Front populaire : La révolution est-elle possible ?

Partie 1 : Ce qui ouvre une crise révolutionnaire

Les Cahiers d’A2C #06 – JANVIER 2023

Daniel Guérin parle ainsi des obsèques du maréchal Joffre le 7 janvier 1931 où se pressent un million de personnes : « Les masses ? Mais elles se pressent le long du cortège (…) Des hommes et des femmes ont passé la nuit dans la rue, debout, malgré le froid, pour voir de plus près passer la dépouille d’un ’héros’, des ouvriers ont renoncé à des heures de paie pour être présents à la grande hystérie collective… »1Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Agone, 2013.

C’est la même société, composée fondamentalement des mêmes hommes et des mêmes femmes, où se produit, trois ans plus tard, la riposte de masse contre le fascisme du 12 février 1934 et cinq ans plus tard la vague massive de grèves et d’occupations de juin 1936. Où tout semble possible. Mais c’est aussi la même société, la même classe ouvrière, qui se donne à la guerre et à Pétain quelques années plus tard.

Alors la révolution est certes nécessaire. Mais est-elle – vraiment – possible ?

Marceau Pivert, dirigeant de la Gauche révolutionnaire, courant du Parti socialiste, écrivait le 26 mai 1936, au tout début de la vague de grèves, que « tout est possible ».

Mais revenant sur cette période en 1953, il attribuait finalement l’échec à un niveau insuffisant de la conscience de classe.

À l’opposé l’explication dominante de l’échec, au sein de la gauche radicale, oscille entre dénonciation de la trahison des directions, celles des syndicats et celles des partis socialiste et communiste et absence d’un « vrai » parti révolutionnaire.

Toutes ces « explications » ont indéniablement une part de vérité. Mais à quoi aboutissent -elles ? Si de tels niveaux de lutte et de détermination n’ont pas abouti à une conscience de classe « suffisante » pour faire la révolution, comment cela pourrait-il un jour être le cas ?

Si l’échec vient du fait que les dirigeants réformistes trahissent, est-ce que ce ne sera pas toujours le cas ?

Quant à l’absence d’un « véritable » parti révolutionnaire au moment de l’explosion, est-il possible de le construire au sein d’une classe qui ne l’est pas avant l’explosion et comment juger qu’il s’agit du « véritable » parti avant les tests décisifs ?

Les conditions d’une révolution

Cela semble paradoxal mais l’agent premier de la possibilité révolutionnaire c’est le capitalisme lui-même !

Une période révolutionnaire naît des contradictions internes du système. Au début des années 1930 la crise économique – celle de 1929 – qui frappe la France, avec un peu de retard, développe toutes ces contradictions. Contradictions de classe avec le développement des inégalités et renforcement de l’exploitation de toute la classe ouvrière mais la crise frappe aussi particulièrement la petite bourgeoisie. Contradictions aussi au sein des classes dirigeantes entre différentes branches de la production et avec les bourgeoisies des autres puissances impérialistes. Et c’est sur cette base que se développent les crises politiques, l’instabilité gouvernementale, la perte de légitimité des partis dominants, le développement des ligues d’extrême droite.

Lorsque le capitalisme parvient à ce point de crise il n’y a pas à terme de solution médiane. Ce n’est pas la menace de révolution qui mène le capitalisme à la guerre et au fascisme. C’est la trajectoire du capital. Qu’aucun dirigeant de gauche n’est en mesure d’infléchir vers un capitalisme « pacifié ».

Au début de l’année 1934, ce qui semble menacer en France ce n’est pas la révolution. 

Les syndicats sont au plus bas, les grèves rares et généralement défaites. Ce qui menace, comme ailleurs en Europe, c’est la guerre et le fascisme.

Ce qui va ouvrir, concrètement, une crise révolutionnaire c’est l’entrée dans l’arène de toutes les couches sociales et de manière déterminante celle de la classe ouvrière.

