Comprendre la contre-révolution

Une recension critique de Symptômes morbides, La rechute du soulèvement arabe, Gilbert Achcar, Actes Sud, 2017

Gilbert Achcar est un socialiste libanais et un éminent commentateur sur la politique du Moyen-Orient, qui vit en Europe. Son dernier livre Symptômes morbides vise à constituer une suite de son analyse antérieure des révolutions arabes, Le peuple veut. Dans les Symptômes Morbides Achcar fournit une analyse de la vague contre-révolutionnaire qui balaye la région cinq ans après l’éruption des soulèvements arabes, en mettant l’accent sur la Syrie et l’Egypte.

Au centre de la compréhension d’Achcar du Moyen-Orient aujourd’hui, est sa thèse de deux pôles de la contre-révolution, qu’il décrit comme une lutte entre deux pôles antagonistes: les «anciens régimes» incarnés par les institutions de l’État sous leurs diverses formes et les islamistes fondamentalistes, une catégorie qui inclut tout l’éventail de l’islam politique, des organisations de masse comme les Frères musulmans jusqu’aux divers groupes djihadistes armés. Les islamistes sont décrits comme une opposition -intrinsèquement réactionnaire – aux régimes existants, avec lesquels ils partagent la même hostilité envers les aspirations exprimées par des millions lors des soulèvements arabes. Achcar soutient qu’à moins de transformations sociales radicales, la région ne se stabilisera pas prochainement; Pour provoquer ce changement, il faudra des dirigeants «progressistes» forts qui peuvent constituer un pôle indépendant à égale distance de l’Etat et des islamistes. Cependant, Achcar affirme que les progressistes devraient être ouverts aux «alliances tactiques» de nature temporaire avec l’un ou l’autre des deux pôles de la contre-révolution contre l’autre: avec l’État contre les islamistes, ou vice versa.1

Ce livre sera d’une grande utilité pour quiconque cherche à comprendre comment les soulèvements et les victoires initiales des soulèvements arabes ont fait place au chaos, à la guerre et à la répression. Fondamentalement, les événements prouvent qu’Achcar soutient à juste titre que la région aura besoin d’un changement radical de sa structure sociale pour connaître la stabilité. Certaines sections du livre en particulier sont très instructives, comme celle qui décrit les relations historiques entre le régime de Bachar al-Assad et divers groupes djihadistes. Achcar fournit également un bon compte du glissement de Hamdeen Sabbahi, une figure éminente de la gauche égyptienne traditionnelle, vers sa collusion finale avec le coup militaire du 3 juillet 2013.

Cependant, la thèse de la contre-révolution d’Achcar, celle des “deux pôles”, pose un certain nombre de problèmes, notamment pour ses implications pratiques pour la gauche. Cette critique argumentera que l’État est la seule force capable de conduire la contre-révolution dans la région. Les islamistes ne constituent pas un pôle contre-révolutionnaire cohérent et les organisations de masse comme les Frères musulmans sont sujettes à des tensions découlant de leur composition de classe contradictoire. Leur collusion avec le noyau de l’État au début de la Révolution égyptienne, comme celles des libéraux et de la gauche traditionnelle plus tard, peut être attribuée à leur programme réformiste plutôt qu’à une nature intrinsèquement anti-démocratique et contre-révolutionnaire. La stratégie de la gauche révolutionnaire devrait comporter des alliances tactiques de front uni, réfléchies prudemment, avec les diverses composantes de l’opposition réformiste – ce qui inclut nécessairement certains islamistes – sans compromettre ses principes fondamentaux, notamment la nécessité ultime de renverser l’état existant au cours d’un processus révolutionnaire par en -bas. De ce point de vue, toute collusion avec l’État, même temporaire, doit rester hors de question.

Syrie

Dans son analyse de la guerre en Syrie, qu’il qualifie de «choc des barbarismes», Achcar affirme que “l’offensive du régime d’Assad et son recours à une répression systématique et sanglante d’une ampleur toujours plus terrifiante ont inexorablement conduit la Syrie le chemin d’une guerre civile “.2 La dynamique de cette guerre a garanti que:
Les nouvelles forces progressistes qui sont apparues en Syrie lors soulèvement de 2011 ont été étouffées … Il y a d’étroites limites, en effet, à ce qui peut être fait par un réseau improvisé en s’appuyant sur les réseaux sociaux électroniques, surtout dans un pays dictatorial comme la Syrie , ou tout autre pays arabe de ce point de vue. La catastrophe syrienne n’est rien d’autre qu’une démonstration de plus de ce que coute l’absence d’une organisation efficace dotée d’une vision stratégique appropriée pour un changement politique radical.3

Achcar ne s’aventure pas plus dans le sujet de l’organisation révolutionnaire et se concentre plutôt sur l’analyse de la dynamique de la guerre. Il insiste sur le fait que la faiblesse militaire de l’armée syrienne libre (FSA) a permis aux forces armées d’Assad de poursuivre leur destruction du pays sans entraves et a ouvert la porte à l’émergence et la croissance de divers groupes djihadistes financés par des États et des donateurs privés du Golfe afin “d’exorciser le potentiel démocratique du soulèvement régional et et le transformer en affrontement confessionnel” 4 au dépens de l’Armée Syrienne Libre (ASL).

