De l’huile sur le feu

Éditorial

Lorsque nous publiions le dernier numéro des Cahiers d’Autonomie de Classe, quelques jours avant la première manifestation nationale contre la réforme des retraites appelée par l’intersyndicale qui n’avait pas été unanime depuis douze ans, notre espoir en ce mouvement était élevé. Et nous n’avons pas été déçu·es : le 19 janvier a marqué le plus imposant début de mobilisation du 21e siècle. Elle a rassemblé entre 1,2 et 2 millions de manifestant·es, et ce n’était que la première d’une longue série de manifestations toutes plus massives les unes que les autres. Cette mobilisation contre la réforme des retraites du gouvernement Macron, et par extension contre Macron et son monde, est historique. La liesse créée par ces moments ne doit pas nous faire perdre nos objectifs révolutionnaires de vue. On s’est vu·es, on s’est compté·es et une question nous brûle les lèvres : comment faire pour gagner ?

Les Cahiers d’A2C #07 -Mars 2023

Les enjeux de cette réforme sont très élevés pour le capitalisme français et pour la classe dirigeante. Il s’agit de nous exploiter plus et plus longtemps en nous payant moins, ce qui représenterait un immense gain pour eux sur le long terme. Il s’agit aussi et surtout de casser le dos à notre mobilisation, pour derrière avoir le champ libre. C’est pourquoi le gouvernement ne va pas « écouter la colère » et ne reculera que le couteau sous la gorge : à nous de le lui mettre.

De la grève dans les secteurs déjà organisés…  

Qu’on se le dise, l’impact économique direct ne suffira pas : lorsque l’enjeu historique est si important, l’État et les patrons peuvent tenir des semaines ou des mois, « quoiqu’il en coûte » ; et ils ont plus de réserves que nous. Nous ne devons pas nous contenter de les taper au portefeuille mais faire en sorte que la mobilisation s’étende toujours à de nouveaux foyers, qu’elle se massifie et qu’ils perdent le contrôle du pays : en résumé, qu’ils prennent peur pour leur régime.

Si la mobilisation des secteurs stratégiques et les mieux organisés a un impact économique certain et immédiat et qu’elle a tendance à mener la lutte, elle ne suffira pas à paralyser le pays. Car c’est bien l’organisation par le bas, couplée avec le blocage du pays par la grève reconductible, qui nous fera gagner. Pour cela, il est nécessaire de s’appuyer sur les secteurs déjà organisés, mais surtout d’implanter la lutte partout où elle n’existe pas encore et de la fortifier.

Le mouvement actuel a commencé doté d’une intersyndicale plus large qu’en 2019, mais sans véritable secteur locomotive qui soit parti en grève reconductible dès le début. Cette fois-ci, malgré le caractère massif des journées de mobilisation, on a pu ressentir en janvier et février une appréhension et une hésitation certaine, comme si la lutte était, pour l’instant au moins, déléguée aux directions syndicales rassemblées : les piquets et les assemblées générales de grévistes, cœurs battants du mouvement de 2019, ont tardé et peinent encore à s’organiser. 

L’un des tous premiers appels à la grève reconductible à partir du 7 mars est venu d’un secteur organisé en assemblées générales, celui de l’éducation à Paris. Dans la foulée, les intersyndicales SNCF et RATP, ainsi que plusieurs fédérations CGT (Chimie, Énergie, Ports et Docks) ont annoncé leurs propres appels à la reconductible. Ces appels audacieux permettent de poser la question des secteurs dits « stratégiques », qui sont indispensables mais qui ne peuvent se substituer au reste du mouvement.

… à l’autonomie de classe

Les secteurs stratégiques où la mobilisation est forte peuvent servir de point d’appui au mouvement, à condition de relayer leur confiance et leur combativité à d’autres secteurs où la grève peine à prendre. Pour cela, l’organisation par piquets et assemblées au plus près du terrain est indispensable. Partout, celleux qui sont déjà grévistes peuvent s’organiser pour identifier les lieux de travail proches à cibler, aider celleux qui veulent faire quelque chose (et nous sommes des millions à vouloir faire quelque chose) mais ne savent pas forcément par où commencer. La grève générale n’est pas une simple addition de luttes disparates : sa possibilité dépend avant tout de la transmission rapide, par les travailleur·euses elleux-mêmes, du virus de la lutte. Des ports, des raffineries, des écoles et des gares en grève doivent partir des dizaines de délégations pour apporter solidarité et courage à tous les secteurs de la ville, etc. 

