Gaza me seh 

Culture populaire jamaïcaine

Du mont Zion à Gaza, le proche orient dans la culture populaire jamaïcaine

Les Cahiers d’A2C #12 – MARS 2024

Give Another Israël A Try

Les Africain·es déporté·es en Jamaïque, comme ailleurs dans la caraïbe ou en Amérique, se sont réapproprié·es le seul livre laissé à leur disposition par les esclavagistes, la Bible. Il faut dire qu’iels avaient de quoi se reconnaitre dans l’histoire de ce peuple déporté par-delà la mer et réduit en esclavage. La culture populaire jamaïcaine a donc été remplie de références à la géographie (le mont Zion, Babylone, le Jourdain, Jéricho…) et aux personnages (Moïse, Daniel dans la fosse aux lions1, Nabuchodonosor2, les pharaons…) bibliques, en particulier issus de l’Ancien Testament. 

Les métaphores bibliques permirent aux esclaves de raconter l’histoire de la déportation, de décrire leur condition d’esclave et surtout d’exprimer leur volonté de libération sans être inquiété·es par les colons. Elles se retrouvent tant dans les cultes développés par les Africain·es en Jamaïque (cultes revivalistes, mélangeant culture chrétienne et rites africains, mouvement Rastafari3…) que dans leur musique4. Les Rastas, dans le sillage de Marcus Garvey y ajoutèrent le retour en Afrique, le mont Zion biblique étant métaphoriquement transféré sur leur continent d’origine. Les références à Israël, dont est truffé le reggae ne sont donc pas des soutiens au projet colonial sioniste mais bien une identification au peuple juif de la bible. Le rapatriement en Afrique est d’ailleurs compris comme spirituel (réappropriation de l’histoire et des traditions africaines) plus que physique. Peu de familles Rasta immigreront à Shashamane, le petit bout de terre éthiopienne que l’Empereur Haïlé Sélassié offrit aux Rasta après sa visite en Jamaïque en 1966. 

Poor People Land (Mi turn refugee inna mi own a country) 

C’est en 2009, que la géographie proche-orientale fait son grand retour dans la musique Dancehall en Jamaïque. À peine les dernières bombes de l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne lâchées sur la population de Gaza, la Jamaïque était envahie de « Gaza tunes », dont le célèbre « Gaza Me Seh Riddim » est l’archétype. Le « Dancehall Hero », Vybz Kartel5 en fait son gimmick principal et plus une de ses chansons ne sort sans que résonne au détour d’une rime le nom du territoire palestinien. Alors que se passe-t-il ? Réveil de la conscience internationaliste au pays de Bob Marley ? Celui qui passe son temps à vanter les « Clarks », les « straith jeans » et même le « Bleaching » (décoloration de la peau) serait il devenu un apôtre de la lutte du peuple palestinien ?

La réalité est plus triviale. Quoiqu’elle révèle un sentiment spontané d’appartenance à une même classe. En effet, Kartel est l’ambassadeur de Portmore, et il met en chanson le nouveau surnom que les habitant·es donnent à leur ghetto : Gaza. Ils entendent par là dénoncer leurs propres conditions d’existence (et surement aussi exprimer un sentiment d’admiration pour la résistance de la population gazaouïe). 

Tribal War inna Babylon

En effet les ghettos jamaïcains sont soumis à un état de couvre feu quasi-permanent, l’affaire « Dudus » de 2010 (cédant à la pression des USA, le gouvernement jamaïcain envoie l’armée pour arrêter le Don du « Shower Posee »6 à Tivoli Garden, s’en suivent des jours et des nuits d’émeutes qui feront 70 morts) n’est que le point de paroxysme de la guerre de basse intensité que mène le gouvernement jamaïcain contre les populations des ghettos.

