La collapsologie, une pseudo-théorie de la crise pour une non-action politique

Face aux crises écologiques sans précédents qu’engendre le capitalisme, et face à leurs conséquences désastreuses pour les sociétés humaines, il est urgent de se battre pour une alternative écosocialiste. C’est la voie de la lutte qui a été ouverte par une jeunesse manifestant dans le monde entier et par l’émergence d’un activisme de masse pour changer le système et pas le climat. Mais loin de croire à la possibilité d’un changement radical de la société, la collapsologie – ou théorie de l’effondrement – nous invite à accepter l’inéluctabilité de son effondrement en nous condamnant ainsi à la résignation.

La collapsologie : ce néologisme aux allures mi-scientifique mi-ésotérique s’est imposé par la conquête d’une nouvelle hégémonie, non seulement sur le terrain de l’écologie politique et de ses activistes, mais également de la scène politique bourgeoise grâce aux puissants moyens déployés par l’institut Momentum sous la direction d’Yves Cochet, ancien ministre du gouvernement Jospin1Même le premier ministre Edouard Philippe, dans une discussion publique avec Nicolas Hulot de juillet 2018, a pu se dire « obsédé » par la théorie de l’effondrement, pour ensuite publier lui consacrer une tribune dans son blog de l’Huffington Post en décembre 2019 (https://www.huffingtonpost.fr/entry/effondrement-edouard-philippe-humanite-est-loin-davoir-dit-son-dernier-mot_fr_5de15f2ae4b00149f72ea3ed). Mais la menace bien réelle de cet effondrement ne doit bien évidemment pas, selon lui, remettre en question l’impératif de croissance économique, mais simplement permettre de repenser cette croissance dans le cadre d’une « écologie souriante » – cherchez l’erreur.. A tel point, d’ailleurs, que plus de la moitié des français (65%) croit depuis peu que nous vivons au bord de cet abîme civilisationnel : l’effondrement2Le sondage proposait la question suivante : pensez-vous que « la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir » (https://jean-jaures.org/nos-productions/la-france-patrie-de-la-collapsologie). Savoir que la majorité de la population croit en l’effondrement imminent de notre civilisation ne nous dit rien sur ce qu’elle entend par « effondrement » ou par « civilisation ». Il est évident que cette croyance en l’effondrement traduit une conscience diffuse de l’aggravation de la crise systémique que nous traversons depuis 2008, sans pour autant nous dire grand-chose sur le sens accordé à ces concepts d’effondrement et de civilisation. Dans ce flou total, la réponse positive au sondage peut tout aussi bien traduire l’espoir d’une crise finale du capitalisme dans l’esprit d’un marxisme de vieille roche que la paranoïa d’une islamisation barbare des terres de l’empire chrétien d’occident dans l’esprit conspirationniste de Soral, Zemmour and co.. Au moment de la réalisation de ce sondage, en novembre 2019, c’était les mégafeux australiens qui captaient toute l’attention tandis que la petite souche virale du coronavirus n’avait même pas encore commencé son travail de sape. Son expansion à l’échelle planétaire donne-t-elle aujourd’hui raison aux prophètes d’hier ? C’est en tout cas ce que l’appareil médiatique veut nous faire croire, en multipliant les plateaux et les tribunes donnant la plus grande audience à Pablo Servigne3https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/10/pablo-servigne-cette-crise-je-ne-l-ai-pas-vue-venir-alors-que-je-la-connaissais-en-theorie_6036175_3244.html

https://www.lesinrocks.com/2020/04/08/idees/idees/pablo-servigne-les-effets-directs-de-la-pandemie-sont-moins-graves-que-ses-effets-indirects/

https://www.linfodurable.fr/environnement/collapsologie-pour-pablo-servigne-il-est-primordial-dapprendre-de-nos-erreurs-17387
et sa théorie proprement sidérante.  

C’est qu’il est consensuel, presque confortable, de parler d’effondrement : si tout se casse la gueule, alors nous sommes toutes et tous embarqués dans le même bateau, ou plutôt dans le même naufrage. Le temps d’une communion devant la catastrophe, presque tout l’équipage et toutes les passagères sont rassemblées sur le pont, les yeux rivés sur l’iceberg, en oubliant les mécanos qui écopent déjà la salle des machines qui prend l’eau, en oubliant que les bateaux de sauvetage seront réservés à la première classe et que pour la seconde, il n’y aura plus qu’à s’arracher les rares planches de salut. Sous couvert d’objectivité scientifique, de chiffres et de courbes exponentielles, la théorie de l’effondrement est une pseudo-théorie de la crise qui efface les luttes sociales dont elles sont indissociables, en nous spoliant ainsi de toute autonomie politique.

