Lutter contre le racisme, une nécessité pour les révolutionnaires !

« Le capital vient au monde suant le sang et la boue par tous les pores » (Karl Marx, Le Capital, Livre I., p. 772)

Le racisme, en tant qu’oppression systémique, ne cesse de se renforcer. La surenchère quotidienne entre les propos tenus par l’extrême droite et par les ministres du gouvernement le banalise. Ainsi, chaque année, toujours plus de migrant·es meurent en mer, les meurtres policiers ne cessent de croître et l’islamophobie devient le fond de commerce récurrent des politiques dirigées par les classes dirigeantes. Mener un combat politique antiraciste et développer des cadres de lutte nécessite d’analyser les bases mêmes de son développement et de ces liens intrinsèques avec le développement historique du capitalisme.

Les Cahiers d’A2C #05 – noveMBRE 2022

Le capitalisme est né des cendres du système féodal. Mais il ne s’est pas développé de lui-même, comme l’évolution naturelle de ce système, de même que le servage, sur lequel le système féodal reposait, ne s’est pas évaporé grâce à la « transition » capitaliste. Au contraire, le capitalisme est apparu comme une révolution politique et sociale en réponse à la crise de la féodalité, qui se traduisait par des révoltes acharnées des paysan·nes refusant leur asservissement et qui élaboraient dans le même temps des modèles de vie communautaire. À la fin du 14e siècle, grâce à des décennies de luttes sociales, l’asservissement à la terre, donc le système féodal, a quasiment disparu, et le rapport de forces est en faveur de la paysannerie d’Europe. Il bascule en sa défaveur suite à l’expropriation des terres et à l’accumulation primitive : les terres européennes sont clôturées et privatisées alors même que les terres américaines sont colonisées, permettant ainsi une marchandisation des rapports sociaux qui transforme les différences de revenus en différences de classe, ainsi que la concentration de richesses et la division de la classe ouvrière naissante, nécessaires à l’émergence du système capitaliste. 

Alors même que le capitalisme repose sur l’exploitation des travailleur·ses et des peuples colonisés, le mythe persiste que le capitalisme aurait tout de même libéré les travailleur·ses, autrefois serfs, du travail servile en vigueur sous le système féodal, puisqu’iels seraient désormais libres de vendre ou non leur force de travail. Ce mythe va de pair avec celui que notre société progresse au fur et à mesure de l’histoire, en déconstruisant progressivement un racisme qui aurait existé de tout temps et qui serait inhérent à la condition humaine. Des idées, partagées au sein de notre camp social, en découlent : le racisme serait antérieur au système capitaliste (il ne disparaîtrait donc pas avec le capitalisme), et les travailleur·ses blanc·hes bénéficieraient du racisme, excluant de fait les travailleur·ses racisé·es du monde du travail dominant. 

Or l’histoire du capitalisme, et l’analyse des conditions nécessaires à sa mise en place comme système mondial, montrent que ces idées sont fausses, et que le racisme est au contraire une caractéristique des sociétés capitalistes, qu’il est inhérent au capitalisme même et que les conditions qui le génèrent sont constamment renouvelées en fonction des crises du système.

Développement du capitalisme et émergence du racisme comme idéologie 

La « libération » de la force de travail, qui survient avec la disparition du servage, est insuffisante pour forcer la classe émergente de prolétaires dépossédé·es de leur moyen de subsistance (la terre) à accepter le travail salarié, et surtout les conditions de misère qui leur sont proposées. Le projet d’expropriation et d’accumulation est donc soutenu par une campagne de terreur visant à diaboliser les peuples indigènes des terres colonisées (et, à peine plus tard, les esclaves amené·es sur ces terres après que la quasi-totalité des natif·ves d’Amérique furent exterminé·es par les colons ou mort·es à cause des maladies qu’iels apportaient) pour justifier leur asservissement et le pillage de leurs ressources, nécessaires à l’accumulation de capital. Cela se traduit par une propagande continue de la part des autorités publiques, un endoctrinement rendu possible par la coopération des intellectuels philosophes et scientifiques, et une importante organisation administrative. On peut penser, à titre d’exemple, à la controverse de Valladolid, lors de laquelle des hommes représentant l’Église, l’État et la Justice se réunissent pour déterminer dans quelle mesure il est justifié de conquérir le Nouveau Monde par la force, asservissant et convertissant les natif·ves sur la base d’un prétendu devoir moral de les « civiliser ». 

