Une approche sans tabou ni romantisme de la lutte armée

Les sociétés de classes sont des sociétés de conflits. L’histoire a démontré à de nombreuses reprises que ces conflits peuvent se développer en conflits armés. De ce fait, l’armement d’une classe dirigeante pour se maintenir au pouvoir est une caractéristique systématique des sociétés de classes qu’elles soient fondées sur l’esclavage, le servage ou le salariat. Si la question de l’armement se pose pour la classe dirigeante, elle se pose alors pour la classe opprimée.

Les Cahiers d’A2C #12 – MARS 2024

Dans notre cas, nous sommes même confronté·es à la classe dirigeante la plus armée de l’histoire de l’humanité. Le génocide en cours en Palestine, les millions de mort·es de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, la bombe nucléaire, etc. On peut illustrer malheureusement de nombreuses manières le degré de destruction des armées levées et équipées sous le capitalisme. Ce qui est certain, c’est que leur potentiel de destruction semble illimité.

Mais parce que la force de la classe ouvrière n’est pas de la même nature que la force de la classe bourgeoise, la manière avec laquelle elle devra l’exercer et en dernier recours employer les armes doit également être différente. C’est toute la question de la lutte armée et de son approche qu’il est indispensable de développer.

Non-violent, vraiment ?

Aborder la question de la lutte armée c’est nécessairement se confronter à celle de la violence. Sans que cela résolve totalement la question posée, il est important pour l’aborder sur de bonnes bases de revenir sur certaines luttes historiques et leur rapport à la non-­violence. Les exemples les plus souvent cités sont celui du « Civil Rights Movement » incarné par Martin Luther King dans les années 1950 aux États-Unis et celui du mouvement de libération nationale de l’Inde avec Gandhi1.

La tactique de la non-violence du « Civil Rights Movement » ne découle pas d’un principe politique mais plutôt de la stratégie du mouvement qui sur une période visait à convaincre le gouvernement américain d’intervenir. Quand l’analyse a été faite qu’il n’y avait plus rien à attendre du gouvernement, les tactiques ont également évolué. Ainsi, à partir de 1965 on peut voir par exemple les leaders d’une des organisations majeures du mouvement, le « Student Nonviolent Coordinating Committee », parler de résistance armée2.

En Inde, Gandhi a incarné le mouvement de libération nationale, ce qui ne signifie pas que l’ensemble des composantes de ce mouvement suivaient sa direction politique. En réalité, ce fut un mouvement dont la plupart des participant·es étaient tout à fait prêt·es à utiliser la violence quand ça leur semblait nécessaire. Et c’est bien une combinaison de grèves de masse, de rébellions paysannes, d’attaques armées contre des postes de police et de sabotages qui va faire plier les Britanniques. Gandhi bloqué dans une approche purement moraliste de la violence en condamnera systématiquement tout usage alors même qu’elle est au cœur des pratiques du mouvement de masse de libération nationale et au cœur de certains des coups qui auront fait le plus mal aux Britanniques, comme lors de la mutinerie des soldats de la marine nationale de 1946, qui accélèrera la route vers l’indépendance.

Pas de raccourci

En réalité, il est impossible de se confronter à la classe dirigeante, encore moins de contester son hégémonie, sans se confronter à la violence, sans s’organiser pour y faire face, sans anticiper et préparer son éventuel emploi et en dernier recours sans poser la question de son exercice. Cela ne signifie pas que la violence ou la lutte armée est le meilleur moyen d’avancer en tout point du développement du mouvement ou du processus révolutionnaire, mais il serait catastrophique de penser qu’il ne faudra pas l’utiliser.

Le point à partir duquel tout mouvement confronté à la question de l’usage de la violence devra se forger, c’est de ne jamais la considérer comme un raccourci à l’émancipation qui ne pourra être l’œuvre que des travailleuses et travailleurs elles-mêmes et eux-mêmes, qu’importent les conditions. Il faut donc que la lutte armée, forme organisée de violence qu’il faudra exercer, participe à cette émancipation sans s’y substituer.