De quoi l’effondrement est-il le nom ?

Il y a pourtant de quoi être impressionné à la lecture du best-seller de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer (2015), qui mobilise une quantité faramineuse d’études scientifiques et de matériaux statistiques pour nous prouver qu’une crise systémique de la société industrielle mondialisée est aussi imminente qu’inéluctable. Celle-ci nous conduirait tout droit à l’effondrement civilisationnel compris en son sens le plus strict comme une rupture des chaînes d’approvisionnement en biens de consommation fondamentaux4Dans la définition d’Yves Cochet, reprise par Servigne et Stevens en entête de leur livre, l’effondrement désigne « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un coût raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». En d’autres mots : une multiplication de famines doublée de guerre civile.. On est aujourd’hui d’autant plus fasciné que le court paragraphe, consacré à l’étincelle d’un tel embrasement catastrophique, mentionne l’émergence d’une pandémie peu mortelle mais suffisamment contagieuse comme déclencheur possible d’un emballement général des marchés financiers5En réalité, il n’y a rien de prophétique dans cette hypothèse, défendue avec le plus grand sérieux par un groupe d’expert de l’OMS en 2018, ayant même forgé le concept de « maladie X » pour désigner cet élément déclencheur. Il s’agit là simplement de la rencontre de deux tendances critiques propres au capitalisme néolibéral : d’une part la fragilisation de l’économie financiarisée par l’inflation des dettes publiques et privées et d’autre part l’engendrement de plus en plus fréquent de nouvelles souches virales agressives par le développement de l’agro-industrie, la déforestation et le recul des niches des espèces sauvages favorisant la zoonose (le transfert d’une souche virale d’une espèce sauvage à l’espèce humaine). Cf. https://npa2009.org/idees/economie/recession-cetait-cause-du-virus-diront-ils.

Sur le constat qui est dressé dans la première partie de l’ouvrage, il faut bien reconnaître une certaine qualité à l’analyse, qui ne se contente pas de brandir la menace d’un Armageddon écologique, mais croise des facteurs de crise écologique et économique pour expliquer le processus de crise devant mener à l’effondrement. Certes, il y a une tendance à l’accélération des catastrophes environnementales par le dépassement vertigineux des seuils écologiques, causant non seulement le réchauffement climatique mais également l’extinction des espèces nécessaires au maintien des écosystèmes et de la production agraire, l’acidification des océans, la désertification des terres, la saturation des sols en nitrate, etc. Mais la collapsologie est loin de réduire l’effondrement à une conséquence directe et immédiate de ces catastrophes : mégafeux, méga-inondations, méga-tempêtes, méga-sécheresse, et mort au tournant. D’après les auteurs, il résulterait bien plutôt de l’interaction entre des phénomènes écologiques – comme la rareté croissante de certaines matières premières, notamment énergétiques, le rendement décroissant de la production agricole, l’émergence d’une souche virale, etc. – et leur traduction économique dans des crises financière6En cela, mais en cela seulement, Servigne et Stevens rejoignent les analyses du marxisme écologique de Jason W. Moore : dans le repoussement incessant de certaines frontières naturelles nécessaire au capitalisme pour accéder à de nouvelles matières premières et à de nouvelles énergies, c’est le recours massif au crédit qui permet aux entreprises de réaliser les investissements massifs nécessaires pour les exploiter. Cf. Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life, Verso, 2015. de grande ampleur – le fameux « cygne noir » des économistes. Et contrairement aux dernières grandes crises financières (choc pétrolier de 1973, crise des subprimes de 2008), la crise d’effondrement ne pourrait pas se résoudre à court ou moyen terme par une reprise économique. Celle-ci supposerait en effet un accès aisé à des ressources naturelles en matières premières, énergies et biens alimentaires, que la pression croissante sur les écosystèmes rend toujours plus onéreuses. La relance espérée se traduirait alors au contraire par un blocage généralisé de la production. Les auteurs mettent notamment l’accent sur l’approvisionnement en énergies qui requiert aujourd’hui une immense capacité d’investissement pour être assuré, soit pour la production de minerais rares pour les énergies renouvelables, soit par les techniques de fracking ou de forage en eaux profondes pour le pétrole. L’énergie fossile étant aujourd’hui le levier de toute production, sa privation conduirait nécessairement à une rupture d’approvisionnement : pas de bras, pas de chocolat7A qui voudrait se réjouir des conséquences écologiquement positives de cet arrêt soudain de la production fossile, les auteurs répondent avec une certaine lucidité critique. Avec cette rupture des flux fossiles, l’énergie ne cessera pas d’être un besoin fondamental pour les 8 milliards d’humains habitant la planète. Cela pourrait conduire à des déforestations massives, conduisant elles-mêmes à des désertifications, et aggravant finalement le problème climatique à des échelles insoupçonnées..

