
Le 10 mai dernier, un millier de fascistes a défilé dans les rues de Paris. Quels bilans pour construire une stratégie antifasciste pour gagner ? Le C9M rassemble chaque année les fachos les plus radicaux de France et d’Europe.
Les Cahiers d’A2C #18 – septembre 2025
Le 9 mai 1994, Sébastien Deyzieu, militant à l’Œuvre française, meurt après des affrontements avec la police lors d’une manifestation fasciste organisée par le GUD et les Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires.
Le jour même, le Comité du 9 Mai est créé notamment par le GUD et le Front National de la Jeunesse et appelle à une manifestation. Depuis, il commémore chaque année la mort de leur camarade par une parade fasciste. La réussite de ces manifs est inégale, en particulier pendant les années 2000, où de larges mobilisations antifascistes ont lieu et empêchent même parfois leur tenue.1
Depuis 2023, cette date est en dynamique. La participation augmente (300 en 2023, 600 en 2024, 1000 en 2025).
Il s’agit des franges les plus radicales des groupuscules d’extrême-droite, mais leurs liens avec le FN/RN ne sont pas à prouver2. Il ne faut donc pas tomber dans le panneau de la dédiabolisation : même si le RN ne participe pas au C9M, ce rendez-vous n’est pas marginal, mais une des occasions pour le parti fasciste de bâtir un mouvement de masse.
Dans notre camp, pas de mobilisation depuis plusieurs années, mais en 2024, les groupes antifas réunissent une large frange de la gauche dans un cadre unitaire pour appeler à la tenue d’un Village Antifasciste, place du Panthéon, à un kilomètre de la manif, avec l’objectif de battre les fascistes sur le terrain des médias et des idées.

Construire une contre-manifestation, reprendre la rue aux fascistes.
En 2025, le cadre unitaire re-tente l’initiative du Village. Mais l’AG Antifa Paris 20 initie une autre stratégie, organiser une manifestation pour empêcher celle des fascistes.
Elle s’appuie sur ces arguments : le danger fasciste est réel, l’extrême-droite partisane est en dynamique, elle n’est pas encore dotée d’un mouvement de masse mais cherche à le construire. Donc notre tâche en tant qu’antifascistes doit être : empêcher systématiquement ce mouvement de masse de se développer, reprendre la rue aux fachos, casser leur confiance pour les affaiblir3.
Et ce qui a donné la conviction concrète que ce type de riposte est possible, c’est la dynamique du mouvement antiraciste et antifasciste ces derniers mois : la radicalité du collectif des Jeunes de Belleville et de leurs soutiens, la massivité des mobilisations du 22 mars4, la manifestation contre l’irruption du GUD dans le 20ème5, les centaines de milliers de manifestant·es de l’été 2024 contre l’arrivée du RN à l’Assemblée, la liesse populaire lors de la mort de JM Le Pen.
À l’inverse, le défaitisme porté par le Village illustre une déconnexion du mouvement et des possibilités qu’il démontre.
Une mobilisation dynamique
La participation aux assemblées ouvertes de construction de la mobilisation confirme la niaque du mouvement antiraciste et antifasciste. Elles ont pu rassembler jusqu’à 80 personnes de Paris et d’IDF.
L’appel est rapidement signé par d’autres organisations. Écolos, féministes, antiracistes et en particulier la Marche des Solidarités et la CSP 75. Cette implication fait suite à leur place motrice dans de nombreuses mobilisations antifascistes massives récentes (comme le 1er mai 2023 au Havre ou le 22 mars).

Des groupes de tractages et collages s’organisent dans le 20e, 19e, 18e, 10e, à Saint-Denis, Pantin, Les Lilas, parfois en lien avec les collectifs historiques de ces quartiers. Ça diff dans les rues, aux métros, dans les marchés et sur les facs. Les initiatives fleurissent : impression de stickers, cinétract dont le visionnage atteint le demi-million de vues. Ca s’organise par en-bas et y’a un écho pour ça.
Malgré l’unité construite au cours de cette campagne – une unité politique construite autour d’une stratégie “marcher sur les fachos”, la confiance n’a pas été gagnée jusqu’au bout mais est restée fragile.
Va-et-vient de la confiance
Plusieurs arguments sont répétés contre l’idée d’une manifestation. Ils sont portés par le cadre organisateur du Village, mais s’entendent aussi dans les assemblées qui visent à construire la manif. C’est pas étonnant, ils se basent sur des théories et un manque de confiance qui dominent dans notre classe. 6
Voilà ceux qui nous semblent principaux et à l’image des contradictions stratégiques au sein du mouvement antifasciste :
1/ Pas besoin de battre les fafs dans la rue, on peut le faire dans les idées des gens, gagner “l’opinion publique” contre les idées d’extrême-droite, en proposant une alternative de gauche. C’est une conséquence de l’analyse de la “fascisation” : Si on pense que le capitalisme dérive mécaniquement vers le fascisme, alors on cesse de considérer quelques centaines de néo nazis qui défilent dans les rues comme des acteurs déterminants du danger fasciste. Cette analyse aboutit à 2 stratégies différentes : vaincre le fascisme soit sur le terrain électoral, soit dans une bataille de contre-hégémonie. Dans les deux cas, organiser un gros évènement unitaire et en faire parler dans les médias serait la chose à faire.
