Petros Constantinou sur la construction d’un front antiraciste et antifasciste : KEERFA

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 » Le résultat des élections européennes, municipales et régionales en Grèce ont porté un coup dur à Aube Dorée et à ses efforts pour renforcer sa vitrine politique / parlementaire et redevenir un « parti politique légitime », à un moment où les principaux dirigeants se défendent au tribunal contre les accusations de diriger une organisation criminelle. Les comparaisons avec 2014 sont catalytiques : Aube Dorée passe de la troisième position avec 9,4 % (européennes de 2014) à 4,8 % et en cinquième position, avec une perte de centaines de milliers des voix. Il en va de même pour les élections régionales et municipales. Ces résultats électoraux n’auraient pas été possibles sans l’action incessante du mouvement antifasciste et la mobilisation des citoyens démocratiques qui ont joué un rôle catalyseur dans l’isolement d’Aube Dorée. Sa défaite ne la rend pourtant pas moins dangereuse. C’est pourquoi il n’y a pas de place pour de la complaisance. Lors des prochaines élections les antifascistes en Grèce se fixent comme objectif d’approfondir son isolement, afin qu’elle ne soit pas réélue au parlement. Ainsi, ça sera possible de réussir ce que nous avons défendu d’emblée : que la décision judiciaire – attendue pour la fin de l’année – vienne sceller la défaite qu’auront subie les nazis en-dehors du tribunal, dans la société elle-même.  « 

Thanasis Kampagiannis, avocat dans le procès d’Aube Dorée.
Ci-dessous, cette intervention de Petros Constantinou, coordinateur de la coalition grecque contre le racisme et la menace fasciste (KEERFA), est un retour sur les luttes menées par KEERFA, qui ont joué un rôle déterminant dans cette défaite.

Bonsoir camarades. Je voudrais d’abord remercier Autonomie de Classe pour cette invitation. C’est très important d’avoir un mouvement comme celui des Gilets Jaunes en cours, un mouvement qui témoigne de l’échec du gouvernement Macron, un gouvernement qui se voulait l’exemple qui pouvait transcender le clivage gauche-droite-extrême droite, et qui nous montre que la crise en réalité continue.

C’est un mouvement qui ne vient pas de nulle part, il a ses racines dans les luttes du mouvement ouvrier, contre la loi El Khomri et les mobilisations des cheminots. Et ce n’est pas un mouvement qui existe uniquement en France. 

La crise s’approfondit au niveau international et les impasses pour ceux d’en haut s’exacerbent. On le voit à travers l’élection de Trump et Bolsonaro, résultats représentant l’échec du néolibéralisme qui mène à la recherche de solutions nationalistes.

En réalité ils n’ont pas de solution pour sortir de cette crise, donc ils deviennent plus barbares, plus offensifs, ils nous enfoncent dans des guerres et des conflits et il y a une escalade du racisme à cause de ces impasses.

Ici on doit se rappeler de Léon Trotsky qui expliquait la montée du fascisme en Allemagne. Il donnait cette image qui est très précieuse : d’un côté il y a ceux d’en haut qui sont en crise et de l’autre côté il y a le mouvement, la résistance  et la gauche révolutionnaire qui se battent pour donner une alternative.

Dans ces circonstances le fascisme joue le rôle de mouvement contre-révolutionnaire du désespoir, qui regroupe les couches petite-bourgeoises et crée une masse critique afin d’écraser la classe ouvrière, son organisation et sa force collective.

Mais ce qui est très important aujourd’hui est de ne pas croire que cela fonctionne automatiquement ainsi, que la crise nous amène directement à la montée du fascisme.

La résistance du mouvement ouvrier joue un rôle très important, ainsi que le choix ou non de la gauche d’ouvrir ces fronts et de mener la bataille contre le racisme et le fascisme.

En Grèce on avait la lutte contre les mémorandums et on a eu 35 grèves générales mais cela n’a pas constitué automatiquement un obstacle à la montée de l’Aube Dorée.

Si l’Aube Dorée et ses cadres sont en procès depuis trois ans et demi, c’est un acquis, une victoire de notre mouvement.

En 2008, on a eu la première phase de la crise en Grèce et la révolte suite à l’assassinat de Alexis Grigoropoulos par la police. À l’époque nos gilets jaunes étaient les élèves qui manifestaient partout en Grèce contre la barbarie policière, occupaient leurs écoles et brûlaient les postes de police.

