Interview de Sana (Paris) et Lou (Marseille), deux camarades d’a2c salariées dans des librairies et impliquées dans la construction de la riposte face aux attaques récentes de plusieurs lieux.
Cette interview a été réalisée le lundi 15 décembre, elle est disponible au format audio et écrit.
Qu’est-ce qui se passe en ce moment autour des librairies ?
Sana : Il y a plein d’attaques de librairies. Ça pourrait remonter jusqu’aux législatives de 2024 où les fachos ont pris la confiance dans les rues et ça s’est aussi traduit sur les librairies, et donc il y a eu déjà des attaques à ce moment-là. Et depuis le 7 octobre 2023, les libraires qui vont prendre position en solidarité avec la Palestine, en solidarité avec Gaza, se font attaquer très régulièrement et ça ne fait qu’aller crescendo, lors de rencontres ou autre. Donc, ce sont les salarié·es des librairies qui sont en première ligne face à ces attaques, que ce soit du harcèlement en ligne ou physique, des agressions de client·es au magasin, des vitrines taguées à l’acide, des rencontres perturbées, des vitres brisées, des serrures remplies de colle et des libraires pris·es individuellement pour cible pour des mots, etc. Donc, c’est une petite musique qui monte et qui crée aussi une ambivalence parce qu’à la fois les libraires sont menacé·es et à la fois, iels doivent affirmer une position politique et revendiquer le fait que les librairies ne sont pas des lieux neutres. C’est un peu à cela qu’iels sont confronté·es. Avec des patrons qui ont plusieurs stratégies, mais notamment une partie des patrons qui veulent faire profil bas, qui désavouent leurs libraires, qui enlèvent les livres, qui disent qu’il doit y avoir de tout et qu’il y a une (pseudo) pluralité en librairie. Et d’autres qui vont dénoncer ces attaques et intimidations, mais pas forcément avec une prise de position très ferme en solidarité avec la Palestine ou antifasciste, mais d’abord au nom de la liberté d’expression et de la démocratie. Et donc, toujours avec un peu ce discours en demi-teinte sur ce qu’est une librairie et le rôle des librairies en termes de prise de position et d’acteur.ices pour faire vivre, justement, les luttes aussi.
Quelles sont les réponses des salariés et des syndicats par rapport à ce contexte ?
Sana : Sur Paris, ça fait déjà quelques années qu’on essaye de s’organiser en tant que salarié·es de librairie avec une position qui est spécifique par rapport au petit patronat de librairie. Et donc, en 2023, pendant la grève des retraites, on avait construit une AG de grévistes qui s’appelait le Book-Bloc et qui avait organisé énormément de libraires sur Paris et la région parisienne, qui avait permis de mettre en grève, pas mal de salarié·es de librairie. Personnellement, je suis à la CGT et le syndicat s’est investi dans cette AG et a construit autour de cette AG la grève des retraites de 2023. En continuant de s’organiser au sein de la CGT et avec d’autres libraires et avec les « restes » de cette AG du Book-Bloc, ça a permis de reprendre le contact assez rapidement pour essayer de s’organiser face à des attaques et avec la spécificité d’être salarié·e de librairie et non pas patron de librairie, ce qui nous met dans des positions très différentes. On avait commencé à s’organiser déjà quelques semaines auparavant, puis il y a eu une série d’attaques où on s’est dit là, il faut qu’on réagisse vite et qu’on montre qu’on est réactif·ves et qu’on ne laissera pas les librairies isolées face aux attaques des fachos et des sionistes. Donc on a appelé à un rassemblement Place de la République. Et – c’est aussi un truc qu’on pourrait noter – ce n’était pas devant une des librairies attaquées parce que, quelque part, c’était aussi mettre en danger la librairie pour le patronat de librairie que de le faire devant sa librairie. Donc, ça montre bien aussi les limites de ces positionnements quand on n’est pas exactement dans les mêmes intérêts et les mêmes positions lorsque l’on est patron de librairie ou libraire salarié·e. Ce rassemblement a réuni énormément de monde pour les petites structures et les petites mains que nous étions derrière. On était 250 Place de la République, avec pas mal de libraires et quelques patrons de librairie, mais aussi une solidarité du mouvement Palestine qui a massivement répondu présent à l’appel du rassemblement. Enfin, « massivement », on s’entend, mais à cette échelle, c’était vraiment chouette de voir autant de militant·es en solidarité avec la Palestine qui voient l’enjeu de protéger ces espaces de débats et de prise de positions des libraires. On était très content·es de pouvoir aussi démontrer aux fachos et aux sionistes qu’on est en capacité de répondre.