2/ Une manif : trop dangereux. Les fascistes sont terrifiants et dangereux, c’est vrai. Mais attention à ne pas faire un déni de notre nombre et de notre force. Aujourd’hui dans la rue, notre camp est plus fort, il pose le rapport de force, dit plus haut. Il faut construire la riposte tant qu’il en est encore temps. Si le souci de la sécurité est important, il a parfois relégué celui du “comment mobiliser” en seconde place. Il a par exemple été inscrit sur les tracts et affiches, la recommandation de ne pas se déplacer seul·e à la manifestation, ce qui ne donne pas la confiance en la possibilité d’une mobilisation massive.
3/ Le plus important, c’est la gauche unie ? Certain·es camarades et certaines organisations ont été gagnées par l’idée de manifestation. Iels ont pourtant refuser s’y engager, craignant de “briser le cadre unitaire” (organisateur du village). Mais on parle de quelle unité ?
Construire une unité qui permette l’action
L’unité dont on a besoin face aux fachos doit être une unité d’action de toute la classe. Le rapport de force nécessaire pour éradiquer le danger fasciste se doit d’être réel -faire bloc dans la rue-. Ca doit aussi être une unité politique : il faut généraliser les mots d’ordres (antifascistes et antiracistes notamment) qui permettent à la classe de faire bloc en tant que telle.
L’unité des organisations n’est pas un objectif en soi. Elle est une composante d’une stratégie plus large, qui espère gagner par la mise en mouvement du maximum des diverses fractions de la classe autour d’objectifs politiques clairs. Pour gagner contre les fafs, il nous est impératif de construire l’unité de notre camp, mais sans mettre de côté les débats stratégiques.
Il faut reconnaître que la stratégie du village antifasciste n’a pas construit le mouvement antifasciste, mais l’a fait reculer. Y’a 20 ans encore ça gueulait “Le fascisme ça s’écrase dans l’oeuf”, aujourd’hui il est apparemment admis que peuvent coexister à 2 rues l’une de l’autre kermesse de gauche et parade nazie. La seule mobilisation du 10 mai ayant construit le mouvement antifasciste a été la contre-manifestation. Ses mots d’ordres (la base: on s’oppose aux fascistes) et ses modalités (l’auto-organisation) ont mené à ce que des centaines d’antifascistes s’organisent et se lancent dans le rapport de force.
Les camarades du village gagné.es par l’idée de contre-manifestation auraient dû insister dans le cadre “unitaire” pour la construire. Face au refus des plus bornés des bureaucrates, iels auraient dû quitter la cadre “unitaire” pour construire le mouvement.
Au lieu de quoi, la question de l’unité pour quoi faire ne s’est pas posée à fond, et on en est rendu à une fétichisation de l’unité pour l’unité, à tout prix. Et l’objectif principal, empêcher les fascistes de prendre la rue et de créer un mouvement de masse, a été perdu.
2 considérations pour continuer dans la lancée
1/ La stratégie d’un antifascisme ouvert, qui fait masse et a pour objectif d’empêcher les fascistes de défiler a une audience. On a vu qu’il y avait une envie partagée de construire ce genre de mobilisation qui prend au sérieux le danger des fascistes. Les fachos ont été harcelés par plusieurs centaines de personnes tout au long de leur parcours. Considérant l’interdiction de la manif et la division village/manif, c’est beaucoup7.
2/ La coexistence des 2 mobilisations n’a pas empêché le C9M d’avoir lieu. Elle a cependant cristallisé les débats autour des stratégies antifascistes. Ces débats existaient déjà, mais ils sont désormais ouverts de manière plus claire à une partie de notre classe, qui doit maintenant s’en emparer pour les résoudre.8
Ne pas lâcher, on réussira à marcher sur les fachos!
À A2C, on défend qu’il faut écraser le fascisme dans l’œuf et que ça passe par les confronter là où ils s’organisent.
Les débats autour du 10 mai nous paraissent symptomatiques des divergences stratégiques au sein de la lutte antifasciste. L’urgence nous impose de les dépasser au plus vite, pour bâtir une unité d’action.
Pour ça, il est nécessaire :
- de tenir des bilans politiques de ce genre de mobilisation, à grande échelle, avec l’ensemble des organisations et des militant·es de notre camp, pour dialoguer toustes ensemble et avancer vers une véritable unité, d’action cette fois.
- de continuer à porter des initiatives antifascistes sur ces bases : empêcher les fascistes de prendre la rue est vital, le faire est possible, nos mouvements nous le montrent, et c’est l’affaire de toustes, et non d’une poignée d’antifascistes spécialistes. Car c’est seulement dans la lutte qu’on peut débattre et faire avancer nos stratégies.
Lou (Marseille), et Emil (Paris 20)
- Pour plus de détails sur les mobilisations fascistes et antifascistes depuis 1994, voir cet article de LaHorde ↩︎
- Voir entre autres le dossier “La GUD connection dans les coulisses du RN” sur Mediapart ↩︎
- Pour lire ces arguments plus développés, voir la brochure d’A2C “Comprendre le fascisme pour mieux le combattre” disponible sur notre site ↩︎
- Voir “Après les manifestations du 22 mars : quelle stratégie contre le racisme ?” sur notre site ↩︎
- Voir “Retour : Manifestation antifasciste dans le 20ème” sur notre site ↩︎
- Pour une critique plus complète de la théorie de la fascisation et des stratégies qui en découlent, lire sur notre site “Doit-on parler de fascisation?” ↩︎
- Pour un retour factuel de la manifestation, voir le post sur notre Instagram ↩︎
- Voir l’article “De quel antifascisme avons-nous besoin?” dans la brochure “Comprendre le fascisme pour mieux le combattre” ↩︎