Pendant cette même période la classe dominante a fait deux choix : le premier était de cibler la jeunesse, en les assimilant à des casseurs cagoulés et le deuxième de cibler les migrant.e.s comme responsables de la crise, du chômage, de la pauvreté et de la misère des quartiers d’Athènes. Ils ont mis en œuvre des politiques de l’UE, le durcissement des lois d’asile, la création de camps de concentration et la fermeture des frontières. Ces politiques se sont traduites par des opérations de « nettoyage » des villes qui ont envoyé des milliers de migrant.e.s dans les camps de concentration. 

À ce moment-là l’Aube Dorée se présentait en disant : « tout ça n’est pas assez, nous allons vraiment  nettoyer nos villes avec nos bataillons d’assaut ». La police couvrait les attaques de l’Aube Dorée (AD). D’un côté elle chassait les migrant.e.s et en même temps elle protégeait les membres de l’AD.

L’AD s’est renforcée à l’époque parce qu’elle a pu s’appuyer sur l’existence de LAOS, un parti de l’extrême droite comme le FN. Ce parti avait obtenu 4% lors des élections et en 2012 et il est entré au gouvernement. L’AD a collaboré avec des membres de LAOS et ils ont créé des « comités des habitants de quartiers », qui en réalité étaient des bataillons d’assaut.

KEERFA a été créée à ce moment-là, en 2009. On ne s’est pas dit que les luttes du mouvement ouvrier et les grèves suffiraient pour arrêter l’AD. On a dit qu’il fallait s’organiser dans les quartiers. On commençait avec une réponse immédiate aux attaques racistes, ensuite on défendait les migrant.e.s arrêtés et on allait jusqu’à organiser des contre-manifestations quand les fascistes appelaient à des rassemblements dans les quartiers.

La gauche sous-estimait et la menace fasciste et l’AD. Mais on s’est pas attardé à l’accuser sur ce qu’elle ne faisait pas. On a pris des initiatives avec leurs membres et leurs soutiens au sein des syndicats et des quartiers, et nous avons mobilisé des milliers de personnes.

Le « FA » à la fin de KEERFA signifie menace fasciste. On nous disait alors, « quelle menace ? Ça n’existe pas! Donc on ne participe pas à KEERFA… » ou : « Ok le racisme ça existe, on doit défendre les réfugiés mais parler de  menace fasciste c’est une exagération et il ne faut pas lier ces choses entre elles ».

On n’a pas perdu de temps dans les querelles au sein de la gauche. On a gagné du temps et on a rallié des syndicats, des communautés de migrant.e.s, des jeunes et nous avons créé des comités locaux. A un moment donné on avait 75 comités à travers le pays.

D’un côté, on organisait des mobilisations contre les camps de concentration et les opérations de nettoyage. En août 2012 – et il faut savoir qu’au mois d’août Athènes est une ville vide –  20.000 personnes ont manifesté contre une grande opération de nettoyage.

En même temps, on manifestait contre les attaques de fascistes qui avaient à ce moment-là poignardé plus de 1000 personnes à Athènes.

Alors que la crise continuait de s’approfondir et que les gouvernements tombaient les uns après les autres, grâce aussi à la résistance du mouvement ouvrier, la polarisation s’accentuait. D’un côté, un tournant massif vers la gauche qui a eu entre autres comme résultat l’arrivée de Syriza au gouvernement et de l’autre côté on a eu l’entrée de l’Aube Dorée au parlement avec 7%.

L’AD estimait en 2013 qu’elle pourrait contrôler les quartiers avec ses bataillons d’assaut. Mais elle a été vaincue. Parce que de notre côté nous avons estimé qu’entre le moment de leur entrée au parlement en août 2012 et septembre 2013 – moment de l’assassinat de Pavlos Fyssas – 100.000 personnes avaient manifesté localement contre l’AD : manifestations lorsqu’ils ouvraient leurs locaux dans les quartiers grâce au financement qu’ils recevaient du fait de leur entrée au parlement, manifestations lorsqu’ils essayaient d’organiser leurs rassemblements haineux.

Tous ces rassemblements ont eu lieu aux endroits où l’AD appelait à ses rassemblements, en occupant l’espace en avance et en les obligeant à partir. Sans masque et sans batte. Au premier rang sous nos banderoles et devant les fascistes on trouvait les migrant.e.s, les femmes et les jeunes.

On a réussi à obtenir le soutien de la majorité de la population dans les quartiers et y compris souvent dans les conseils municipaux qui prenaient des décisions contre la présence de l’AD dans les quartiers.

