Politiques migratoires : irrationalité monstrueuse du capitalisme et rationalité obscène du Capital

Nous avons épuisé nos mots ces dernières années pour dire l’ampleur de la tragédie. Mais nous ne désespérons pas de notre humanité. C’est pourquoi cette brochure [1] s’ouvre sur un hommage.

Elle est hommage à toutes celles et tous ceux qui sont tombéEs victimes des politiques anti-migratoires, victimes du système des frontières, hommage à Ismael Deh sans-papier sénégalais mort sous les coups de la police française à Versailles la veille du 1ermai 2018, Karim Ibrahim, réfugié soudanais mort place de la Chapelle le 8 mars 2018 après plusieurs heures où la police a bloqué les secours, Blessing Obie, jeune nigériane noyée dans la Durance une nuit de mai 2018 en essayant de fuir les gardes-frontières, Karim Khatar, migrant tunisien suicidé dans un centre de rétention de Haute-Garonne le 21 septembre 2018. 

Elle est hommage aux dizaines de milliers de nos frères et sœurs noyéEs en mer, torturéEs dans les prisons libyennes, mortEs de faim et de soif dans le désert du Niger, électrocutéEs sur les barbelés des frontières ou sur le toît des trains, écraséEs sur les voix rapides de Menton à Calais.

Elle est hommage à leurs proches et à tous ceux et celles qui sont encore sur les routes, dans les rues, dans l’errance violente et meurtrière. 

Elle est hommage à toutes les migrantes et tous les migrants, sans-papiers, qui combattent, dans les centres de rétention, dans les foyers, dans nos quartiers. Parce que sans égalité des droits, sans liberté, il n’y aura d’égalité pour personne et que la liberté refusée aux migrantEs se réduit progressivement dans toute la société.

Elle est enfin hommage à toutes et tous les Justes de ce temps qui, au mépris parfois de la Loi des puissants, d’une manière ou d’une autre, au côté des migrantes et des migrants sauvent le cœur du monde.

Rien de fatal 

Si nous avons épuisé nos mots pour dire la tragédie humaine il faut pourtant écrire et parler pour dire qu’il n’y a rien de fatal. Parce que cette tragédie est le produit de choix politiques elle peut donc être conjurée.

Il faut donc écrire, d’abord, pour contester les idées dominantes qui veulent justifier l’injustifiable.

C’est le système des frontières qui tue. Ouvrez les frontières – décision politique – et l’hécatombe s’arrête instantanément. Y -a-t-il un autre drame de cette ampleur qu’on pourrait stopper aussi facilement ?

Il faut donc contester tous les arguments utilisés, un par un, des plus crasses aux plus sophistiqués pour couvrir le crime. Parce que c’est toute la société qui est gangrénée par ces arguments.

Les propos sur l’invasion des migrantEs sont non seulement factuellement faux mais ils légitiment tous les préjugés racistes et nourrissent la progression de l’extrême-droite. Les arguments sur le manque de moyens ou le dumping social sont non seulement mensongers mais ils légitiment aussi toutes les attaques sociales. Il suffit ici de rappeler que l’économie française produit deux fois plus de richesses qu’il y a vingt ans quand sa population progresse lentement et a tendance à vieillir. Y a-t-il deux fois moins de pauvres, de mal-logés, deux fois plus d’hôpitaux, d’enseignantEs ? Poser la question c’est y répondre. En vingt ans les 500 plus riches ont vu leur fortune multipliée par 7 !

Monstrueuse irrationalité du capitalisme

L’enjeu de cette question va au-delà des politiques migratoires. 

Parce que c’est toute l’absurde et monstrueuse irrationalité du capitalisme lui-même que condamne ce crime. Ce système réalise des prodiges, construit des avions et des trains, de plus en plus gros, de plus en plus rapides, creuse des tunnels sous la mer et les montagnes, pour transporter d’un côté à l’autre de la planète des millions d’hommes et de femmes…et des tonnes de marchandises.

Et ce même système dépense, produit, investit, dans des moyens tout aussi sophistiqués pour empêcher d’utiliser ces moyens : murs qui se dressent partout, hérissés de barbelés, de grilles, munis de lames coupantes, électrifiées, équipés de capteurs et de drônes, multiplication des polices et des milices, perfectionnement de tous les systèmes de fichage et de contrôle, construction de prisons et de centres de rétention. Raffinement extrême de l’absurde, les pouvoirs en place utilisent les moyens de transport pour expulser ceux et celles à qui on a interdit de les utiliser librement.

L’irrationalité qui éclate ici est généralisée, elle est à l’image de ce système : les capacités créatrices et les ressources sont utilisées pour développer des moyens massifs de destruction. L’industrie de l’armement ne s’est jamais aussi bien portée, les droits de propriété et brevets deviennent des obstacles à ce que les découvertes médicales soient utilisées pour sauver des vies, la recherche scientifique est utilisée pour rendre les semences non fertiles quand des populations meurent de faim.

L’obscène rationalité du Capital

Mais derrière cette monstrueuse irrationalité du capitalisme, irrationalité du point de vue de l’avenir de la planète, du point de vue « des 99% » d’entre nous, il y a une rationalité. Celle du Capital, celle « des 1% ».

La chasse aux migrantEs fonctionne dans une dynamique d’ensemble. C’est pour cela que nous parlons de « système des frontières ». Au contrôle de l’immigration se couple la montée des militarismes et des nationalismes, l’accroissement des tensions et des interventions militaires, la tendance à des Etats de plus en plus policiers et autoritaires, le retour de la menace fasciste dans de nombreux pays.

Cette dynamique a un nom : impérialisme et elle a besoin des frontières.

Ces facteurs rassemblés ne sont pas fortuits. Leur combinaison est le fruit d’un période de crise du capitalisme où la concurrence sur le marché mondial, dans le cadre d’un « marché » soit-disant libre et non faussé, tend à devenir affrontement entre des capitaux liés à des Etats ou blocs d’Etats. L’impérialisme est un temps où dans les rapports internationaux comme dans la « gestion des populations » il n’y a progressivement plus de politique que bestiale, celle de la force. C’est cela le système des frontières.

« Penser l’immigration c’est penser l’Etat » disait le sociologue Abdelmalek Sayad. Aujourd’hui, penser les migrations c’est penser l’impérialisme et le monde qui vient.

C’est pour cela qu’il faut lire cette brochure. Parce qu’il ne s’agit pas de désespérer. Si la lutte des migrantEs, aux côtés des migrantEs, est si difficile et si dure, c’est parce que les enjeux concernent toute la société et son évolution. Laisser faire notre Etat contre les migrantEs, c’est se condamner à plonger dans la barbarie, « l’ensauvagement du monde » comme l’a dit Saïd Bouamama. Lutter aux côtés des migrantEs, de la solidarité internationale, de la solidarité de classe, contre les Etats, le Capital et le système des frontières, c’est donner un avenir à notre humanité.

Il y a 50 ans, après le massacre des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris, Kateb Yacine écrivait un poème intitulé « La gueule du loup ». Sa conclusion est un appel plus que jamais d’actualité.

« Peuple français, tu as tout vu,

Oui, tout vu de tes propres yeux,

Et maintenant vas-tu parler ?

Et maintenant vas-tu te taire ? »

Denis Godard, 6 mars 2019

[1] Ce texte est l’édito d’une brochure en voie de publication de la commission antiraciste du NPA

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