Questions et hypothèses à partir du mouvement

Réforme des retraites

Essayer de dégager une connaissance de ce qui s’est passé, des analyses et des perspectives n’est pas une manière de clore le mouvement. Bien au contraire. Pour nous qui pensons qu’une révolution est le soulèvement collectif et actif de millions d’entre nous et non le soutien passif à des « chefs », le processus révolutionnaire exige un partage permanent des expériences et des débats.

Les Cahiers d’A2C #08 – Mai 2023

Nous ne prétendons pas dans le texte qui suit formuler toutes les questions qui se posent ou une connaissance précise du mouvement en cours.

Cela exigerait des échanges et des remontées d’expériences de milliers voire de dizaines de milliers d’acteurs et actrices du mouvement impliqué·es dans tous les secteurs de notre classe, dans tous les lieux, sur tous les fronts de la lutte aux côtés de centaines de milliers d’autres. Ce qui serait l’embryon d’une véritable organisation révolutionnaire.

De ce point de vue le texte qui suit est plus modeste, à l’image de ce que représente aujourd’hui le collectif politique A2C, reflétant l’expérience de camarades impliqué·es activement sur des fronts syndicaux, dans la lutte féministe ou la lutte antiraciste à Marseille, Rennes, Toulouse, Le Havre, Paris, Montreuil, aux Lilas…

Généraliser à partir de ces expériences est bien sûr hasardeux mais cependant nécessaire pour tenter d’élaborer des perspectives pour la suite.

Avec la conscience claire que ce sont des hypothèses. Mais des hypothèses qui permettent d’agir et qui seront testées par la réalité dans un processus constant d’échanges. En espérant que cela donne envie à d’autres de les multiplier, les enrichir, les préciser, les discuter.

Camarade Mouvement ? Présent·e !

Même au sens le plus immédiat du terme, comme l’exprime une camarade impliquée en Seine-Saint-Denis, 

« Le mouvement est loin d’être terminé et s’installe dans le temps. Le petit groupe d’enseignant·es des écoles est moins déterminant, il y a du relai. Des camarades sont gagné·es à l’idée qu’il faut lutter contre Darmanin et le RN, qu’il faut massifier et sont enfin d’accord pour que nous organisions des tournées interpro pour mobiliser. »

Au Havre,
« Tout ce que nous avons construit ces dernières semaines est fort, riche et beau – bien qu’éprouvant. Et surtout, ça ne s’arrête pas là, au 1er Mai ou à la fin du mouvement retraites. Non, ce que nous avons construit est une base, un début pour la suite. Tout comme le mouvement retraites aura construit différemment le collectif Nous Toutes, lui permettant ainsi de prendre un nouvel élan, l’organisation du 1er Mai aura construit la lutte antifasciste. Sur cette base, nous souhaitons, avec quelques personnes du groupe action du 1er Mai, créer réellement ce collectif antifa : il s’est construit par lui-même, naturellement, lors de nos échanges au sein du groupe actions et ne demande qu’à être investit pleinement. »

À Marseille,
« la dynamique de l’interpro a poussé dans les secteurs peu mobilisés et organisés. Beaucoup de travailleur·euses de l’associatif et de la culture étaient là à chaque AG, et si quelques-un·es s’organisaient respectivement à Asso Solidaires et à Sud Culture, rien n’avait été vraiment lancé dans le mouvement. À l’initiative de ces deux syndicats, deux AG de secteurs se sont créées (Asso et Culture donc), à l’image de l’AG éduc, rassemblant beaucoup de travailleur·euses isolé·es dans leur travail et pas organisé·es, donnant une bonne illustration de comment un secteur avec une forte tradition d’organisation comme l’éduc peut insuffler de la force et de la confiance à d’autres secteurs, moins habitués à s’organiser. »
Et, « l’AG interpro avait organisé une action de blocage d’autoroute un matin avec diffusion de tracts. En revenant de cette action où on était une bonne centaine, on croise par hasard un cortège de la CGT, en route pour un blocage de la gare. On se joint donc à elleux et ainsi on double le nombre. Ça a été un beau moment de rencontre de militant·es avec des habitudes très différentes. Après ce moment qui a créé la confiance, l’interpro a réussi à approcher l’UD CGT pour proposer une opération ville morte. Là où beaucoup disaient que cette proposition serait un échec, du fait d’un choix et d’un agenda non porté par la CGT, l’UD a finalement accepté de se joindre et de tenir deux points de blocage. Ici on voit que le rapport de forces créé par l’auto-organisation de la base, et un rapport de confiance lors d’une rencontre hasardeuse ont rendu possible une réelle action interprofessionnelle, rassemblant des militant·es de bords et de pratiques très différents. »