Achcar aborde longuement une question souvent négligée: l’histoire de collusion du régime avec les djihadistes depuis l’invasion de l’Irak dirigée par les Etats-Unis en 2003. C’était à l’intérêt du régime Assad de déstabiliser l’occupation américaine en Irak. Il a donc toléré et encouragé les groupes djihadistes et les individus qui menaient la guerre en Irak. Quand le soulèvement a secoua la Syrie elle-même, Assad libera des centaines de ces djihadistes qu’il avait emprisonnés lors de leur retour d’Irak5.

L’attitude pragmatique du régime vis-à-vis de l’ISIS est un élément accablant, dont des batailles ponctuelles occasionnent de longues périodes de laissez-faire et même de collaboration. Achcar met le doigt dessus quand il résume cela en affirmant que “le régime syrien ne combat ISIS que si, et dans la mesure où, il croit qu’ainsi il améliorera sa position dans la lutte contre son principal ennemi: l’opposition principale, soutenue par la Turquie et les monarchies du Golfe “.6

Pour expliquer la dérive inexorable vers la guerre civile en Syrie, Achcar insiste sur le fait que les États-Unis n’aient jamais fourni à l’opposition armée qui a émergé peu après le début de l’insurrection – principalement l’armée syrienne libre – les armes nécessaires pour se protéger et protéger aussi la population des assauts du régime qui venaient principalement de l’air. Il parle d’une “symétrie entre George W. Bush et Barack Obama – la production de résultats semblables des choix opposés: l’agression militaire [contre l’Irak] dans le cas de Bush et le refus d’assistance [au peuple syrien contre Assad] dans le cas d’Obama” 7 ayant donné lieu non seulement à la destruction de l’Irak et de la Syrie, mais aussi à l’émergence et le développement de ce qui est finalement devenu ISIS. Dans des longues sections, Achcar cherche à tracer ce qu’il considère comme l’hésitation coupable de l’administration américaine au moment de l’intervention, avant de conclure que, finalement, les États-Unis comme la Russie ne souhaitaient pas la chute du régime d’Assad.

L’absence d’une intervention plus directe de l’administration Obama dans la guerre syrienne, loin d’être déterminée par son mépris évident envers les vies syriennes est un symptôme de l’échec de l’aventure bravade des précédents gouvernements néoconservateurs. Comme l’explique Alex Callinicos:
Le Moyen-Orient aujourd’hui est avant tout façonné par l’échec de ce projet prétentieux (des néoconservateurs) et par les révolutions arabes et les tentatives réactionnaires de les écraser. L’administration Obama en est profondément consciente. Cela ne veut pas dire qu’ elle n’infligera pas ou ne participera pas aux maux sur la région (par exemple en soutenant Israël), mais … ses objectifs actuels sont principalement défensifs.8

Le reproche à peine voilé d’Achcar à l’administration américaine pour «l’abandon du peuple syrien» peut être attribué à sa vision du régime syrien comme un régime d’une nature «patrimoniale» (analyse initialement développée dans Le peuple veut), qui signifie que des familles régnantes “possèdent” pour ainsi dire l’Etat; et elles se battront jusqu’au dernier soldat de leur garde prétorienne pour se maintenir au pouvoir ».9 Cela explique que “en Libye comme en Syrie, la répression des soulèvements était beaucoup plus sanglante dès le départ” un fait directement lié au “caractère patrimonial des deux régimes et leur conviction (justifiée) que le moindre compromis substantiel – la moindre brèche dans leur armure – pourrait entraîner leur chute».10 Cela était en contraste avec ce qui s’était passé en Egypte et en Tunisie, où Achcar dit que “il n’y a pas eu de tentative résolue d’écraser les soulèvements dans le sang lorsqu’ils commencèrent à s’étendre [en Tunisie ou en Egypte.]”11.