Le front uni dont Trotsky a parlé constitue selon nous la possibilité pour les révolutionnaires, les anticapitalistes, de collaborer avec des démocrates, des socialistes, des syndicalistes et des activistes, qui n’ont pas des idées révolutionnaires, afin de mobiliser la majorité de la classe ouvrière, parce que c’est comme ça qu’on peut être efficace.

Le 19 janvier 2013 une grande manifestation antifasciste a eu lieu à Athènes, suite à la décision du conseil municipal de la ville d’Athènes, sous le slogan « Athènes ville antifasciste ». Elle a eu comme résultat que les routes ne soient plus ouvertes aux nazis. Ils n’avaient plus le droit d’organiser des soupes populaires, comme ils le faisaient jusque-là, à côté d’autres actions comme des dons de sang uniquement pour les grecs.

Mais le moment qui a le mieux démontré l’importance du front uni est venu en septembre 2013, quand suite à une série d’attaques contre les pêcheurs égyptiens et les syndicalistes du Parti Communiste dans le quartier de Pérama, qui a culminé avec l’assassinat de Pavlos Fyssas, il y a eu une explosion antifasciste.

Le lendemain de l’attaque contre les syndicaliste du Parti Communiste, KEERFA a sorti un appel qui reprenait l’appel de la Jeunesse Communiste Grecque, et nous avons aussi appelé les gens à soutenir la manifestation à Pérama.

Le lendemain de l’assassinat de Fyssas le 18 septembre, il y a eu une grève de l’ensemble du secteur public. Tout de suite après son assassinat des activistes se sont rendu.e.s sur les lieux et à l’hôpital. A 6h du matin suivant KEERFA a envoyé un communiqué de presse où l’on disait que Pavlos Fyssas avait était assassiné par un bataillon d’assaut de l’AD.

A 9h nous avons réussi à prendre la parole lors du rassemblement de la grève afin d’appeler à une manifestation antifasciste le même soir. Ce soir-là plus de 20.000 personnes ont manifesté à Athènes et se sont battues contre la police, une police qui de nouveau et malgré l’assassinat couvrait les fascistes qui attaquaient les manifestant.e.s. 

Jusqu’en 2013, AD bénéficiait d’un certain statut d’immunité de la part de l’État, des tribunaux et de la police. C’est à ce moment-là qu’en prenant l’initiative par en bas dans les syndicats nous avons demandé qu’il y ait une grève générale contre les fascistes, pour la fermeture de leurs bureaux et pour leur emprisonnement.

Les syndicats ont accepté. Mais ils ont appelé à une manifestation uniquement au centre de la ville et non pas jusqu’au quartier général de l’AD. KEERFA a participé à l’organisation de la grève, mais elle a aussi appelé à manifester jusqu’à leur quartier général. Finalement, 60.000 manifestant.e.s sont allé.e.s jusque-là !

Une semaine plus tard, j’ai été réveillé par un appel d’un journaliste qui m’a dit « allume ta télé ». J’ai vu Michaloliakos, le chef de l’AD menotté. Ce jour-là, ils avaient menotté tous les dirigeants de l’AD. Si on a pu en arriver là c’est d’abord parce que Pavlos Fyssas a résisté et qu’il a montré du doigt son agresseur. Et cela en dit long sur ce qui s’était passé avant au sein de la jeunesse et du mouvement ouvrier en Grèce. Et si finalement ils ont été arrêtés, c’est parce que le mouvement était si fort que même l’État ne pouvait plus les couvrir.

En 2012-2013 dans les sondages Aube Dorée atteignaient 20 à 25%. Nous avons agi fermement, sans sous-estimer la menace fasciste en même temps que nous n’avons pas paniqué lorsque l’Aube Dorée est entrée au parlement. Telle était la réaction au sein de la gauche et au sein des partis démocrates. D’abord ils les sous-estimaient et après ils paniquaient.

On n’a pas accepté la politique de complaisance de la social-démocratie qui disait que le parlement, la constitution et les institutions de l’État peuvent garantir la démocratie. Nous avons dit que la seule garantie pour les libertés démocratiques sont les luttes des syndicats et leurs mobilisations dans la rue. 

Je voudrais donner un exemple. Regardons ce qui se passe en Grèce et ce qui se passe en Catalogne. En Catalogne c’est le parti VOX qui initie le procès des gens qui ont organisé le référendum pour l’indépendance de la Catalogne. En Grèce, dans le procès de l’AD, les avocats sont des avocats de la gauche. C’est la victoire d’un mouvement qui assume y compris le procès des nazis et se fixe comme but de les envoyer en prison.