À Rennes,
« dès janvier s’est lancé le Collectif de Rennes Sud Mobilisé avec des profs, parent·es d’élèves, cantine solidaire, qui s’organise toutes les semaines en AG pour les habitant·es des quartiers du sud de Rennes. Ce collectif organise des départs groupés d’un lieu du quartier en manifestation pour les jours de grève ou pour la journée du 25 mars contre le racisme, des déambulations avant manifestations pour tracter et appeler à faire grève ou encore organiser un “Barbecue contre Macron et Projection” dans le quartier pour se rencontrer dans un moment convivial. »

Et, « Investir nos quartiers, c’est permettre aux habitant·es de se mettre en lien avec ce qui existe à côté de chez elleux, c’est nous permettre en tant que militant·es de rencontrer les personnes proches de chez nous et ce qui existait déjà hors mouvement (les associations, Maison de quartiers, centres sociaux, etc.). C’est mettre des espaces d’organisation collective à disposition comme des assemblées générales ou des interpros de quartier. Et c’est permettre à des personnes qui ne peuvent pas être mobilisées pendant 3 mois de continuer à se mobiliser par d’autres biais (comme avec le barbecue de ce soir). »

À Paris,
Dans le 20e, une réunion a été organisée quelques jours après qu’une voiture de police ait percuté volontairement et blessé trois jeunes du quartier le 13 avril pour proposer le lancement d’un comité de soutien. Elle a bénéficié du climat créé par le mouvement et aussi les réseaux créés par les assemblées antiracistes et l’interpro. Il y avait 200 participant·es ! Et la première marche a rassemblé près d’un millier de manifestant·es dans le quartier le 7 mai.

Plus généralement,
– le harcèlement de Macron et des ministres du gouvernement continue aux quatre coins du pays. Les images de Macron défilant en solitaire sur les Champs-Élysées pour éviter l’expression de la colère sont significatives.
– l’ampleur et l’ambiance des cortèges du 1er Mai témoigne de la persistance du mouvement
– enfin il suffit d’aller régulièrement sur internet pour constater la multiplication de conflits économiques locaux dans des entreprises de secteurs très différents sur les salaires ou les conditions de travail.

Macron a perdu

Victoire ou défaite ? La question ne manquera pas de revenir et de peser : si on ne gagne pas malgré l’ampleur d’un tel mouvement, est-il possible de gagner ?

Il ne s’agit pas de clore cette question. Mais la poser en se focalisant uniquement sur la question des retraites a déjà une signification politique et ne peut contribuer qu’au découragement.

Car pour Macron l’enjeu n’était pas uniquement la question des retraites.

La manière dont a été menée cette attaque en ne laissant absolument aucune marge de négociations aux directions syndicales et – significativement à celle de la CFDT – montre que l’enjeu était plus général. Il s’agissait pour le pouvoir de démoraliser tout mouvement important de contestation et de briser les organisations du mouvement social, en premier lieu les syndicats, même les plus « modérés ». Pour continuer à dérouler l’agenda des attaques contre notre classe.

Vu sous cet angle il est évident que Macron, et, avec lui, le capital, a perdu une bataille importante. Les syndicats sont renforcés. Le mouvement n’a pas été brisé. L’ampleur des manifestations du 1er Mai en est la preuve.

Le slogan qui a émergé le 17 avril lors des « casserolades » devant les mairies au moment du discours de Macron est politiquement significatif : « Et nous aussi, on va passer en force ». Force contre force. Pouvoir contre mouvement. Classe contre classe.