Le catastrophisme subtil de la collapsologie

La théorie de l’effondrement ne décrit donc pas seulement une catastrophe naturelle mais intègre un facteur économique décisif dans l’explication. On pourrait même dire qu’elle décrit et analyse l’aggravation irrémédiable des crises économiques en raison d’un facteur écologique, auquel le système actuel ne pourrait pas survivre. Ne peut-on pas y voir la base sur laquelle construire une politique radicale, qui couperait court à tout réformisme de détail ? Un discours à opposer à tous ces apprentis jardiniers qui veulent bouturer l’écologie sur l’économie de marché en créant des « obligations-carbones » et faisant l’apologie d’une croissance propre ? Pour cela, encore faudrait-il que cette théorie nous rappelle notre pouvoir d’agir collectif, dont dépend la tournure des événements socio-politiques qui façonnent le monde humain. Or c’est tout le contraire qu’elle fait en réduisant l’histoire, ou plutôt la fin de l’histoire, à un destin implacable et nécessaire. Si elle n’identifie pas la crise systémique à une catastrophe naturelle, elle la décrit pourtant comme une catastrophe naturelle. Voilà tout le problème.

En se référant à des courants néo-malthusiens de la première écologie politique, la collapsologie ne cesse de comparer la société humaine à une population animale dont la croissance exponentielle exercerait une pression critique sur l’écosystème8La collapsologie n’est en réalité pas un courant tout à fait nouveau, mais elle s’inscrit dans toute une tradition des théories du collapse dans l’écologie politique américaine conservatrice des années 1970-80, faisant du facteur de surpopulation l’une des causes principales du problème écologique. Ainsi Servigne et Stevens s’inscrivent dans cette tradition en citant en exergue de leur ouvrage le père de ce courant : Paul Ehrlich, l’auteur de La bombe population (PAUL Ehrlich, The Population Bomb, New York, Ballantines Books, 1978). Ils reprennent également la théorie de l’overshooting, le dépassement de la capacité de charge des écosystèmes, que William Catton étudie à l’exemple des populations de lapin pour l’appliquer aux sociétés humains (CATTON William, Overshoot: The Ecological Basis of Revolutionary Change, Chicago, Illini Books edition ; 1980). Et plus récemment, c’est Jared Diamond qui a remis ces théories au goût du jour avec son bestseller abondamment cité par les collaspologues : Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie?, Paris, Gallimard, 2009 (2005). , ou bien à un organisme intégrant comme ses organes les différentes branches de l’économie dans une complexité croissante9Servigne et Stevens citent notamment « Yaneer Bar-Yam, spécialiste en science des systèmes et directeur du New England Complex Systems Institute de Cambridge (États-Unis) » qui affirme qu’« une société en réseau se comporte comme un organisme multicellulaire » : « la plupart des organes sont vitaux, on ne peut amputer une partie sans risquer la mort de l’organisme. Ce qu’a découvert ce chercheur, c’est que plus ces systèmes sont complexes, plus chaque organe devient vital pour l’ensemble de l’organisme. », Comment tout peut s’effondrer, ch. 5, « Coincés dans un véhicule de plus en plus fragile ».. Décrite par les outils importés des sciences de la nature – mathématique statistique, physique thermodynamique, science des systèmes complexes – la croissance de la « civilisation thermo-industrielle » s’impose alors comme un processus inéluctable, semblable à une évolution naturelle. Le devenir économique de nos sociétés, celui du capitalisme mondialisé, n’est jamais analysé comme un phénomène politique, c’est-à-dire comme le résultat d’une domination de classe qui a, pour le moment, trop souvent réussi à avoir raison des luttes les plus radicales au moyen d’une répression violente : on ne peut pas comprendre l’essor du capitalisme néo-libéral mondialisé, responsable d’une accélération d’une croissance écologiquement destructrice, sans l’écrasement du cycle de lutte de la fin des années 1960. Mais les courbes exponentielles de la croissance économique, énergétique et matérielle des sociétés ne font que révéler ce que nous savons déjà trop bien en invisibilisant toujours plus les raisons politiques de leurs trajectoires. La métaphore d’une voiture dans laquelle nous serions toutes et tous embarqués, qui ne cesserait d’accélérer alors que sa direction est verrouillée, illustre à merveille ce fatalisme10 Voir notamment le ch. 4, « La direction est-elle bloquée ? ».. Il est la conséquence directe de l’éviction de la politique, c’est-à-dire de l’antagonisme de classe et de la vie des luttes qui anime nos sociétés, par l’application des méthodes des sciences naturelles à l’étude des sociétés humaines.

