La vie est brutale, la lutte est vitale !

Collectif OEIL
Le 30 mai et les jours qui ont suivi, une sensation de libération de la rage accumulée est ressentie dans plusieurs endroits. Parfois, elle a pu être ressentie par ricochet dans certaines parties du pays qui n’avaient pourtant pas été dans la rue depuis début mars et les dernières manifestations contre la réforme des retraites.

Il y avait eu des tentatives, le 1er mai notamment. Nous pouvons retenir, surtout, que la lutte en ligne et sur les réseaux n’a pas eu lieu. On ne voit pas les objectifs, on ne peut discerner les ennemis politiques, matériellement – les mairies, les préfectures, les commissariats, les statues d’esclavagistes, les tribunaux… se rassembler prend tout son sens dans l’espace public. Les médias n’ont pas fait de reportages ou d’entretiens sur les manifestations de playmobiles en ligne. A croire que ça ne les intéresse pas, ou plutôt que ce n’était pas très menaçant pour l’économie, pour les patrons, les dominants ? C’est la capacité à être nombreux·ses qui peut créer un processus de changement, ponctué d’événements qui obligent, par exemple, les agences de presse à documenter tout ce qui s’y lie et à prendre en considération la voix des opprimé·es. En ce moment, quasiment chaque événement qui entre dans le champ de l’activisme contre le racisme et les violences policières a plus de chance d’être traité médiatiquement, et de façon plus proche de ce qu’on défend. On peut aussi prendre l’exemple de la grève des livreurs sans-papiers pour leur régularisation, qui met la pression sur une entreprise de livraison de repas au cœur de Paris. Il  y a une part d’implication physique, mentale, subjective, dans la lutte. Elle ne peut venir uniquement de symboles, de hashtags, d’autoportraits avec des pancartes ou encore de caricatures. Ces outils ne sont que des étapes, et ce n’est pas méprisant de le dire. C’est reconnaître qu’on ne peut mettre sur un pied d’égalité un outil de propagande et un outil de renversement du pouvoir.

Exprimer individuellement notre colère sur les réseaux sociaux ne peut s’assimiler à la réunion de forces, d’individus et à l’occupation de l’espace public. Face au pouvoir de l’argent, il faut le pouvoir du nombre pour contrer l’idéologie dominante, le morcellement des résistances et la répression. Si on augmente l’intensité du combat, on observe que les dominants et leurs médias bégaient, sont obligés d’écouter les revendications, ne répètent pas simplement la parole des policiers racistes ou des patrons voyous… Cela doit nous encourager à continuer de nous organiser, même à travers une prochaine pandémie.

La continuité des révoltes durant le confinement nous a montré qu’il n’était pas possible de rester immobiles, entassé·es et méprisé·es dans des conditions sanitaires lamentables. Les luttes ne se sont mises en pause que pour celleux qui l’avaient décrété. Une partie de la gauche peine à appeler sereinement à des interventions politiques dans la rue, trouvant contradictoire le fait d’appliquer le droit de retrait et le droit de manifester. Il y a pourtant toujours à dire et à contester.

Sauf que depuis fin mai, et notamment la manifestation historique du 30 de la Marche des Solidarités, avec 10 000 manifestant·es en très grande majorité sans papiers et noir·es, la colère accumulée, qui s’exprimait dans différents foyers de lutte jusqu’alors limités, explose. Cette reprise de la rue a pu donner plus de confiance aux syndicats pour appeler à manifester le 16 juin.

Collectif OEIL

Ce qui a donc permis, entre autres, de relancer les mouvements de masse dans la période appelée « déconfinement », c’est l’activité politique dans les foyers de travailleurs immigrés – comme chez les Baras à Montreuil, ce sont aussi les résistances et révoltes dans les quartiers pauvres et immigrés, les mutineries dans les prisons, les grèves de la faim dans les centres de rétention, les manifestations des soignant·es et des hospitalier·es à Bron, à Rouen, à Tourcoing, ce sont les appels à la grève, les débrayages pour le droit de retrait un peu partout…

La spontanéité et l’organisation

Nous ne pouvons pas faire comme si la crise sanitaire n’était pour rien dans l’accumulation de colère, d’envies de révoltes et de changement de système. La gestion autoritaire par le gouvernement, les préfectures et la police, avec ses contrôles et ses crimes, le mépris pour les personnes âgées et handicapées mortes du virus, etc. Seulement, on ne peut se limiter à cette explication. Que le 30 mai des milliers de sans-papiers cassent le confinement des luttes ne peut s’expliquer par la seule spontanéité. Derrière, il y a le travail de longue haleine des collectifs, des journalistes de médias indépendants, de militant·es de terrain, à la fois sans papiers, antiracistes, proches de victimes de la police, syndicalistes, révolutionnaires.