Et même si la situation exige que les questions d’organisation de la violence se posent pour des questions défensives, s’il faut se préparer face à une attaque de fascistes contre un piquet de grève, une occupation ou une manifestation, il faudra privilégier par tous les moyens possibles les tactiques qui répondent aux exigences de la situation tout en forgeant et renforçant l’ensemble du mouvement dans ses capacités de riposte pour la suite.

Quant à affirmer que la révolution sera violente, l’histoire le démontre et cela ne signifie absolument pas qu’elle s’exerce uniquement sur le champ de la confrontation armée. Ce serait affronter un État à l’endroit où il est le plus fort sans l’avoir préalablement affaibli. Il faudra qu’un ensemble d’actions et de facteurs viennent empêcher l’État d’exercer alors toute sa puissance de feu : un mouvement de masse, des grèves de transports, de communication, des sabotages, des mutineries, etc.

Posé à l’échelle d’une révolution, l’ampleur des événements semble rendre presque impossible d’en tirer la moindre conclusion pratique pour aujourd’hui. Il faut bien entendu prendre en compte les différences fondamentales qu’impliquent les écarts d’échelle entre la question d’une confrontation révolutionnaire et la situation actuelle en France, mais il y a des enseignements à tirer dans cette conclusion. Le premier est qu’il nous faut combattre dès aujourd’hui les tendances qui s’expriment soit dans le sens d’une condamnation systématique de la violence soit qui feront de l’exercice de la violence le moteur de l’émancipation au lieu de la mise en mouvement de la classe ouvrière.

Ni tabou ni romantisme

Tabou ou romantisme sont deux pièges qui se retrouvent à tous les stades de développement de la lutte des classes dès lors qu’il s’agit de violence organisée3. Tou·tes celles et ceux qui se sont impliqué·es dans des mouvements de lutte pour l’émancipation, dans des révolutions, s’y sont confronté·es.

Ne pas dépasser le stade du tabou, c’est prendre le risque de laisser une minorité s’emparer de la question de la violence ou de la lutte armée qui deviennent et surtout se limitent alors à une affaire de professionnel·les, d’expert·es qui n’envisagent cette élaboration qu’en se séparant de la classe pour se préparer et agir. Car il y a une dimension hautement technique et pratique dans la lutte armée, dans l’exercice d’une violence organisée : une préparation, du matériel, des entraînements, un savoir-faire, etc. Toute forme de tabou vis-à-vis de la lutte armée aura pour conséquence de laisser à une minorité le soin de se poser toutes ces questions pourtant si importantes quand il s’agira de porter le coup final ou de se défendre.

Et le romantisme attribuera à la lutte armée une auréole mythique dont l’expression la plus extrême est de l’envisager comme la seule pratique révolutionnaire digne de ce nom. Cette tendance trouve ses reflets dans la fétichisation de la radicalité qui va faire qu’une action serait par essence plus efficace qu’une autre, plus à même de faire progresser la classe par son seul aspect subversif. Ce travers combine une sous-­estimation des forces de l’État et du capital, même en temps de crise, ainsi qu’un refus de faire de la mise en mouvement de la majorité le point de départ de l’implication dans le mouvement.

Si cette approche sans tabou ni romantisme ne permet pas de résoudre les questions pratiques auxquelles tout mouvement confronté à la question de la violence devra se poser, elle permet de rappeler que le succès du mouvement ne réside pas dans la violence organisée elle-même. La clef réside dans la justesse de la politique que la direction du mouvement prendra et cette justesse ne se jaugera qu’à la réponse qu’elle apporte aux conditions du temps et du lieu4. La violence organisée ne sera qu’une partie de cette juste politique et il ne suffira pas de prendre à bras le corps la question de la violence pour être sur la bonne route, en revanche ce sera nécessaire.