Ce faisant, les collapsologues réduisent l’histoire humaine à une forme d’histoire naturelle, en reproduisant à leur insu un puissant ressort de l’idéologie dominante. C’est ce que Marx avait désigné comme une « naturalisation11Ce concept est notamment développé dans le Capital, tome 1, au célèbre chapitre sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». » de l’économie capitaliste et qu’un de ses plus grands lecteurs, le marxiste hongrois Gyorgy Lukács, avait nommé à sa suite « réification12Gyorgy Lukács, Histoire et conscience de classe. Ce concept de réification est basé sur le mot latin res, signifiant chose. On pourrait le traduire comme « chosification », le fait que des processus mouvants, transformables, produits de l’action humaine, se présentent comme des choses figées, impossible à transformer. Pour le dire autrement, le « système » s’impose aux individus comme un roc qui les écrase, et non comme ce qu’ils et elles ont produit par leur action, et peuvent transformer de même. ». L’économie, avec ses lois de croissance exponentielle, ne nous apparaît plus comme le résultat de l’action humaine mais comme une chose qui nous domine, une immense machinerie dont nous serions les rouages, ou pour reprendre l’image de Servigne et Stevens, comme cette automobile filant à toute allure dans laquelle nous serions embarqués sans pouvoir la contrôler. Le concept d’« effondrement » n’est autre qu’une représentation naturalisée et réifiée de la crise systémique du capitalisme contemporain. Il ne faut donc pas se méprendre sur la scientificité du discours des collapsologues. C’est précisément l’usage abusif des sciences « dures » transposées dans l’analyse du monde social qui en fait une pseudo-science.