Parce que de l’autre côté on a l’hypocrisie des forces dudit arc démocratique, qui se présentent comme le « centre démocratique », seul garant de la stabilité contre les deux extrêmes – la gauche révolutionnaire et les fascistes –  qui luttent entre elles.

Dans ce sens-là c’est clair que la gauche anticapitaliste, en prenant les initiatives, peut barrer la route au fascisme. En Grèce l’AD ne se renforce plus dans les sondages. Ils avaient 70 locaux et il n’en reste que 12 ouverts. Partiellement et sous protection.

Ils ont essayé d’utiliser la récente hystérie autour du conflit concernant le nom de la Macédoine pour réapparaitre dans les rues. Et la seule chose qui leur laisse des marges c’est la politique suivie par le gouvernement de Syriza.

Parce qu’en 2015 nous avons eu en Grèce l’arrivée d’un million de refugié.e.s qui ont été accueilli.e.s par un énorme mouvement de solidarité qui disait « frontières ouvertes, refugié.e.s bienvenu.e.s, accès aux hôpitaux, aux écoles, etc. » Ce mouvement était la continuation du mouvement antifasciste. Parce  que le mouvement antifasciste en Grèce avait comme mot d’ordre « refugié.e.s et migrant.e.s bienvenu.e.s, non à l’islamophobie ».

Mais le gouvernement de Syriza a fait deux choses. D’un côté il a signé l’accord UE-Turquie-Libye, un accord qui noie des gens en méditerranée. Il a laissé les camps de concentration ouverts et n’a pas démoli la clôture de barbelés à la frontière gréco-turque à Evros.

Et de l’autre côté, au lieu de délégitimer complètement l’AD, le gouvernement lui a donné l’accès libre aux plateaux de la télévision publique qui est sous son contrôle.

Et quand un fasciste provocateur a pris sa kalachnikov dans une ville en Albanie et a été ensuite tué par la police albanaise, le parlement grec a observé une minute de silence à sa mémoire.  Et lors des manifestations officielles et des manifestations patriotiques – patriotiques entre plusieurs guillemets –  ils invitent les députés de l’AD à être présents aux côtés des ministres de Syriza.

La présence médiatique de l’AD sur les plateaux de la télévision publique a été arrêtée quand le syndicat des employé-e-s a décidé de faire grève  chaque fois que la direction invitait l’AD. Quand ils ont essayé d’empêcher les enfants de refugié.e.s d’aller dans les écoles avec les autres enfants, et que le gouvernement Syriza disait que ces enfants devraient aller dans des classes séparées le soir, nous avons organisé, avec des parents, des enseignant.e.s et des gens des quartiers un incroyable accueil. Il n’y a pas eu une seule école où ces enfants ont été empêchés d’aller en classe.

Pour conclure, je voudrais dire que KEERFA a pris des initiatives internationales pour organiser le mouvement antiraciste et antifasciste. Les manifestations du 21 mars, ou 16, 17 selon l’année, font partie de cet effort de coordination.

Le mouvement s’élargit. Il arrive jusqu’aux États-Unis où Noam Chomsky appelle à participer à la manifestation du mouvement « Uni.e.s contre le racisme et le fascisme » qui a été initiée par nos camarades.

La dernière chose c’est que les mouvements antiracistes et antifascistes tous seuls ne suffisent pas. On a besoin d’une alternative anticapitaliste, dans le sens où on lutte et on revendique que le mouvement ouvrier ait comme axe prioritaire la lutte contre le racisme et le fascisme.

Et c’est pour cette raison-là qu’il repousse l’effort de la classe dirigeante de diviser le mouvement ouvrier, et c’est ainsi que notre classe devient plus forte, c’est comme ça qu’elle peut lutter contre les conséquences de la crise et pour une alternative qu’elle peut réaliser avec sa propre force.

Quand on avait nos propres Gilets Jaunes, les grandes manifestations des places centrales, nous avons empêché la présence des fascistes et nous avons contrecarré les idées racistes avec beaucoup de discussions avec les gens qui y participaient. Et ces gens sont venus ensuite avec nous dans les manifestations antiracistes et antifascistes.

Je crois que vous avez pris une initiative très importante pour l’ensemble du mouvement en Europe. Votre contribution est très importante pour le mouvement antiraciste et antifasciste.

Et nous croyons qu’avec des initiatives comme la vôtre, parce qu’il existe une coordination internationale, nous arriverons à amener avec nous toute la gauche, tout le mouvement, toute la classe ouvrière.

Merci beaucoup.

Petros Constantinou

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