[Audio] Analyser l’islamisme

Toute la propagande raciste du pouvoir et son soutien inconditionnel pour Israël ont été facilité par – pour dire le moins – les hésitations des organisations de la gauche française à prendre clairement position.

La raison est notamment leur refus de considérer le Hamas comme organisation de la résistance palestinienne. En jeu le caractère « islamiste » du Hamas qui impliquerait mécaniquement que cette organisation est « fasciste », « obscurantiste », « terroriste », etc.

Il faut revenir à une analyse partant des conditions réelles pour comprendre la nature de courants ainsi amalgamés aussi divers et parfois antagonistes que le Hamas en Palestine, Daesh, les Talibans, les pouvoirs en place en Arabie saoudite ou au Qatar etc.

C’est la condition pour pouvoir adopter des positions permettant d’agir concrètement. Et, paradoxalement, la condition aussi, d’une critique féconde de ces courants.

Cette présentation de 35 mns s’inspire d’une brochure, « Le prophète et le prolétariat », écrite par le dirigeant marxiste anglais Chris Harman. Un projet d’édition en français avait été envisagé en réponse à l’offensive de la classe dirigeante contre le « wokisme » et les « islamo-gauchistes ». Ce projet n’a pas abouti, mais nous vous proposons-dessous le texte qui devait servir de préface.


Le voilà l’objet du scandale !

Disponible en version papier voici le texte écrit il y a un peu plus de 25 ans et présenté par tous les médias, en ce début d’année 2021, comme « fondateur de l’islamo-gauchisme ».

Cette présentation du texte de Chris Harman, « Le Prophète et le Prolétariat », n’est pas nouvelle. A l’image du « judéo-bolchevisme » des années 30, elle a d’abord été diffusée par les milieux d’extrême-droite puis popularisée par un auteur néo-conservateur1. Ce qui est nouveau est sa diffusion à une échelle de masse à l’appui de l’offensive idéologique lancée par des ministres clefs du gouvernement.

Lire ce texte est une leçon de choses sur les ressorts grossiers de cette offensive qui ne s’embarrasse ni de rigueur intellectuelle ni de vérité.

Car loin de faire de l’islamisme le ferment d’un nouveau mouvement révolutionnaire auquel devrait se rallier la gauche, Chris Harman dénonce dès l’introduction les deux erreurs que commettrait la gauche soit en considérant « l’islamisme comme une forme de fascisme » ou à l’opposé comme des « mouvements progressistes et anti-impérialistes ». Et plutôt que de faire des islamistes les nouveaux sujets révolutionnaires en lieu et place d’un « prolétariat » disparu, c’est sur la base des rapports de l’islamisme avec les différentes classes sociales que Chris Harman développe son analyse.

Ce qui effraie sans doute à raison les racistes et les idéologues du système c’est que l’islamisme n’y est pas analysé comme phénomène irrationnel manipulant des masses qui seraient naturellement ou culturellement, soumises ou violentes. Chris Harman l’aborde comme phénomène social et politique et, scandaleusement même, comme phénomène moderne. Et surtout, surtout !, il l’analyse dans une perspective révolutionnaire.2

Partant de l’importance qu’a pris l’islamisme dans des pays comme l’Egypte, l’Iran, l’Algérie, le Pakistan, la Palestine ou la Turquie, l’objectif de Chris Harman est de chercher à comprendre pourquoi l’islamisme a pu gagner une telle audience dans des pays où les courants tiers-mondistes et même certains courants de la gauche révolutionnaire avaient pu jouer auparavant un rôle important. Là encore on est très loin d’un fatalisme conduisant à la nécessité de s’adapter ou même de se soumettre à un processus inévitable. Les combats politiques et idéologiques ont des conséquences, pour le meilleur comme pour le pire. Il s’agit donc, fondamentalement, de contribuer à construire une stratégie révolutionnaire qui soit une alternative à la montée de l’islamisme.

Et des révolutions arabes aux attentats du 11 septembre, de la guerre impérialiste en Irak à l’émergence de Daesh, il n’est pas besoin de développer les exemples pour démontrer que les décennies qui ont suivi la publication de ce texte montrent, plus encore qu’en 1994, l’importance de cette tâche.

Il faut cependant aller plus loin encore sur l’intérêt de ce texte. Sur la base des rapports de la gauche révolutionnaire à l’islamisme, ce texte pose en réalité les questions fondamentales de toute stratégie révolutionnaire. Car qui dit possibilité d’un processus révolutionnaire dit aussi crise profonde du système dominant entraînant toutes les couches sociales qui le composent avec leurs intérêts et les idées qui les dominent, combinant tous les antagonismes sociaux, qu’ils soient sur la base de l’exploitation économique ou des multiples formes de domination.

Quand ces antagonismes provoquent des luttes ouvertes cela se traduit, au sein même des mouvements de révolte par une confrontation – voire des luttes – entre les idées, analyses et stratégies les plus diverses. La résultante des expériences faites et des débats qui y sont menés n’est pas écrite à l’avance. Un tel processus n’est pas un chemin mécanique vers le paradis sur terre. C’est, en dernier ressort de l’intervention consciente et organisée des individus qui y interviennent que dépend son issue.