La grande communion devant le désastre ou l’oubli de toute domination

Ne parlant jamais, ou très rarement de capitalisme, pour préférer les termes de « civilisation thermo-industrielle », la collapsologie efface aussi les divisions structurelles qui traversent nos sociétés et les luttes qui décident du cours des choses. La rhétorique est celle de l’union de l’humanité derrière un « nous » aux apparences magistrales mais au contenu insignifiant, ce « nous » qui assigne à toutes et tous la même responsabilité dans la catastrophe présente. « Pour résumer, nous précisent Servigne et Stevens, nous avons escaladé très rapidement l’échelle du progrès technique et de la complexité, dans ce que l’on pourrait considérer comme une fuite en avant qui s’autoentretient13Comment tout peut s’effondrer, ch. 4, « La direction est-elle bloquée ? », § « Un problème de taille ». ». Certes, les auteurs admettent certaines différences : les populations « les plus pauvres » seront bien évidemment les plus rapidement et les plus violemment touchées par les conséquences désastreuses d’une rupture d’approvisionnement, tandis que les rentes et les réserves des plus riches pourront avoir un effet-tampon pour absorber le choc – il suffit de jeter un œil sur la crise actuelle du coronavirus pour en avoir la confirmation. Mais si les effets sont donc différenciés par les collapsologues, la cause elle, est toujours conjuguée au singulier : LA civilisation industrielle. Cette rhétorique nous fait oublier que c’est la classe dirigeante qui a décidé de convertir l’économie aux énergies fossiles pour asseoir sa domination sur la classe ouvrière14Les travaux récents d’historiens ont pu montrer que le recours aux énergies fossiles a été décidé, à l’origine pour des raisons autant politiques qu’économiques. Andreas Malm a ainsi souligné, dans son ouvrage Fossil Capital, que le remplacement de l’énergie hydraulique par le charbon a permis, durant la première révolution industrielle anglaise, de concentrer l’industrie dans les centres urbains, en assurant un plus grand contrôle politique sur les ouvriers. Timothy Mitchell, dans Carbon Democracy, a quant à  lui montré que le passage du charbon au pétrole a permis de rendre le système productif moins vulnérable aux grèves récurrentes dans l’industrie minière.. Elle dissimule surtout l’opposition historique entre les pays impérialistes, qui ont imposé leur civilisation industrielle en mettant le monde à sac, et les populations colonisées, dont la sueur et le sang ont nourri la croissance exponentielle de l’économie fossile. Si les collapsologues reconnaissent donc des différences quantitatives, des inégalités de richesse au sein de ce grand « Nous » de la civilisation, il n’est jamais question de différences qualitatives réelles dans les rôles de chacun et chacune dans ce système, selon leur position de dominantEs ou de dominéEs. Se contenter de dire que « notre » civilisation industrielle est responsable, c’est ne faire aucune place aux logiques d’oppression qui caractérisent nos sociétés.

Résignation libératrice ou impuissance politique ?

Au premier abord, la situation d’emballement catastrophique de l’économie financiarisée par l’émergence de la pandémie de coronavirus semble confirmer la théorie de l’effondrement. Mais à ce même fait d’une crise systémique du capitalisme mondial peuvent correspondre plusieurs modèles d’analyses. Ce qui caractérise la collapsologie, c’est le fait de rendre compte de cette crise comme la conséquence nécessaire d’une croissance tout aussi nécessaire de la civilisation industrielle, et non pas comme le résultat d’un certain système social de domination, imposé de force contre les résistances qui lui ont été opposées. Or la réponse politique que l’on adresse à la situation d’une crise systémique dépend intimement de notre compréhension de ses causes. Autrement dit, à chaque analyse théorique du développement d’une crise correspond une certaine pratique politique pour sa résolution, soit dans le sens d’une émancipation, soit dans le sens d’un renforcement de la domination. Après avoir proposé une analyse « scientifique » de l’imminence de l’effondrement, dans Comment tout peut s’effondrer (2015), il fallait donc bien que les collapsologues abordent les conséquences de cette théorie pour la pratique. Une autre fin du monde est possible (2018), coécrit avec un troisième comparse, Gauthier Chappelle, se présente comme un petit manuel pour « Vivre l’effondrement, et pas simplement y survivre ». Il n’y est pas tant question de politique, comme activité collective de lutte et d’organisation, que d’éthique et de spiritualité, comme construction d’alternatives à l’échelle locale et de nouvelles visions du monde. Il ne s’agit pas ici de balayer d’un revers de la main le besoin légitime d’utopie qui se fait jour dans ce texte, mais plutôt de faire preuve de lucidité. Certes, les auteurs sont conscients que l’effondrement n’est pas une solution en soi, mais qu’il faudra lui donner la forme d’un happy collapse. Mais sans moyen de luttes, sans action collective visant concrètement l’abolition de la domination, il n’y a pas de doute que ce doux rêve virera au cauchemar – un risque que la situation actuelle laisse déjà entrevoir.