Un processus révolutionnaire

En juin 1936 plus de 2 millions de travailleur·ses, hommes et femmes, français·es et immigré·es, se mettent en grève, dans des secteurs déterminants de l’activité économique. En quelques semaines la grève va toucher 12 000 entreprises dont 9 000 sont occupées ! Démontrant, potentiellement, que rien ne peut fonctionner, y compris l’économie de guerre ou l’appareil d’État, si la classe ouvrière le décide.

Mais cela ne signifie pas qu’en quelques jours ou quelques semaines cette classe ouvrière est devenue révolutionnaire.

La révolution a une dynamique explosive. Mais elle est aussi un processus. La révolution n’est pas uniquement nécessaire pour transformer les structures de la société. Elle est aussi nécessaire pour transformer, collectivement comme individuellement, la classe révolutionnaire, la majorité de celles et ceux qui composent cette société.

En mars 1935 l’écrivaine Simone Weil, embauchée à l’usine écrit dans un lettre : « J’oubliais de vous dire, à propos de mon usine, que depuis que j’y suis je n’ai pas entendu une seule fois parler de questions sociales, ni de syndicat, ni de parti. (…) On se plaint des normes, du manque de travail, de bien des choses ; mais ce sont des plaintes, et voilà tout. Quant à l’idée de résister tant soit peu, elle ne vient à personne. »2Simone Weil, La condition ouvrière, Flammarion, 2022

C’est pourtant son retour dans l’usine, occupée, qui produira ses pages célèbres en juin 1936 : « Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! »

Comprendre ce processus, casser le mythe de « la classe ouvrière »

Pour comprendre ce processus il faut casser le mythe d’une classe homogène, d’une évolution graduelle menée par les « directions » que suivraient simplement « les masses ».

Aussi impressionnante soit-elle, l’explosion de juin 36 n’est encore qu’une étape. Parce que ce n’est encore qu’une fraction de la classe ouvrière qui se mobilise. Des millions de travailleur·ses, dans d’autres secteurs clefs ne sont pas en grève. Et celles et ceux qui sont en grève n’ont pas alors, dans leur grande majorité, d’objectif révolutionnaire. Dans le même texte cité, Simone Weil dit : « Bien sûr, cette vie si dure recommencera dans quelques jours. »

La classe ouvrière existe bien sûr objectivement. Comme classe soumise à l’exploitation et comme antagoniste au capital. Mais ce n’est pas sa seule détermination.

Elle existe aussi comme fraction du capital, atomisée, productrice de profits, chaque travailleur·se en concurrence avec les autres, chaque secteur en concurrence avec d’autres branches.

Et d’autres déterminations pèsent, division internationale, raciale et genrée du travail. Divisions qui se répercutent dans l’ensemble des rapports sociaux, dans les institutions, dans l’idéologie et qui font du capitalisme un système structurellement raciste et sexiste.

De plus le capitalisme est un système de production extrêmement dynamique qui, sous le fouet de la compétition entre capitaux, développe en permanence de nouveaux moyens de production, une nouvelle organisation du travail, où l’ancien coexiste en permanence avec le nouveau.

C’est ainsi que dans la France des années 1930 coexistent des secteurs traditionnels où domine le paternalisme et des secteurs nouveaux mettant en place le taylorisme, des petites entreprises presque artisanales et des usines de masse (notamment dans la métallurgie). Dernier élément, la France est alors encore un pays très rural où coexistent de nombreux petits paysan·nes et un fort prolétariat de travailleur·ses agricoles3Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle, Seuil, 2022.

Pour reprendre des termes utilisés par Marx, c’est dans le processus même de la révolution que la classe ouvrière peut briser ces divisions, se constituer de « classe en soi » à une « classe pour soi ». D’où son célèbre slogan : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Processus déterminant pour entraîner derrière elle les couches intermédiaires de la société, classes moyennes et petite bourgeoisie faute de quoi celles-ci peuvent choisir la voie du fascisme.

De l’hétérogénéité réelle à l’autonomie de classe, un processus politique

Si on aborde la période du Front populaire en France sur cette base, alors il y a un sens d’évolution du processus de février 1934 jusqu’à novembre 1938 marqué par l’échec d’une nouvelle grève de masse qui signe un profond renversement de période.