Ce slogan est sans doute très en avance sur les capacités actuelles du mouvement mais il trace une voie très différente de la stratégie de négociation avec les institutions qui dominait jusque-là. La stratégie qui ne nous a pas permis de gagner à ce stade.

Le grand paradoxe : mouvement de masse et auto-organisation

Aux Lilas,
« C’était le début d’un mouvement très paradoxal : du nombre, une grande détermination, un réel accord sur le fait que la colère et les revendications dépassaient la contre-réforme des retraites mais très peu d’auto-organisation, un fort attentisme… Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer :
– ces dernières années, la pandémie et les réunions zoom ont fait perdre à nos camarades l’habitude de se poser pour construire ensemble
– l’unité syndicale était présentée comme la force de mouvement donc donnait l’illusion qu’à quelques-uns, quelques-unes, nous ne pouvions rien apporter de plus
– en 2019, la bataille idéologique devait être gagnée, il était nécessaire de se former, de construire une argumentation. En 2023, elle était déjà acquise donc laissait penser à certain·es qu’il n’était pas nécessaire de discuter, débattre, échanger…
– de nombreux camarades ont l’impression de s’auto-organiser lorsqu’ils utilisent les réseaux sociaux, les groupes de diffusion… Selon elleux, pas besoin d’aller en AG puisque tout peut s’y organiser, ils et elles ne voient pas l’importance du débat, de la réelle auto-organisation locale, de l’importance de massifier et de ne pas juste investir des blocages de « secteurs stratégiques ».
– malgré la force du mouvement, beaucoup s’engageaient pour protester mais n’y croyaient pas. »

À Montreuil,
« Lors des journées de grève nationale, des départs collectifs de 500 personnes sont dénombrés les 17 et 31 janvier. Dans le privé, l’UL CGT recense des appels à la grève dans 67 entreprises. Les tournées que nous organisons principalement dans le commerce permettent de sentir cette dynamique.
Dans le public, on constate que deux secteurs sont les plus avancés, les territoriaux et les enseignant·es. Au niveau de l’éducation, une AG éduc réunit une centaine d’enseignant·es du primaire et du secondaire. Sur 72 écoles, 47 sont fermées, 54 atteignent des taux de grève majoritaires les 17 et 31 janvier.
La mobilisation est confrontée à un paradoxe : les rythmes sont principalement déterminés par l’intersyndicale. Si des grèves reconductibles à l’échelle de quelques établissements scolaires émergent, notamment dans un lycée à Bagnolet ou dans un collège à Montreuil, la reconductibilité de la grève ne prend pas. »
Ce paradoxe entre ampleur d’un mouvement favorisée par l’unité des directions syndicales et faiblesse relative de la grève, faiblesse des structures collectives d’auto-organisation va marquer, partout, le mouvement de bout en bout jusqu’à aujourd’hui.

L’impasse de la stratégie des directions syndicales

Ce qui a obligé l’ensemble des directions syndicales à bouger c’est que l’attaque de Macron ne visait pas seulement les conditions de vie et de travail de millions d’entre nous. Elle remettait aussi en cause la position sociale des directions syndicales en tant que négociateurs entre les patrons, les institutions (surtout l’État) et les salarié·es.

Et cette position sociale est l’origine principale du paradoxe. La remise en cause de leur place à la table du gouvernement obligeait les directions syndicales à riposter pour recréer un rapport de forces. Mais, conserver cette position exigeait que le mouvement reste sous leur contrôle et dans le cadre institutionnel.

L’unité syndicale qui a favorisé l’ampleur du mouvement dès le départ a donc aussi eu un prix à payer.

– L’importance mise sur l’opinion publique et sur les manifestations plutôt que la grève. Même lors de la préparation de la journée du 7 mars où l’arrogance du pouvoir oblige les directions syndicales à monter le ton en parlant de « mettre le pays à l’arrêt », Laurent Berger contestera l’accusation d’une volonté de « bloquer le pays » par la grève. Sans démenti des directions des autres syndicats. 