La première conséquence pratique de la théorie de l’effondrement, comme résultat inévitable de la croissance de la civilisation industrielle, c’est d’abord la résignation. Par la métaphore de la maladie chronique qui ne peut qu’aboutir à la mort de l’organisme malade, les auteurs nous invitent à faire le deuil de notre ancien monde et à nous résigner à sa disparition future. Mais c’est là supposer un peu vite que la crise économique systémique que nous traversons, en s’aggravant, produise d’elle-même la table rase sur laquelle « bâtir les moyens de sa propre subsistance, son autonomie, hors du cadre de l’État et de la société industrielle15Une autre fin du monde…, conclusion, § « La survie comme une première étape ». ». L’aggravation de la crise se traduit d’abord par une domination étatique exacerbée, qui tâche dans un premier temps de maintenir le système économique à flot en renforçant l’exploitation. Loin de permettre la floraison de nouveaux modes de vie, cette tendance actuelle a déjà commencé à mettre à mal les possibilités d’alternatives – comme la « ZAD de la Dune » récemment incendiée par une milice aux ordres de la municipalité locale de Brétignolles sur Mer16https://blogs.mediapart.fr/lutte-labo/blog/150420/la-zad-de-la-dune-nettoyee-par-des-riverains-au-nom-de-l-interet-general. L’autonomie ne pourra se gagner « hors du cadre de l’Etat » sans s’être construite au préalable dans une confrontation autonome contre ce cadre, c’est-à-dire cet appareil de domination.

Outre ce discours des utopies post-étatiques caractérisant les projets de longue durée, les collapsologues se montrent dans l’immédiat plutôt conciliant avec l’Etat existant. Loin de toute dynamique de confrontation réelle, Servigne se fait le partisan – comme beaucoup d’autre – du retour de l’Etat providence comme solution à la crise sanitaire et économique que nous sommes aujourd’hui en train de traverser. Dans une récente interview avec l’AFP, diffusée sur plusieurs médias17https://www.linfodurable.fr/environnement/collapsologie-pour-pablo-servigne-il-est-primordial-dapprendre-de-nos-erreurs-17387, Servigne place tout son espoir de sortie de crise, comme tant d’autres, dans le « le grand retour des États souverains » après leur mise à mal par 50 ans de politique néo-libérale. C’est là oublier complètement que le modèle redistributif de l’Etat providence sur lequel il s’appuie s’est construit précisément sur un taux de croissance très élevé des profits, conditionné par l’accès à des énergies fossiles bon marché et conduisant aux destructions écologiques que nous connaissons. Dans un contexte de gestion de crise économique aggravée, le retour de l’Etat ne peut signifier que deux choses : d’une part le sauvetage de l’économie et de ses profits par l’endettement public payé par les prolétaires, donc un accroissement sans-merci de leur exploitation et d’autre part, l’accentuation d’un contrôle autoritaire des populations pour tuer dans l’œuf toute velléité de soulèvement qu’une telle politique provoque très certainement.

L’ « autonomie » politique souhaitée dans un avenir lointain, sous la forme de petites communautés résilientes qui bâtiront le nouveau monde sur les ruines de l’ancien, risquerait donc de se payer aujourd’hui au prix d’une soumission à l’Etat providence, qui ne prétend prendre soin de nous que pour nous priver de toute autonomie réelle. Il n’est pas anodin que, dans sa récente interview accordée au journal Le Monde, Pablo Servigne assimile le cycle récent de luttes en France – cette « poudrière sociale – au rang de l’ensemble des « problèmes » qui conditionnent l’effondrement des sociétés actuelles, au même titre que « l’état des finances » ou la « dépendance croissante aux énergies18« Quand on voit les millions de nouveaux chômeurs, l’état des finances, la dépendance aux importations d’énergie, les tensions accumulées en France qui font qu’on a une poudrière sociale, la perte de confiance envers les gouvernements, la compétition entre pays qui s’accroît, on voit que la pandémie a considérablement augmenté les risques d’effondrement systémique. », https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/10/pablo-servigne-cette-crise-je-ne-l-ai-pas-vue-venir-alors-que-je-la-connaissais-en-theorie_6036175_3244.html. ». L’antagonisme social apparaît ici comme un simple facteur aggravant le « risque » d’effondrement, c’est-à-dire à la fois son imminence et sa gravité. Au lieu d’être encouragées, les luttes sociales de terrain, celles qui se jouent dans la rue, les usines et les ronds-points, devraient donc céder le terrain au retour de l’Etat. Cette contradiction flagrante entre l’autonomie de demain et la soumission d’aujourd’hui n’est que la conséquence d’une conception extrêmement étriquée de la pratique comme transformation spirituelle et construction d’alternatives, qui se déroule au niveau individuel ou local.