Une question brulante

Le caractère offensif ou défensif d’une lutte armée est suffisamment déterminant pour avoir des implications pratiques et théoriques totalement différentes selon qu’on soit concerné·e par l’un ou plutôt par l’autre, mais pas assez pour que les expériences qui en sont faites soient de natures totalement distinctes. Autrement dit, confrontée à la fois à un État répressif et à la montée du danger fasciste, à une police violente et des groupuscules fascistes, aux violences racistes, notre classe se pose déjà la question de la lutte armée et de la violence organisée, à une échelle embryonnaire, mais la question est là et des expériences sont menées.

La défense de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes 

On a vu de véritables opérations militaires à la ZAD lors des expulsions : brouillage des communications, surveillance technologique, opérations de déstabilisation, assauts de brigades de gendarmerie équipées de blindés, d’hélicoptères, de drones et utilisation d’armes désormais trop bien connues de celles et ceux qui manifestent ces dernières années, flashball, tireurs de grenades, matraques, boucliers, etc. Pour cela, des dizaines de milliers de personnes ont participé à organiser cette défense, à repousser les assauts, à contourner les pièges, à surprendre l’adversaire. Se confronter à ces questions, c’est faire l’expérience de la lutte armée, peu importe la réponse qu’on y apporte. Mais les réponses qu’on y apporte sont de riches enseignements.

Les révoltes après la mort de Nahel

Pendant plusieurs jours, des milliers de jeunes vont répondre au meurtre raciste de Nahel par la révolte. Il n’est pas nécessaire d’étudier en détail les moyens utilisés pour rattacher cette expérience à celle de la lutte armée, il suffit pour cela de regarder la nature et le nombre des cibles. Des centaines de commissariats et gendarmeries attaqués, des centaines de bâtiments officiels ciblés, parce qu’identifiés à l’État. Considérer que ces révoltes avaient un caractère de lutte armée ne signifie pas que la seule manière d’y prendre part était sur le terrain de la lutte armée. Il fallait afficher une solidarité concrète et celle-ci aurait pu se construire par la grève ou en tout cas par l’action de militant·es afin de construire la grève. La tâche semble insurmontable tant la gauche en général a condamné ces révoltes, tant il pouvait sembler impossible d’argumenter seulement pour arracher un soutien affiché, ça n’en reste pas moins ce qu’il nous faut construire. Et, sans que cela suffise à en faire la juste politique, il est important de noter que c’était également la demande formulée par la famille de Nahel.

Contre les fascistes

Le danger fasciste augmente, non seulement les groupuscules fascistes passent de plus en plus ouvertement à la violence, mais les partis fascistes (RN, Reconquête) dont l’audience électorale ne cesse d’augmenter font de plus en plus ouvertement appel à la mise en mouvement sur le terrain. Les fascistes attaquent déjà des cortèges de manifestations, des quartiers, des locaux, des évènements, des piquets de grève, des occupations. Tant qu’on ne leur opposera pas une riposte antifasciste à la hauteur de la menace et de l’urgence, ce danger et ses attaques augmenteront. Cette réponse à la hauteur doit bien entendu inclure la violence des fascistes dans les moyens dont elle se dote. Mais cette question, parce qu’il nous faut le faire sans tabou ni romantisme, doit concerner bien plus que quelques groupes spécialisés car c’est l’ensemble de notre classe qui doit la résoudre. Poser à une échelle la plus large possible la question de la violence des fascistes, du militant de terrain à Marine Le Pen, c’est évidemment s’organiser pour se défendre physiquement, mais c’est également et en première instance poser la question de la vraie nature des fascistes, de ce qui la distingue de la bourgeoisie.

Mathieu Pastor (PARIS 20e)
  1. https://socialistworker.co.uk/news/king-gandhi-and-non-violent-protest/ ↩︎
  2. https://www.marxists.org/archive/harman/2001/06/violence.htm ↩︎
  3. https://www.marxists.org/archive/lukacs/works/history/ch06.htm ↩︎
  4. https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf34.htm ↩︎
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