Depuis ce fameux 30 mai, il y a eu l’appel du Comité Adama, qui a rassemblé également des dizaines de milliers de personnes, puis de nombreux rassemblements et manifestations dans des dizaines de villes plus ou moins grandes. La lutte de rue, massive, a repris par le biais des luttes antiracistes, avec une prédominance de personnes vivant le racisme, y résistant, et voulant en découdre avec ce système d’exploitation et d’oppression. Beaucoup de jeunes personnes racisées, et particulièrement des jeunes femmes, étaient présentes à Paris, à Rennes, à Toulouse, et sûrement ailleurs.

Continuité et basculement

On ne peut ignorer le lien entre les révoltes de Fontenay, Villeneuve, Saint-Denis… durant le confinement, et les dizaines de milliers de personnes qui répondent maintenant aux appels du Comité Adama. La contestation des problèmes structurels est nourrie par la colère accumulée pendant le confinement. C’est ce qui a cassé les interdictions de manifester. Le prétexte de la sécurité sanitaire pour interdire les manifestations ne tient plus. Cela a été d’autant plus clair que les usines, les abattoirs et les centres commerciaux ont rouvert. Le gouvernement a choisi, selon les intérêts bourgeois, de relancer l’économie capitaliste sans permettre légalement les rassemblements et la défense des droits dans l’espace public.

Ce type de confinement autoritaire n’est donc pas une parenthèse qui met tout le monde au même niveau, mais bien une opportunité pour les classes dominantes d’intensifier les attaques sous prétexte de l’urgence. La guerre est censée nous faire accepter des sacrifices, des dons de soi et des abandons de droits pour sauver les profits.

Après la Marche des Solidarités et les rassemblements contre les violences policières racistes, les syndicats de la santé ont fait grève et manifesté le 16 juin. Dans ce contexte de crise sanitaire et capitaliste, le dénominateur commun se trouve être la dignité de nos corps et le droit à la vie : le droit à un hôpital public de qualité et gratuit, le droit de ne pas mourir de la violence policière et du racisme ou encore du virus dans les centres de rétention ou dans les maisons de retraites. C’est pourquoi les collectifs de sans-papiers appellent à nouveau à manifester le 20 juin.

Le retour de l’expérience commune

Faire des ponts ne peut se faire, selon nous, uniquement par des appels à la convergence comme il en émerge pléthore dans la période politique actuelle. Nous n’avons pas attendu pour militer, pour se lancer des défis pour contredire le confinement général de la population comme choix autoritaire et capitaliste, qui accentue les rapports de genres et de races. Il y a urgence à continuer de se réunir, se rencontrer dans nos collectifs, syndicats, associations, pour se demander sur quelles bases nous devons intervenir. Le mouvement se construit sur la durée. Ce qui a lieu en ce moment est en grande partie le fruit d’un militantisme parfois peu visible, mais précieux. Une course d’endurance qui, parce qu’elle existe pour les familles de victimes de violences policières et pour les collectifs de sans papiers et féministes, permet de voir aujourd’hui des millions de personnes dans le monde sortir sous des bannières communes. Black Lives Matter ne s’est pas lancé en un jour. Ces luttes ouvrent des discussions fondamentales, tant sur le plan théorique – “qu’est-ce que le racisme ?” – que stratégique : comment la lutte pour des revendications ou contre une des facettes du racisme peut nourrir la lutte pour renverser tout le système qui lui donne naissance ? Il faut y porter des arguments dans nos milieux politiques, particulièrement en cette période où la disponibilité mentale et physique laisse place à de nombreux espoirs.

Solen (Rennes)
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