Ce qu’il manque à la collaspologie, c’est tout bonnement une conception de l’action politique comme lieu d’une construction de l’autonomie réelle. Celle-ci ne peut passer que par la confrontation collective avec l’ordre existant, confrontation qui, aujourd’hui plus que jamais, apparaît comme une lutte de classe. Derrière le concept d’effondrement, se cache donc un concept de « crise » dépolitisé, c’est-à-dire complètement déconnecté du tissu de luttes par laquelle la crise actuelle se traduit déjà, et dont le dénouement seul pourra décider de l’issue émancipatrice ou catastrophique. 

Timothée Haug

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Notes

Notes
1 Même le premier ministre Edouard Philippe, dans une discussion publique avec Nicolas Hulot de juillet 2018, a pu se dire « obsédé » par la théorie de l’effondrement, pour ensuite publier lui consacrer une tribune dans son blog de l’Huffington Post en décembre 2019 (https://www.huffingtonpost.fr/entry/effondrement-edouard-philippe-humanite-est-loin-davoir-dit-son-dernier-mot_fr_5de15f2ae4b00149f72ea3ed). Mais la menace bien réelle de cet effondrement ne doit bien évidemment pas, selon lui, remettre en question l’impératif de croissance économique, mais simplement permettre de repenser cette croissance dans le cadre d’une « écologie souriante » – cherchez l’erreur.
2 Le sondage proposait la question suivante : pensez-vous que « la civilisation telle que nous la connaissons actuellement va s’effondrer dans les années à venir » (https://jean-jaures.org/nos-productions/la-france-patrie-de-la-collapsologie). Savoir que la majorité de la population croit en l’effondrement imminent de notre civilisation ne nous dit rien sur ce qu’elle entend par « effondrement » ou par « civilisation ». Il est évident que cette croyance en l’effondrement traduit une conscience diffuse de l’aggravation de la crise systémique que nous traversons depuis 2008, sans pour autant nous dire grand-chose sur le sens accordé à ces concepts d’effondrement et de civilisation. Dans ce flou total, la réponse positive au sondage peut tout aussi bien traduire l’espoir d’une crise finale du capitalisme dans l’esprit d’un marxisme de vieille roche que la paranoïa d’une islamisation barbare des terres de l’empire chrétien d’occident dans l’esprit conspirationniste de Soral, Zemmour and co.
3 https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/10/pablo-servigne-cette-crise-je-ne-l-ai-pas-vue-venir-alors-que-je-la-connaissais-en-theorie_6036175_3244.html

https://www.lesinrocks.com/2020/04/08/idees/idees/pablo-servigne-les-effets-directs-de-la-pandemie-sont-moins-graves-que-ses-effets-indirects/