Le mouvement contre les retraites est l’occasion de construire pour aujourd’hui et pour la suite. Chaque échange autour des questions politiques dans nos quartiers, chaque lien fait au sein des manifestations est précieux. Ce sont ces liens qui, petit à petit, créent le rapport de forces, étendent la toile et la solidifient. Et c’est ce à quoi nous devons travailler : renforcer nos amitiés politiques, nos collaborations stratégiques, nos relations de lutte tâtonnantes. Chacun des collectifs dans lesquels nous sommes investi·es devrait voir son effectif grandir au fur et à mesure de la mobilisation. La grève générale est le moment d’union de notre classe mais cette union est vivante, construite en bas et non décrétée par une direction syndicale, aussi radicale soit-elle. C’est au sein du mouvement que nous pouvons construire les bases solides et pérennes de notre autonomie de classe. Les espaces de collectif et de construction commune qu’il offre sont tous à investir, et à créer. 

Casser le conservatisme militant 

La petite minorité militante de notre classe mène le plus clair de son activité hors mouvement, lorsque l’immense majorité de la classe survit dans des conditions difficiles. On acquiert des habitudes et une certaine prudence qui sont indispensables pour ne pas se laisser démoraliser et démobiliser.

Mais lorsque notre classe se met en mouvement, lorsque des millions envisagent l’action, celles-ci peuvent se transformer en frein. C’est pourtant quand notre classe est réceptive qu’il faut faire preuve d’audace, prendre des initiatives, et se servir du fruit du travail passé pour construire à un rythme qui serait impossible hors mouvement. Ce n’est pas le moment d’être prudent·es ni de cantonner chaque lutte dans son coin. 

Pour gagner, il faut faire classe ! 

En face, l’État a lui aussi une stratégie. Il ne lui suffit pas de nous attaquer au portefeuille. Le contexte international de compétition économique accrue doublée d’un réarmement impérialiste généralisé l’oblige à mettre au pas la société. 

La loi Darmanin sur l’immigration, qui passe presque inaperçue pendant le mouvement des retraites, ressemble pourtant à l’attaque parfaite contre notre classe. Sur fond de propagande raciste nauséabonde, le gouvernement compte pérenniser les pratiques patronales de surexploitation des travailleur·euses dans les secteurs dits «en tension». Il légalise ainsi l’existence d’une catégorie de «sous-travailleur·euses», qui n’auraient pas le même droit du travail que les autres car… étranger·es. Cette loi divise et préfigure de la brutalité avec laquelle l’État compte traiter chacun·e d’entre nous si nous lui en laissons l’initiative. 

Exploitée et divisée politiquement par le Capital et l’État, notre classe doit être capable de s’unir. S’unir ne veut pas dire ignorer les hétérogénéités et les oppressions qui parcourent la classe ; mais ça veut dire être capables de se penser comme le pouvoir alternatif, comme capables de confronter tous les problèmes de la société, et notamment les oppressions qui frappent des sections de notre classe et la divisent. Aux hommes d’être antisexistes, aux blanc·hes d’être antiracistes. Uni·es, rien ne pourra nous arrêter. Le mouvement, lorsque des millions rejettent activement le monde des exploitants et se questionnent sur le monde que nous pouvons construire, est l’occasion de construire ces unions politiques. La mobilisation actuelle est un moment exceptionnel pour renforcer nos liens : dans tous les cortèges, dans toutes les têtes, il n’est pas uniquement question du montant de la retraite que chacun·e pourra obtenir, mais bien d’idéologie. Les manifestant·es défilent et les grévistes s’arrêtent pour la fin du capitalisme, pour la fin du mépris à leur encontre, pour une société plus viable et solidaire. C’est le système tout entier qui est hué dans les rues chaque semaine. Cet élan de politisation doit être considéré comme une opportunité pour accentuer cette politisation, rendre audible des sujets qui peinent à se faire entendre : dans les moments collectifs, toutes les oreilles sont tendues, ou presque. À nous donc d’amener les questions qui sont encore minoritaires et dont nous sommes convaincu·es de l’importance dans chacun de ces moments, car c’est justement notre capacité collective à élaborer sur les questions féministes et antiracistes qui sera le ciment de l’autonomie de notre classe.

Ju Lhullier-Le Moal, Rennes, et Jad Bouharoun, Paris 18e
Print Friendly, PDF & Email