Lou : Et du coup, pour prendre la suite à Marseille, d’abord, moi je voulais parler du syndicat dont je fais partie qui est Sud de Métier du Livre. Il avait sorti un tract un peu au même moment, qui entretient un peu la confusion dont parle Sana car il s’adressait aux librairies en tant que telles avec pour axe : « quand on subit une attaque, que faire ? ». Un peu un guide juridique de « comment porter plainte », etc. Et en fait, ce n’était pas un tract qui s’adresse directement aux salarié·es et qui donne la piste de principalement s’organiser en tant que salarié·e sur son lieu de travail, mais plutôt d’adopter une défense juridique et du coup, ça fait au final un tract qui s’adresse aux patrons, puisque c’est eux qui ont la responsabilité juridique de l’entreprise. Donc, c’est ça qui avait été fait et envoyé virtuellement aux librairies. Et pour basculer dans le réel, nous, à Marseille, il y avait une AG Culture qui se tenait à la date du rassemblement à Paris. Cette AG culture, c’est un peu pareil que le Book-block, elle a émergé du mouvement des retraites de 2023. C’est un cadre auto-organisé qui rassemble des syndicalistes et des non-syndicalistes qui travaillent dans la culture. Ça va être à la fois des intermittent·es du spectacle, des artistes auteurices et, entre autres, quelques salarié·es de librairies ou des gens du monde de l’édition. À Marseille, il y avait eu des librairies qui avaient été ciblées, à ce moment-là, notamment par un rassemblement de Nous Vivrons devant la librairie pendant une présentation d’un livre sur la Palestine. Il y avait donc eu l’idée de faire émerger un groupe de travail, de faire un communiqué de soutien à cette librairie-là, la librairie Transit. De ce groupe de travail, était sortie l’idée d’appeler à un rassemblement de soutien. Avec une idée de base, celle de montrer que puisque les sionistes essayent de nous intimider, on va leur montrer qu’on est plus qu’elleux dans la rue. Et entre-temps, il y a eu des croix celtiques taguées sur deux librairies et du coup, on a appelé un rassemblement deux semaines pile après celui de Paris.
Ce qui est intéressant, c’est qu’avant le rassemblement, il y a eu une tournée des librairies qui a été faite pour appeler au rassemblement. Et ce qu’on a pu voir à ce moment-là, c’est qu’il y a beaucoup de salarié·es de librairie qui peuvent avoir peur, comme si c’était un peu inéluctable les croix celtiques qui vont fleurir sur les vitrines des librairies. Les questions sont alors : ça sera qui la prochaine ? Et puis, ça sera quoi la suite après la croix celtique taguée ? Et quand on venait, en fait, ça sortait d’un coup de l’isolement, de la peur et de la sensation de fatalité.
Au rassemblement, on était entre 80 et 100 personnes. Pour le coup, moi, je dirais qu’il y avait quelques salari·és de librairie, pas mal de monde autour de l’AG culture, donc du secteur de travail de la culture et pas mal des milieux antifascistes aussi. Et par contre, le mouvement Palestine a été assez peu présent.
Après le rassemblement à Paris et à Marseille, c’est quoi les suites pour les libraires ?
Lou : J’ai l’impression qu’à Paris et à Marseille, ça prend des formes assez différentes. Mais en tout cas, nous, ce qu’on pense important comme perspectives à tenir, c’est de continuer à construire des réactions collectives qui montrent qu’à chaque fois qu’il y a des attaques, on organise des ripostes qui montrent qu’on fait nombre. Et la solution pour faire tenir ça dans le temps, c’est d’essayer de continuer à organiser un maximum de libraires, et être nombreux.ses. Ça passe à la fois par un travail de renforcement des syndicats dans lesquels on est (ou bien créer des sections là où il n’y en a pas) et aussi par le fait de s’organiser vraiment en tant que salarié, parce qu’il y a parfois une confusion quand on voit les patrons et les salariés main dans la main. La question étant : comment, nous, on construit des ripostes en tant que salarié·es ? Donc, via le syndicalisme ou via ces AG de secteur, les formes varient selon les contextes.
Un des moyens pour que ce mouvement continue, et qu’il prenne de la force, c’est de l’articuler avec les mouvements antiraciste et antifasciste comme par exemple ce qui a été fait à Marseille : dans l’AG Culture qui suivait le rassemblement du 11 décembre il y avait la question de la grève antiraciste du 18 décembre.
Lors de cette AG, une décision a été prise suite au rassemblement et à la tournée des librairies : on va continuer et on sait qu’on ne va pas réussir en une semaine à mettre beaucoup de gens en grève pour le 18 décembre. Mais en fait, pour nous, ça s’est articulé d’un coup très logiquement, le fait de dire qu’on subit des attaques des racistes, des sionistes et des fascistes sur nos lieux de travail et ça, c’est une raison largement suffisante pour se mettre en grève le 18 décembre ou en tout cas pour parler de la grève antiraciste le 18 et amorcer ce mouvement là. Il s’articule autour de ces mots d’ordre et c’est sûrement autour de ces mots d’ordre-là qu’il peut se renforcer. Il y a l’idée de continuer à faire des tournées de librairies encore cette semaine, justement pour appeler au 18 et parler de la question de la grève antiraciste, l’articuler avec ces attaques sur les librairies.
Sana : Et nous, à Paris, dans la même idée, avec peut-être moins ce lien qui a été fait malheureusement avec la date du 18 décembre – aussi par le fait qu’on n’était pas suffisamment nombreux en réunion après le rassemblement – on va essayer en tout cas de continuer à proposer aux libraires de s’organiser et d’appeler à une soirée-débat. Pour essayer de faire en sorte de voir des libraires et de les convaincre qu’il faut réussir à s’organiser collectivement pour pouvoir se battre. Et en fait c’est un peu ça la seule perspective qu’on a nous en tant que salarié·es des librairies : c’est de s’organiser collectivement et de faire nombre pour se protéger des attaques des sionistes et des fachos.