https://www.linfodurable.fr/environnement/collapsologie-pour-pablo-servigne-il-est-primordial-dapprendre-de-nos-erreurs-17387
4 Dans la définition d’Yves Cochet, reprise par Servigne et Stevens en entête de leur livre, l’effondrement désigne « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un coût raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». En d’autres mots : une multiplication de famines doublée de guerre civile.
5 En réalité, il n’y a rien de prophétique dans cette hypothèse, défendue avec le plus grand sérieux par un groupe d’expert de l’OMS en 2018, ayant même forgé le concept de « maladie X » pour désigner cet élément déclencheur. Il s’agit là simplement de la rencontre de deux tendances critiques propres au capitalisme néolibéral : d’une part la fragilisation de l’économie financiarisée par l’inflation des dettes publiques et privées et d’autre part l’engendrement de plus en plus fréquent de nouvelles souches virales agressives par le développement de l’agro-industrie, la déforestation et le recul des niches des espèces sauvages favorisant la zoonose (le transfert d’une souche virale d’une espèce sauvage à l’espèce humaine). Cf. https://npa2009.org/idees/economie/recession-cetait-cause-du-virus-diront-ils
6 En cela, mais en cela seulement, Servigne et Stevens rejoignent les analyses du marxisme écologique de Jason W. Moore : dans le repoussement incessant de certaines frontières naturelles nécessaire au capitalisme pour accéder à de nouvelles matières premières et à de nouvelles énergies, c’est le recours massif au crédit qui permet aux entreprises de réaliser les investissements massifs nécessaires pour les exploiter. Cf. Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life, Verso, 2015.
7 A qui voudrait se réjouir des conséquences écologiquement positives de cet arrêt soudain de la production fossile, les auteurs répondent avec une certaine lucidité critique. Avec cette rupture des flux fossiles, l’énergie ne cessera pas d’être un besoin fondamental pour les 8 milliards d’humains habitant la planète. Cela pourrait conduire à des déforestations massives, conduisant elles-mêmes à des désertifications, et aggravant finalement le problème climatique à des échelles insoupçonnées.
8 La collapsologie n’est en réalité pas un courant tout à fait nouveau, mais elle s’inscrit dans toute une tradition des théories du collapse dans l’écologie politique américaine conservatrice des années 1970-80, faisant du facteur de surpopulation l’une des causes principales du problème écologique. Ainsi Servigne et Stevens s’inscrivent dans cette tradition en citant en exergue de leur ouvrage le père de ce courant : Paul Ehrlich, l’auteur de La bombe population (PAUL Ehrlich, The Population Bomb, New York, Ballantines Books, 1978). Ils reprennent également la théorie de l’overshooting, le dépassement de la capacité de charge des écosystèmes, que William Catton étudie à l’exemple des populations de lapin pour l’appliquer aux sociétés humains (CATTON William, Overshoot: The Ecological Basis of Revolutionary Change, Chicago, Illini Books edition ; 1980). Et plus récemment, c’est Jared Diamond qui a remis ces théories au goût du jour avec son bestseller abondamment cité par les collaspologues : Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie?, Paris, Gallimard, 2009 (2005).
9 Servigne et Stevens citent notamment « Yaneer Bar-Yam, spécialiste en science des systèmes et directeur du New England Complex Systems Institute de Cambridge (États-Unis) » qui affirme qu’« une société en réseau se comporte comme un organisme multicellulaire » : « la plupart des organes sont vitaux, on ne peut amputer une partie sans risquer la mort de l’organisme. Ce qu’a découvert ce chercheur, c’est que plus ces systèmes sont complexes, plus chaque organe devient vital pour l’ensemble de l’organisme. », Comment tout peut s’effondrer, ch. 5, « Coincés dans un véhicule de plus en plus fragile ».
10  Voir notamment le ch. 4, « La direction est-elle bloquée ? ».
11 Ce concept est notamment développé dans le Capital, tome 1, au célèbre chapitre sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ».
12 Gyorgy Lukács, Histoire et conscience de classe. Ce concept de réification est basé sur le mot latin res, signifiant chose. On pourrait le traduire comme « chosification », le fait que des processus mouvants, transformables, produits de l’action humaine, se présentent comme des choses figées, impossible à transformer. Pour le dire autrement, le « système » s’impose aux individus comme un roc qui les écrase, et non comme ce qu’ils et elles ont produit par leur action, et peuvent transformer de même.
13 Comment tout peut s’effondrer, ch. 4, « La direction est-elle bloquée ? », § « Un problème de taille ».
14 Les travaux récents d’historiens ont pu montrer que le recours aux énergies fossiles a été décidé, à l’origine pour des raisons autant politiques qu’économiques. Andreas Malm a ainsi souligné, dans son ouvrage Fossil Capital, que le remplacement de l’énergie hydraulique par le charbon a permis, durant la première révolution industrielle anglaise, de concentrer l’industrie dans les centres urbains, en assurant un plus grand contrôle politique sur les ouvriers. Timothy Mitchell, dans Carbon Democracy, a quant à  lui montré que le passage du charbon au pétrole a permis de rendre le système productif moins vulnérable aux grèves récurrentes dans l’industrie minière.
15 Une autre fin du monde…, conclusion, § « La survie comme une première étape ».
16 https://blogs.mediapart.fr/lutte-labo/blog/150420/la-zad-de-la-dune-nettoyee-par-des-riverains-au-nom-de-l-interet-general
17 https://www.linfodurable.fr/environnement/collapsologie-pour-pablo-servigne-il-est-primordial-dapprendre-de-nos-erreurs-17387
18 « Quand on voit les millions de nouveaux chômeurs, l’état des finances, la dépendance aux importations d’énergie, les tensions accumulées en France qui font qu’on a une poudrière sociale, la perte de confiance envers les gouvernements, la compétition entre pays qui s’accroît, on voit que la pandémie a considérablement augmenté les risques d’effondrement systémique. », https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/04/10/pablo-servigne-cette-crise-je-ne-l-ai-pas-vue-venir-alors-que-je-la-connaissais-en-theorie_6036175_3244.html.