– Alors que, dans tous les secteurs chacun regarde chez le voisin pour savoir si on ne sera pas seul·es à y aller, les secteurs qui tentent, à partir du 7 mars, d’aller plus loin sont laissés isolés. La focalisation unique sur la question des retraites (et même sur le seul sujet des 64 ans) empêche d’élargir la grève et de l’ancrer en articulant la revendication commune avec les revendications propres à chaque secteur et lieu de travail (salaires, conditions de travail, attaques spécifiques sur la santé, l’éducation…).

– Le refus de lier le mouvement à des généralisations politiques (grève féministe le 8 mars ou lutte contre la loi Darmanin) empêche de construire une solidarité de classe plus solide.

Outre que cette stratégie a paralysé la construction du rapport de forces à une échelle plus élevée, en faisant obstacle au développement des grèves et à l’implication collective, elle a mené le mouvement dans une impasse. Après le 15 avril, à part la perspective de nouvelles élections, toute solution institutionnelle se ferme. Les syndicats appellent au 1er Mai mais sont totalement silencieux sur une perspective pour gagner. Laurent Berger, avant de quitter son poste, multiplie les déclarations pour dire qu’il va falloir passer à autre chose.

Il faudra attendre une semaine après les manifestations du 1er Mai pour qu’un nouveau communiqué précise enfin une piste. Celle-ci est pathétique : c’est désormais la loi déposée le 8 juin et qui sera votée par la gauche… et le Rassemblement national. Outre l’alliance de fait avec les fascistes c’est une nouvelle voie sans issue, la loi n’ayant aucune chance d’obtenir une majorité à ­l’Assemblée… et au Sénat ! 

Les limites des secteurs plus radicaux 

Développer une critique politique des directions syndicales (et non dans les termes moraux de la trahison individuelle des dirigeant·es) permet de comprendre que les mêmes limites se retrouvent souvent dans les syndicats considérés comme plus à gauche et dans les secteurs oppositionnels et plus combatifs des syndicats.

À Marseille,
« Un de nos obstacles a été le rapport avec l’UD CGT 13, qui se considère comme l’organe interprofessionnel local mais s’organise de manière extrêmement ascendante. La conséquence étant que, très vite, quand on discute en manif ou sur un piquet avec un·e syndiqué·e, dès qu’on la convie à l’interpro, la personne nous dit qu’il faut en parler avec son responsable de section ou disent elleux-mêmes qu’iels doivent faire remonter à l’UD la possibilité de s’impliquer dans le cadre auto-organisé qu’on a proposé. »

Dans le 18e à Paris, 
« des débats ont eu lieu au sein même de l’UL CGT avec des courants combatifs et lutte de classe qui considèrent qu’il n’y a pas besoin d’assemblée interpro regroupant les membres de différents syndicats ainsi que des non-syndiqué·es. L’interpro pour elles et pour eux, c’est la CGT. »

Au Havre,
« Il y a bien des réunions intersyndicales interprofessionnelles hebdomadairement, mais celles-ci sont organisationnelles : elles permettent de préparer le parcours de la prochaine manif ou de valider un tract intersyndical mais pas de réfléchir plus largement, plus politiquement. De plus, la CGT a une très forte représentativité, notamment au niveau portuaire, et utilise cette force du nombre pour garder une forme de pouvoir. »

Dans l’éducation,
« Le secteur éducation s’est fortement mobilisé à Paris où il y a eu des appels intersyndicaux à reconduire la grève après le 7 mars dans le primaire et le secondaire mais sans que les syndicats donnent des moyens pour la construire.
À la question des retraites s’ajoute celle des fermetures massives de classes en primaire/collège/seconde et la fermeture de 7 établissements dont 6 professionnels. Il s’agit de réduire toujours plus les moyens et d’anticiper la réforme du lycée pro et les attaques à venir sur l’école (réforme du collège, pacte de Ndiaye pour nous faire travailler plus).
Mais les syndicats n’ont pas fait le lien entre les attaques éduc restant sur l’unité retraite. »

Un manque de détermination à la base ?