Il y a un sens, sociologique et politique aux différentes fractions de classe qui se mobilisent, à la succession de leur intervention dans l’arène de la lutte, aux conséquences politiques que ça a.

Si une vaste majorité de la classe se mobilise durant cette séquence, la réalité n’est pas celle d’une grève générale mythique, uniforme, de la révolution des « bras croisés ». Ce ne sont pas les mêmes secteurs et fractions qui se mobilisent à tous moments. Et cela a un impact sur les contenus politiques, les stratégies mises en œuvre, les opportunités. Des conséquences alors sur les interventions susceptibles de construire, à travers ces différentes phases, l’unité nécessaire, l’autonomie de classe.

Les trois phases du processus révolutionnaire

C’est le 12 février 1934 qui ouvre le processus révolutionnaire.

Jusque-là l’offensive est à droite, celle des classes dirigeantes qui ont infligé défaite sur défaite au mouvement ouvrier et celle, plus récente de l’extrême droite organisant de plus en plus massivement la petite bourgeoisie. On peut certes identifier, en 1932 et 1933, le retour de grèves (avec occupation pour certaines et dans des secteurs comme la métallurgie) mais celles-ci sont très isolées. Le retour de la conflictualité (et de la confiance) est toujours d’abord moléculaire.

Les premiers qui entrent sur le terrain de la lutte sont les secteurs traditionnels de la classe ouvrière, les plus stables, ceux où les syndicats ont le plus résisté, là où les militant·es politiques sont les plus implanté·es. Où lutter semble un devoir plus que le résultat de l’enthousiasme. Cela a une influence sur les modes d’action et les contenus.

Le 12 février 1934 la riposte se fait clairement sur un terrain de classe. Ce dont témoigne la grève et le rôle central joué par les syndicats. Elle est clairement l’initiative, au sein des syndicats, de militant·es politiques, communistes, socialistes, syndicalistes révolutionnaires… Ce sont les secteurs où les syndicats sont les plus implantés qui sont moteur, secteurs traditionnels, cheminot·es, postier·es, fonctionnaires plutôt que métallos ou usines chimiques.

Le contenu politique est défensif. Il s’agit de défendre la démocratie et la République bien plus que de faire la révolution.

Mais cette riposte, son succès, la démonstration de ce que peut produire l’unité d’action, inaugure un nouveau climat, redonne confiance. Subir n’est plus la seule option.

Entre février 1934 et juin 1936 vont se développer quelques conflits significatifs (dont les journées insurrectionnelles de Brest et Toulon en août 1935). Nous y reviendrons parce qu’elles cristallisent les contradictions qui existent déjà, au sein du mouvement, entre dynamique révolutionnaire et ­perspectives réformistes des organisations dominantes.

Mais ce qui domine le mouvement dans cette phase c’est la nécessité de l’unité des organisations, la défense de la République et – plus que la lutte – la perspective électorale.

L’explosion de juin 1936

Entre mai 1936, date de la victoire électorale de la coalition du Front populaire et juillet 1936 le mouvement va être dominé par les secteurs les moins organisés syndicalement, les secteurs du capitalisme les plus avancés en termes de nouveaux modes de productions (métallurgie et chimie) entraînant le bâtiment, le commerce…

A contrario les secteurs les plus organisés, qui ont dominé la phase précédente, n’entrent quasiment pas dans la lutte (ni les cheminot·es, ni les postier·es, ni les enseignant·es, ni les travailleur·ses des arsenaux… ne font grève en juin). Cela ne signifie pas que des militant·es politiques ne jouent pas un rôle. L’atelier de Renault qui démarre la grève le 28 mai est ainsi l’atelier où le parti communiste a une influence.