Cependant, les premiers jours de la révolution égyptienne virent plus de 800 manifestants tomber sous les balles des forces armées ; ce nombre surpasse nettement le celui des victimes syriennes lors du laps de temps équivalent. Ceci n’est pas dû au fait que les forces armées syriennes aient été plus ou moins déterminées à écraser le mouvement que leurs homologues égyptiens ; c’est plutôt du côté des natures et des dynamiques des soulèvements respectifs qu’il faudrait regarder. L’insurrection égyptienne s’empara rapidement du Caire et d’Alexandrie, et des dizaines de milliers de personnes y participèrent dès les premières heures ; la police assassina des centaines de manifestants. Mais il devint clair au fil des jours que la police cairote en déroute était absolument incapable de refouler le mouvement de masse –dorénavant complémenté par des grèves à caractère politique- et la classe dirigeante dût changer son fusil d’épaule afin de concilier la révolution au prix de douloureuses concessions. Par contre, l’étincelle de l’insurrection syrienne s’alluma dans une petite ville reculée, Deraa, et la tendance générale était que le soulèvement avançait de la campagne vers les grandes villes à un rythme beaucoup plus lent par rapport à la Tunisie et surtout l’Egypte. Cette nature dispersée et inégale – à la fois temporelle et géographique – des premières phases du soulèvement a permis à la répression du régime de monter graduellement en puissance au point de déclencher une guerre civile militaire avant que le soulèvement n’aie eu l’opportunité d’infliger un coup significatif au régime qui l’aurait contraint à la conciliation. 12

Ici, le rôle de la classe ouvrière organisée, qui a permis le renversement du président tunisien Ben Ali et de Hosni Moubarak en Egypte, brillait par son absence. Comme l’a noté Jonathan Maunder en 2012, la classe ouvrière syrienne avait le potentiel objectif d’utiliser son pouvoir collectif pour renverser le régime, mais aussi pour aborder les problèmes sociaux et économiques, profondément enracinés, qui ont provoqué le soulèvement en premier lieu.13

Pourquoi le soulèvement syrien n’a-t-il pas pu réaliser son potentiel objectif? En plus de la répression sanguinaire du régime, il est probablement dû à une intersection de facteurs subjectifs, comme le manque d’expérience organisationnelle de la classe ouvrière, des étudiants et des partis d’opposition. En comparaison, les soulèvements en Egypte et en Tunisie ont pu s’appuyer sur une telle expérience. Il n’y a aucun espace ici pour fournir une analyse longue et satisfaisante de cette question, mais de réduire l’échec du soulèvement à la nature particulière du régime risque de nous pousser vers un chemin de pessimisme et de fatalisme.
Il est quasiment certain qu’en dernier lieu, un élément militaire sera nécessaire pour se débarrasser définitivement des régimes en Egypte et en Syrie ; mais la révolution devra avoir gagné du terrain en amont, afin d’obtenir les moyens militaires, organisationnels et politiques de gagner la guerre.

Le «progressisme» du PYD – une alternative viable ?

Achcar voit la réussite du Parti de l’Union Démocratique Kurde (PYD) et de ses ailes armées, le YPG et le YPJ, à prendre le contrôle des régions du nord-est de la Syrie (Rojava) comme preuve de “l’énorme différence créée par l’existence d’une organisation progressiste efficace”. Le pouvoir kurde du Rojava représente “au niveau des rapports sociaux et des rapports de genre, l’expérience la plus progressiste qui ait émergé à ce jour dans l’un des six pays qui ont été les théâtres du soulèvement de 2011” .14 Alors qu’il refuse l’idéalisation à outrance de cette expérience, (contrairement à beaucoup dans le milieu de la gauche occidentale) Achcar regrette néanmoins qu’elle n’ait pas inspiré le soulèvement syrien ou la gauche arabe.

Il est difficile de nier que l’exercice du pouvoir du PYD dans les régions kurdes est bien plus démocratique que la tyrannie meurtrière d’Assad et d’ISIS, il présente également de sérieuses limites qui ne doivent pas être négligées. La caractéristique fondamentale des soulèvements arabes fut l’intervention active de millions de personnes ordinaires dans le champ politique. En revanche, le pouvoir du PYD à Rojava semble être essentiellement constitué d’institutions politiques imposées par le groupe, par en haut, avec peu d’engagement de la part de la population locale.15.Ceci n’est pas très surprenant étant donné que le PYD est intervenu en tant que groupe armé afin de combler le vide créé suite à l’abandon par le régime Assad de la région pour des raisons militaires et politiques; le pouvoir étatique existant n’a pas été renversé par la participation massive des gens ordinaires. Les preuves indiquent que le PYD s’accommode des relations sociales préexistantes plutôt que de les défier 16; enfin, le PYD n’est pas étranger à la répression des opposants politiques et des activistes.17

Où va la Syrie ?

Achcar constate que la fin des hostilités est la condition préalable à une résurgence du mouvement populaire syrien. Même une transition fragile qui “serait très loin de répondre aux aspirations de ceux qui ont initié le soulèvement en 2011…pourrait cependant commencer à réunir à nouveau les conditions qui permettraient à une alternative progressive …de réapparaître” .18 Il considère que l’expérience démocratique de 2011-2012 et les jeunes militants exilés constituent le symbole de cette alternative. Il mise également, à juste titre, sur le fait que plusieurs groupes et combattants djihadistes actuels se détourneront du djihadisme “une fois qu’il cessera de fournir un moyen de gagner sa vie”.