Beaucoup, à gauche, font plutôt porter la responsabilité sur le manque de volonté, de détermination, de conscience de la majorité de la classe. Après tout il n’y a pas eu de poussée par en bas. L’argument semble imparable.

Aux Lilas,
« Malgré la mobilisation très importante lors des journées de grève et de manifestations (75 % de grévistes dans le 1er degré), nous avons rapidement rencontré des difficultés pour organiser des AG qui rassemblent du monde et pour être suffisamment nombreux et nombreuses afin de tracter (nous n’avons finalement que peu utiliser celui que nous avions péniblement élaboré), rédiger les appels, passer dans les écoles, sur les lieux de travail ».

Constat qu’on a retrouvé dans les différents lieux. Même là où elles étaient proposées les formes d’auto-organisation ont peu décollé.

Un sociologue1Étienne Pénissat, « La dynamique des grèves et la faiblesse de l’infrastructure militante », sur le site alencontre.org a développé un certain nombre de facteurs expliquant les difficultés rencontrées pour développer la grève et l’implication collective sur les lieux de travail : recul régulier des syndicats, de leur implantation, de la participation aux grèves y compris dans les secteurs traditionnels.

Mais cette dynamique régressive est le résultat de la même logique développée par les syndicats avant le mouvement. Ne pas en faire la critique, ne pas la combattre, c’est continuer à s’y adapter alors que le mouvement a lui-même montré que cette dynamique pouvait être inversée (croissance des effectifs syndicaux, création de syndicats dans de nouveaux secteurs…).

La question n’est donc pas de se lamenter sur la trahison des directions syndicales mais de tirer de la critique de leur position la nécessité de s’appuyer sur la dynamique du mouvement pour construire les conditions d’une alternative.

La construction d’une organisation de lutte des employés de librairie (le BookBloc) est l’exemple, dans un secteur où la lutte collective est pourtant particulièrement compliquée, des possibilités de construire des organisations combatives de base. Les cortèges du BookBloc ne se sont pas seulement illustrés dans les journées de manifestations nationales ils ont aussi fait le lien avec la lutte contre le sexisme, se sont progressivement impliqués dans la lutte contre la loi Darmanin et se sont aussi illustrés au Havre contre le RN.

Malgré toutes les limites les interpros des 18e et 20e arrondissements de Paris ont assuré la continuité du mouvement localement toute en s’impliquant aussi dans la lutte antiraciste.

« Localement ça s’est auto-organisé dans le 20e (mais aussi 19e) autour de quelques écoles qui ont élargi à quelques établissements du secondaire. Dans les bahuts des piquets de grève ont été ponctuellement des points de rendez-vous. Des petites tournées collectives d’écoles et d’établissements pour convaincre de la grève ont été organisées après le 7 mars. 

Mais ces AG se sont épuisées comme la grève et c’est l’interpro 20e qui permet de continuer les liens et de relayer les initiatives. »

Aux Lilas une mobilisation de quartier organisée fin mars a gagné contre un projet de restructuration immobilière porté par la mairie  :

« D’une pseudo consultation organisée par la mairie, nous en avons fait un espace de rencontre et d’organisation des habitant·es. Nous avons posé les bases d’un vrai projet bien plus important, celui de définir et prendre en charge nous-mêmes l’avenir de notre quartier. »

À Marseille,
« Le constat du succès des actions menées par l’AG éduc en tant qu’espace de rencontre entre différents secteurs a fait émerger l’idée d’une interpro à Marseille. Le passage en force du gouvernement a accentué la motivation à renforcer les liens pour que le mouvement s’accélère.
Une rapide campagne de diffusions s’est faite par mail et lors des points de rassemblement. Le discours à ce moment est le suivant : « il est nécessaire de se coordonner entre les différents secteurs afin de rendre crédible l’ambition de bloquer le pays. L’objectif n’est pas de passer outre l’UD CGT mais d’augmenter les possibilités de blocage dans la ville »
Quelques semaines plus tard on peut faire l’hypothèse que ce discours a joué sur une orientation forte de l’AG interpro sur la question du blocage et non sur la question de l’élargissement de la grève. 2Voir le texte complet du retour sur le mouvement à Marseille pour un exposé plus détaillé et passionnant de toutes les questions.
La première AG interpro réunit alors plus de 500 personnes. »