Mais l’élément spontané, la confiance gagnée, est l’élément dominant de cette phase qui va jusque fin juillet. Il donne son caractère à cette séquence avec les phénomènes de contagion rapide du mouvement4Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, Seuil, 2006  et Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36, Les Bons Caractères, 2006. C’est aussi ce qui fait que, alors que des victoires très rapides sont obtenues, le mouvement n’arrête pas de rebondir. Après une phase courte d’extension dans la métallurgie parisienne, une victoire très rapide dès la fin mai et le retour des grévistes au travail, le mouvement commence à s’étendre à d’autres secteurs puis en régions deux jours plus tard. Mais le 4 juin les travailleur·ses de Renault réoccupent entraînant les autres entreprises de la Métallurgie. Alors que les patrons cèdent sur tout et signent les accords de Matignon le 8 juin, c’est dans les jours qui suivent que la grève prend son essor le plus puissant.

Cette génération militante, sans passé politique ni syndical, rejoint en masse la CGT (qui va quintupler) mais aussi les organisations politiques, en premier lieu le parti communiste qui passe de quelques dizaines de milliers de membres à plus de 200 000.

Cela explique que dans cette phase le mouvement est peu contrôlable par les directions des organisations sans que cela se traduise par une opposition à leur orientation politique. L’auto-activité de classe ne semble pas, pour celles et ceux qui y participent, entrer en contradiction avec l’action du gouvernement. 

De septembre 1936 à novembre 1938

C’est la phase où le conflit se durcit avec le patronat qui, après avoir laissé passer la première tempête organise la contre-offensive. C’est aussi la phase où la confrontation apparaît clairement avec le gouvernement et, par voie de conséquence, où les contradictions se développent au sein même du mouvement.

Au retour des congés payés, en septembre 1936 la conflictualité redémarre à un niveau élevé et les conflits seront nombreux jusqu’à novembre 19385Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, 2012 et Michael Seidman, Ouvriers contre le travail, Senonevero, 2010. Certaines régions et secteurs qui ne s’étaient pas mis en grève entrent dans la lutte. Mais les conflits touchent aussi les secteurs déjà mobilisés en juin 1936. C’est, potentiellement, une plus grande partie de la classe ouvrière qui se mobilise.

Mais les conditions ont changé. Les conflits deviennent plus durs, les grèves souvent défensives, soit pour imposer le respect des acquis, soit pour les défendre.

Le deuxième aspect est que, dans cet affrontement, le gouvernement et aussi les directions des organisations, agissent beaucoup plus ouvertement voire violemment contre les luttes. 

Enfin, le troisième caractère, lié au second, ces luttes se mènent de manière non coordonnée. Il n’y a pas de vague générale de grève, plutôt une guérilla permanente.

C’est un moment charnière où se combinent radicalisation importante de certaines fractions du mouvement et démoralisation.

En novembre 1938 le gouvernement décide de mener l’offensive déterminante pour briser le mouvement de juin 1936 en revenant notamment sur les 40 heures. Pour différentes raisons sur lesquelles nous reviendrons, la grève générale appelée par les syndicats le 30 novembre est un échec et une répression massive s’abat avec des milliers de grévistes licencié·es dans le privé et une répression massive à La Poste, chez les cheminot·es et les instituteur·rices.

Dès le début du processus, au sein du mouvement, deux dynamiques opposées cohabitent, l’une, révolutionnaire, propre au mouvement lui-même, vers l’autonomie de classe et l’antagonisme à l’État, l’autre, réformiste, celle des organisations dominantes, vers l’unité nationale et la collaboration de classes.

Ces deux dynamiques n’apparaissent pas clairement aux yeux des protagonistes dans les premières phases, mais elles sont déjà là. Le développement, au sein du mouvement, de la conscience de cette contradiction est sans doute la condition la plus importante pour la révolution.

Peut-elle se développer, sous quelle forme, quelle intervention les révolutionnaires doivent-ils/elles avoir pour cela ? Tels sont les enjeux de la deuxième partie.

Denis Godard, Paris 20e
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Notes

Notes
1 Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Agone, 2013.
2 Simone Weil, La condition ouvrière, Flammarion, 2022
3 Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française. XIXe-XXe siècle, Seuil, 2022
4 Antoine Prost, Autour du Front populaire. Aspects du mouvement social au XXe siècle, Seuil, 2006  et Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36, Les Bons Caractères, 2006
5 Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Perrin, 2012 et Michael Seidman, Ouvriers contre le travail, Senonevero, 2010