Pour autant, le fait même qu’il existe une controverse au sujet de la conquête du Nouveau Monde souligne que l’asservissement de sa population et les exactions commises sur ces terres n’allaient pas de soi pour l’ensemble de la société. Il faut donc déployer, pour la convaincre, un arsenal d’images, de livres, d’idées de propagande : des peintures et des illustrations sont par exemple diffusées constamment en Europe, représentant les natif·ves nu·es, féroces, en train de faire rôtir et manger des restes humains. Alex Callinicos[[Alex Callinicos, Race and class, IS, summer 1992. À lire en français sur https://quefaire.lautre.net/Racisme-et-lutte-des-classes]] décrit ainsi le racisme comme « la créature de l’esclavage et du colonialisme » et non l’inverse, car le racisme est apparu comme une idéologie visant à contrer les pressions croissantes pour abolir l’asservissement des travailleur·ses indigènes, et donc comme une arme défensive de la classe bourgeoise dont le pouvoir fondé sur les atrocités commises à leur encontre était remis en question. Il retourne donc l’idée commune selon laquelle l’asservissement des natif·ves d’Amérique et des populations africaines aurait été possible du fait de la préexistence du racisme. C’est bien la diabolisation de ces populations qui a permis de justifier leur asservissement, accroissant ainsi le travail non-payé et apportant une main-d’œuvre gratuite, donc l’apport illimité en travail permettant la concentration des richesses et la consolidation du système capitaliste naissant. 

Théodore de Bry, America Tertia Pars, 1592

Si différentes sociétés humaines ont connu des rapports sociaux comme l’esclavage, les conquêtes et des formes de colonisation, l’ère de développement du capitalisme basé sur l’exploitation des travailleur·ses libres, fait émerger une oppression faisant système contre les races décrites comme biologiquement inférieures. Au lieu d’être présentées comme une quête éhontée de richesses ayant réussi à balayer tout sentiment d’humanité en imposant un système de pensée raciste, la colonisation et la traite des esclaves sont devenues le récit d’une mission civilisatrice, rendant acceptable le fait de priver des populations entières de leurs terres, de leur culture et de leur vie. Le racisme, en tant qu’oppression structurelle et systémique, naît donc de la nécessité, pour le système capitaliste, de naturaliser l’exploitation des populations asservies et de justifier, par conséquent, l’utilisation d’une force de travail servile. Il est en cela un élément constitutif du capitalisme qui implique l’accumulation et la concentration de richesses. 

Oppressions et exploitation capitaliste 

Si le racisme est constitutif du capitalisme, cela signifie qu’il est plus que le simple reliquat d’une sombre période colonialiste et esclavagiste de l’histoire, aujourd’hui révolue. Au contraire, le capitalisme moderne, bien qu’ayant muté au fil des siècles, continue à générer du racisme (du fait des conditions matérielles qu’il engendre) qui permet en même temps de maintenir la structure du système économique (via la division internationale du travail). En cela, le racisme s’adapte à la fois aux mutations du système capitaliste, et change de forme lorsque ses manifestations les plus poussées, donc les plus effroyables, deviennent inacceptables moralement pour la société, par exemple suite à son utilisation dans le cadre des génocides du 20e siècle. L’une de ces mutations est le passage d’une idéologie de la supériorité biologique naturelle à celle de différences culturelles entre des groupes nationaux ou religieux, qui empêcheraient de vivre ensemble. 

Aujourd’hui, le racisme s’exprime et s’explique de plusieurs manières. Les divisions raciales sont établies et maintenues par la « nécessité » de faire appel à des travailleur·ses immigré·es pour avoir accès à leurs diverses spécialisations, qui sont ensuite accusées de voler le travail des autres, tout en conservant une échelle de salaire différenciée qui catégorise et classe les travailleur·ses. Le racisme met ainsi en concurrence les travailleur·ses, et les antagonismes raciaux qui se développent au sein d’un même groupe reposent sur le remplacement régulier de travailleur·ses qualifié·es en place par une main-d’œuvre meilleur marché, moins qualifiée, et avec des origines nationales et donc une culture différente : ces travailleur·ses sont alors accusé·es d’abaisser le niveau de vie et les conditions de travail générales. Ces divisions et cette concurrence reposent en grande partie sur la compensation, imaginaire, que les travailleur·ses blanc·hes pensent recevoir face à l’exploitation qu’iels subissent, à savoir l’illusion d’appartenir à la classe dominante ou à la race supérieure.

Il s’agit pourtant bien d’une illusion, qui, d’après Callinicos reprenant les mots de Marx au sujet de la colonisation de l’Irlande, « constitue le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, et le secret de la puissance persistante de la classe capitaliste, qui s’en rend parfaitement compte ». Cet antagonisme pousse les travailleur·ses opprimé·es et blanc·hes à voir leurs intérêts comme divergents et empêche donc leurs luttes de se rejoindre. Dans un système où les travailleur·ses blanc·hes retirent des privilèges, matériels ou symboliques, de l’oppression même des travailleur·ses racisé·es, iels n’ont pas intérêt à considérer leurs luttes comme communes, ou leur situation comme similaire, car cela reviendrait à leur ôter la seule dimension qui leur procure des privilèges. Par ailleurs, la qualité des conditions de travail est vue comme un jeu à somme nulle entre les travailleur·ses, parce qu’il est plus facile d’aller observer ce qui se passe chez le voisin que dans les gated communities de Paris 16e : on se dit que si la voisine obtient un privilège, on le perd. Les travailleur·ses blanc·hes auraient donc intérêt non seulement à ne pas s’investir dans les luttes des personnes racisées, mais aussi à ne pas souhaiter que ces personnes obtiennent les mêmes privilèges qu’elles. 

