’a clairement pas abouti à la grève générale.

Lors de leur bilan politique, les militant·es du MTA notent que les organisations syndicales n’ont que très peu soutenu la mobilisation des travailleurs immigrés et que leur implantation n’était pas assez conséquente dans les usines où travaillent les immigrés. De plus, des immigrés sub-sahariens regretteront l’appel exclusif pour les travailleurs arabes, alors qu’ils subissent également le racisme. Malgré cela, le MTA a permis de prouver la possibilité de coordination de grèves autonomes pour protester non seulement contre des conditions de travail, mais contre ce qui se passe à l’extérieur de l’usine, les crimes racistes.

L’expérience de la grève générale contre le racisme est celle d’une grève politique permise par l’auto-organisation des travailleurs immigrés autour de comités locaux, regroupant des militant·es arabes mais aussi français forts de leur engagement politique contre l’impérialisme et pour la libération de la Palestine. Elle fut aussi un produit de la mobilisation large contre les circulaires Marcellin-Fontanet.

Anouk, Marseille
Print Friendly, PDF & Email

Notes

Notes
1 voir « 1973, Le nouveau temps des crises », de Mathieu Pastor