Le combat a été acharné pour porter la lutte contre la loi Darmanin au sein du mouvement et expliquer que c’était un enjeu de classe. Si la loi raciste de Darmanin a été plusieurs fois repoussée c’est bien sûr d’abord dû au climat créé par le mouvement et la faiblesse actuelle du pouvoir. Il n’en reste pas moins que l’audience gagnée au sein du mouvement, les manifestations dans tout le pays le 25 mars puis le 29 avril ont ajouté à la frilosité du pouvoir. Là aussi ça a été l’occasion de construire des formes de mobilisation active avec la Marche des solidarités, des arguments dans les interpros à Paris mais aussi la création d’assemblées contre la loi Darmanin à Marseille dès janvier puis à Rennes et Toulouse plus récemment.

Des débats à mener

Une des questions stratégiques qui est revenue dans ce mouvement a bien sûr été celle de la grève. 

Pour un certain nombre de courants la grève est essentiellement une arme économique. Il s’agit de frapper les intérêts économiques du capital et l’amener ainsi à céder.

Là où l’intersyndicale souhaitait éviter la grève, ces courants insistaient eux pour la construire dans les secteurs « stratégiques », ceux qui font mal au capital. D’où l’importance mis sur le soutien aux piquets de ces secteurs ou aux blocages de la logistique ou des flux (transport, énergie…).

Pratiquement cela conduit à se limiter aux forces déjà mobilisées (pour les concentrer sur certains lieux) plutôt que les employer principalement à élargir le mouvement. 

Ce qui est finalement absent dans ces conceptions c’est l’idée que « l’émancipation des travailleur·euses sera l’œuvre des travailleur·euses eux-mêmes et elles-mêmes ». La grève c’est d’abord l’arrêt du travail, c’est-à-dire l’interruption de l’aliénation, de l’assujettissement, de l’atomisation. Pour être effective elle ne peut être, à l’image du processus de travail que collective. Mais au lieu que, dans le travail, l’organisation collective (c’est-à-dire la division du travail) se traduit par un morcellement, une perte de vision globale, une absence de contrôle, dans la grève, l’organisation collective ré-unit potentiellement autour d’objectifs fixés et contrôlés en commun. La grève est un puissant moteur de l’émancipation.

Pour qu’un processus devienne révolutionnaire il faut donc qu’une majorité de travailleurs et travailleuses entrent dans ce processus de grève, de reprise de contrôle.

Cela a des conséquences stratégiques très concrètes. L’importance est portée bien plus sur l’élargissement et l’implantation de la grève, l’implication active et l’auto-organisation sur chaque lieu de travail et la propagation de la grève localement.

C’est cette auto-organisation, lorsqu’elle se propage, qu’elle prend des dimensions géographiques (organisations par quartiers, par villes…), qu’elle lie revendications économiques et politiques, qui devient une alternative aux directions syndicales comme institutionnelles. Et qu’elle peut alors se développer plus directement comme pouvoir contre l’État et le capital.

Il est difficile de pronostiquer les prochains développements du mouvement. Ce qui est sûr c’est que la conflictualité peut prendre de multiples formes. Il ne faut pas reculer, c’est maintenant que doivent se développer, dans les multiples expériences qui auront lieu, les ingrédients, d’analyse et de formes d’auto-organisation qui permettront au mouvement de franchir de nouveaux pas en avant. Mais cela nécessitera aussi de combattre l’hypothèque du danger fasciste.

Coordonné par Denis Godard, Paris 20e
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Notes

Notes
1 Étienne Pénissat, « La dynamique des grèves et la faiblesse de l’infrastructure militante », sur le site alencontre.org
2 Voir le texte complet du retour sur le mouvement à Marseille pour un exposé plus détaillé et passionnant de toutes les questions.