Les privilèges qu’iels pensent avoir sont pour autant illusoires : l’idée d’une artistocratie ouvrière blanche et privilégiée est démentie par de nombreux·ses auteur·ices et par des études soulignant la relation étroite entre le salaire des travailleur·ses blanc·hes et l’écart entre les salaires des travailleur·ses blanc·hes et racisé·es : plus cet écart est faible, mieux sont payé·es les travailleur·ses blanc·hes. De même pour celle d’un profit engendré par l’impérialisme et dont les travailleur·ses des pays du Nord global recevraient une part, ce qui voudrait dire qu’iels sont moins exploité·es que celleux du Sud global. Pourtant ne tient pas si on s’intéresse non pas aux niveaux de vie absolus, mais à la quantité de plus-value que les travailleur·ses produisent relativement à leur salaire. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que les travailleur·ses racisé·es et blanc·hes sont symboliquement et matériellement égal·es dans ce système, que les personnes racisées ne sont pas plus touchées par le chômage et par des conditions de travail plus précaires, que cette précarité du travail ne conduit pas également à des conditions de logement et de vie elles-mêmes plus précaires, etc. L’idée est plutôt que les inégalités systémiques, qui existent bel et bien, alimentent la division de la classe ouvrière et la maintient dans un état d’inaction qui bénéficie aux capitalistes ; que les travailleur·ses blanc·hes ne gagnent pas de privilèges du fait du racisme systémique mais y sont également perdant·es économiquement ; et que la classe ouvrière dans son ensemble a intérêt à lutter contre le racisme, pas seulement d’un point de vue moral, mais aussi d’un point de vue matériel. 

Stratégies et luttes hier et aujourd’hui

Cette division de la classe ouvrière et de notre camp social a pour conséquence désastreuse de diriger la colère des travailleur·ses ailleurs que sur les personnes qui profitent réellement de ce système économique et social, qui font des profits de plus en plus indécents et avec lesquels le fossé se creuse d’année en année. Il faut abolir le mythe qui voudrait qu’au sein de notre classe, nos intérêts ne sont pas les mêmes en fonction de notre « race », pour en finir avec l’impasse et l’inaction qui en découlent, et qui expliquent pourquoi le capitalisme s’accommode aussi bien d’une partie des luttes antiracistes, voire les récupère dans des campagnes de publicité qui lui permet de maximiser la vente de biens de consommation. Or si le racisme nuit aux intérêts de la classe ouvrière dans son ensemble, alors les luttes antiracistes prennent tout leur sens dans les luttes révolutionnaires. 

Émeutes de Los Angeles, 1992.

L’idée n’est bien sûr pas de subordonner les luttes antiracistes aux luttes anticapitalistes, ni d’imaginer que le racisme disparaîtrait tout seul si le capitalisme était aboli. Il s’agit plutôt de montrer qu’il est dans l’intérêt de tous les révolutionnaires, racisé·es ou non, de s’investir dans les luttes antiracistes, pas seulement parce que ce serait mieux d’un point de vue moral et pas seulement en tant qu’allié·es ou que soutiens (ce qui équivaut à peu près à ne rien faire). Cela implique, pour les travailleur·ses blanc·hes, de s’intéresser aux racines du racisme et d’en comprendre les ramifications dans notre système économique, ce qui permettra non seulement d’identifier les intérêts communs des travailleur·ses blanc·hes et racisé·es afin de briser l’attrait de l’idéologie raciste, mais aussi de s’impliquer dans les divers aspects des luttes antiracistes : antifascisme, lutte aux côtés des sans-papiers, contre les violences policières et du système carcéral, féminisme décolonial… 

Les stratégies historiques des femmes esclaves de l’Amérique colonisée sont à cet égard un exemple parlant du poids que peut avoir une révolte en faveur de la convergence de l’antiracisme, de l’anticapitalisme et du féminisme. Dans la mesure où le capitalisme, pour asseoir sa domination, doit priver la force de travail de tous ses moyens de (re)production, ces stratégies reposaient sur la réappropriation et concentration entre les mains de femmes de leurs moyens fondamentaux de subsistance, à commencer par la terre, la production de nourriture, et la transmission intergénérationnelle du savoir et de la coopération. Ces stratégies de survie reposant sur la reconstruction des rapports collectifs via des réseaux de femmes et sur la mise en place d’une politique d’autosuffisance sont réemployées aujourd’hui, alors que des terres font l’objet de processus massifs de privatisation et de recolonisation économique et politique (en particulier en Afrique subsaharienne, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est), notamment via l’introduction du néolibéralisme dans l’économie de ces pays. 

Une lutte par en bas, qui ne s’adapte pas à l’idéologie capitaliste, est la seule qui pourra briser les structures matérielles auxquelles le racisme est attaché.

Agathe Arghyris, Ivry-sur-Seine

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