En 1994 cette question n’intéressait que des cercles militants restreints tant les luttes de masse semblaient lointaines. Ces questions stratégiques ne sont plus aujourd’hui marginales. En témoigne l’ardeur de la classe dirigeante à dénoncer pêle-mêle tout ce qui a trait aux débats sur les rapports entre classe, genre et race.

En introduction à un dossier où « Le Prophète et le Prolétariat » est présenté comme « fondateur de l’islamo-gauchisme » le 26 février 2021, Le Figaro écrit que « la querelle sur l’islamo-gauchisme n’est que la face émergée d’un combat beaucoup plus vaste » et dénonce « une génération militante (qui) remet en question tous les repères de la société occidentale. (…) La race, le genre, la religion et l’identité sont ses totems pour signer la revanche des minorités contre la ‘domination du mâle blanc’ ». 

Voilà ce qui les choque dans « Le Prophète et le Prolétariat ». Dans sa conclusion Chris Harman dit : « Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais ». Ce que la droite et les racistes présentent comme choquant est la partie « avec les islamistes parfois » alors que la droite n’a jamais eu aucun problème à soutenir des régimes islamistes comme celui de l’Arabie saoudite. Ce qu’elle ne supporte pas en réalité c’est la seconde partie : « avec l’Etat jamais ». Cela n’est pas étonnant.

Nous devrions être plus surpris quand les mêmes critiques viennent de courants de gauche voire même de secteurs de la gauche dite radicale. Lors de l’occupation de la Place Tahrir au Caire fallait -il être avec les jeunes révolutionnaires même si l’organisation dominante sur la place était les Frères Musulmans ou fallait-il soutenir les milices de Moubarak qui leur tiraient dessus ? Idem pour les rues de Tunis lors du soulèvement qui a renversé Ben Ali. Et où fallait-il être dans la première phase de la révolution syrienne ?

Il semble que la réponse ne devrait pas faire de doute. Alors où est le problème ?

Dans la conclusion de Chris Harman (dont il faut toujours se souvenir qu’il écrit en 1994) cette phrase découle de celles-ci : « Sur certaines questions nous serons dans le même camp que des islamistes contre l’impérialisme et contre l’Etat. C’était le cas, par exemple, dans un grand nombre de pays lors de la seconde guerre du Golfe. Ce devrait être le cas dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne lorsqu’il s’agit de combattre le racisme. »

Et les phrase qui suivent sont celles-ci : « Mais même dans ce cas nous divergeons des islamistes sur des questions fondamentales. Nous sommes pour le droit de critiquer la religion comme nous défendons le droit de la pratiquer. Nous défendons le droit de ne pas porter le foulard comme nous défendons le droit des jeunes filles dans les pays racistes comme la France de le porter si elles le désirent. »

C’est à cela que se reconnaît un texte révolutionnaire : ses arguments et conclusions peuvent bien sûr – et doivent même – être débattus. Mais cela est d’autant plus nécessaire qu’il a des conséquences, il engage pratiquement. Celui de Chris Harman engage à lutter non seulement contre la politique du gouvernement mais aussi, sans concessions, contre l’Etat. A construire un mouvement antiraciste qui se batte aussi contre l’islamophobie en considérant qu’il est nécessaire de le faire aux côtés d’associations musulmanes et qu’il faut les défendre quand elles sont attaquées par l’Etat ou/et les fascistes. A marginaliser, y compris dans la rue, non seulement les idées d’extrême-droite mais aussi les organisations qui se construisent sur cette base à commencer par le Rassemblement national. A construire un mouvement révolutionnaire qui ne cherche pas à se rendre respectable aux yeux des courants dits libéraux de la bourgeoisie mais qui se construise au sein de notre classe, dans les lieux de travail comme dans les quartiers populaires.

Denis Godard, 7 mars 2021


  1. Dans un livre intitulé « Un racisme imaginaire », Pascal Bruckner, chantre de la guerre en Irak, écrit que pour Chris Harman « l’islamisme est un mouvement révolutionnaire qui porte de réels intérêts de classe mais ne va pas jusqu’au bout de sa logique ». Il va jusqu’à prétendre que Chris Harman prônerait la nécessité « d’infiltrer assez loin la mouvance islamiste pour profiter de son élan ». Dans cet objectif il ne faudrait « ni condamner (les islamistes) ni les approuver dans leur répression des femmes libres, des homosexuels, des minorités ethniques ou religieuses ». ↩︎
  2. Et, pas n’importe quelle stratégie révolutionnaire : celle qui considère qu’un changement ne peut venir d’une minorité, aussi bien intentionnée soit-elle, mais impliquer dans le processus révolutionnaire – et international ! – l’énorme majorité des oppriméEs et exploitéEs. D’où l’importance des questions soulevées par Harman. ↩︎
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