Depuis l’indépendance, les deux partis politiques qui se partagent le pouvoir (le Jamaïcain Labor Party, fidèle allié des USA et le People’s National Party, vaguement socialiste) se sont appuyés sur les gangs pour asseoir leur pouvoir. Un cran supplémentaire est franchi quand les USA décident de déstabiliser le gouvernement du PNP de Michael Manley, sorte de Mitterrand local, qui avait mené sa campagne sur le slogan « Power for the people » (et non « Power to the people », et oui les mots sont importants…). Il s’affichait avec Fidel Castro et était soutenu par une partie de la communauté Rasta en manipulant habilement certains de ses symboles et organisant une tournée avec entre autres Ken Boothe, Max Romeo, les Wailers…Il est élu en 1972, ce qui rend fou de rage les USA, qui via la CIA décident de déclencher une guerre civile en armant les gangs liés au JLP et de faire du Yard une plaque tournante dans le trafic de coke (il ne s’agit pas ici de théorie du complot, c’est avéré par les archives de la CIA et ses anciens dirigeants le confirment7).

Il faut ici mettre en garde contre une interprétation courante mais erronée des paroles des chansons de reggae. Les appels à la paix dont sont remplies les paroles de reggae ne parlent pas d’une paix abstraite et universelle (celle de John Lennon), mais de la paix concrète, au coin de la rue. Ils ne s’adressent pas aux détenteurs de pouvoir ou aux « citoyens du monde », mais aux « gunmen », à ceux dont les balles perdues tuent des enfants tous les jours en Jamaïque. La référence biblique des guerres tribales, renvoie bien aux guerres de gangs dans les rues des ghettos de Kingston, et à une Babylone bien concrète, la Jamaïque post-coloniale, sa corruption, ses gangs, les persécutions dont sont victimes les rastas et les Rudeboys…

Depuis la violence est endémique en Jamaïque avec des pics lors des années électorales (plus de 1 500 morts violentes en 2005 par exemple). Les politicien·nes qui ont armé les gangs se servent de cette violence pour imposer un état d’exception permanent dans les ghettos. Les populations sont livrées à elles-mêmes et se tournent vers les « Dons » des gangs qui distribuent vêtements, matériels scolaires et paient les médicaments et les soins grâce à l’argent du trafic de drogues et des contrats véreux avec le gouvernement.

Le fossé entre Uptown et les ghettos est maintenant matérialisé par un mur construit par un  fleuron de notre industrie nationale, Bouygues, pour protéger l’autoroute qui relie l’aéroport de Kingston aux hôtels pour touristes ricains de la côte nord. On comprend dés lors que les habitant·es de Portmore s’identifiaient, bien avant octobre dernier, à la population de Gaza. Et au-delà à toutes les populations reléguées, harcelées par les forces de police ou de l’armée, enfermées dans des quartiers à l’abandon, que les dirigeants affublent de tous les stigmates de la bien pensance moderne, rendent responsables de tous les maux de notre société.

Car oui, c’est aussi en cela que Gaza est universelle, elle est le point chaud de la guerre que l’impérialisme mène contre notre classe. C’est pourquoi elle est notre boussole, c’est pourquoi il nous faut affirmer haut et fort que « Gaza vivra, la Palestine vaincra » et manifester partout, tout le temps, « by any means necessary »notre solidarité et notre admiration pour la résistance Gazaouïe ! 

Thomas (Bobigny) 

NOTES
  1. Selon le récit biblique, Daniel, prophète juif, fut jeté aux lions par deux fois. La première fois par Darius II pour un jour et la deuxième fois, quelques années plus tard, par Cyrus le Jeune, pendant une semaine. Dans les deux cas, il sort de l’épreuve indemne. ↩︎
  2. Roi de Babylone de 650 à 562 avant Jésus-Christ  ↩︎
  3. Mouvement mystico-religieux qui, se basant sur une prophétie de Marcus Garvey, fait de l’empereur d’Éthiopie, Haïlé Sélassié 1er, une divinité qui va libérer le peuple noir et ramener les diasporas à leur terre promise, l’Afrique. ↩︎
  4. Voir « Une histoire politique des Sound Systems » ↩︎
  5. Artiste Dancehall le plus en vue à l’époque. ↩︎
  6. Joey Starr raconte cette histoire dans la première saison de son podcast Gang Stories : https://www.deezer.com/fr/show/901962 ↩︎
  7. Voir par exemple : D. Millet et F. Mauger, La Jamaïque dans l’étau du FMI, L’esprit frappeur, Paris 2004. ↩︎
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