On peut ajouter au pronostic d’Achcar qu’un facteur déterminant du destin de la Syrie d’après-guerre sera la capacité de la classe ouvrière à s’organiser indépendamment de l’ingérence de l’Etat; Alors que la guerre, la destruction et l’effondrement économique l’ont fragmentée géographiquement, il ne fait guère de doute que l’effort de reconstruction dont la Syrie a maintenant besoin, s’il est réalisé, accordera à sa classe ouvrière recomposée une véritable force. En outre, le sectarisme religieux encouragé par la contre-révolution,les interventions impérialistes régionales, et par conséquent la guerre civile, hantera le pays pour des générations à venir. La lutte de la classe ouvrière, qui dévoile les clivages réels de la société sur des lignes de classe plutôt que religieuses, peut agir sur la conscience des travailleurs et des pauvres, comme un antidote puissant au sectarisme. Au Liban, par exemple, les luttes des collecteurs de factures d’électricité et des enseignants au cours des dernières années ont franchi le fossé sectaire qui est profondément enraciné et institutionnalisé tant au niveau des États que des syndicats; bien que ces grèves aient finalement été défaites, elles ont montré que les luttes économiques de la classe ouvrière contenaient le potentiel politique permettant aux gens ordinaires de vaincre les divisions sectaires.19

Egypte

Achcar voit le déroulement des événements en Egypte depuis le 25 janvier 2011 comme une illustration d’un conflit triangulaire entre le camp de la révolution et les deux pôles de la contre-révolution: d’une part il y a l’ancien régime, incarné par les institutions – principalement les forces de l’armée et le pouvoir judiciaire – et les “feloul”,c’est à dire les éléments résiduels de l’ère Moubarak, et de l’autre les “fondamentalistes islamiques”, représentés par les Salafis et surtout les Frères Musulmans (FM). Les deux pôles sont “pareillement antithétiques aux aspirations émancipatrices du “printemps arabe””20.

Achcar affirme que du moment où “ils se joignirent officiellement à la mobilisation de masse sur la place Tahrir le 28 janvier 2011, les Frères musulmans offraient leurs services contre-révolutionnaires à l’armée égyptienne” 21. Mais cette manière de voir les choses ne tient pas compte du rôle décisif joué par des militants de base des FM, dès les premières heures de la mobilisation du 25 janvier, qui ont repoussé la police et sécurisé la place Tahrir au prix de centaines de victimes. Le fait que les dirigeants FM aient été contraints de se joindre “officiellement” aux manifestations à cause de la pression de leur base militante ne doit pas être sous-estimé:
La direction des MB a commencé à soutenir le mouvement révolutionnaire quand il devint clair que ce dernier était en passe de réussir … Mais la jeunesse était là dès le premier jour. Cela a provoqué une scission au sein des FM qui a contribué au développement d’un militantisme politique autonome parmi les jeunes ainsi qu’`a la démission de vétérans de l’organisation comme Abdel Moneim Abul Futouh.22

De même, la collaboration des FM avec le Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) après l’éviction de Moubarak le 11 février 2011 est considérée par Achcar comme un exemple de collaboration entre les deux ailes de la contre-révolution23. Mais l’attitude de Hamdeen Sabbahi- le personnage le plus célèbre dans le milieu qu’Achcar appelle la «gauche progressive» – envers le CFSA ne diffère pas beaucoup de celui que les Frères musulmans ont adopté en 2011. En effet, Achcar soutient que tant Sabbahi et les FM ont tenté de donner à l’armée quelques “qualifications” révolutionnaires, pour des raisons toutefois très différentes: “la pleutrerie opportuniste” et “un pari stratégique sur leur capacité à partager le pouvoir avec l’armée” dans le cas des FM devient juste un témoignage d’ “une croyance naïve en la force de la nostalgie nassérienne au sein de l’armée” 24 quand il s’agit de Sabbahi.

Plus tard, dans le même chapitre, Achcar réaffirme sa conception en disant que Sabbahi avait regretté “que le camp révolutionnaire n’ait pas fait concurrence aux FM dans l’effort de séduire le CSFA!”25. Ainsi, Sabbahi et les Frères musulmans se sont comportés comme des réformistes institutionnels, dans le sens qu’ils ont promis d’apporter des changements via des réformes démocratiquement sanctionnées aux institutions étatiques déjà existantes. Au plus fort de la crise politique déclenchée par la révolution du 25 janvier, cette caractéristique fondamentale s’exprima par la volonté de Sabbahi et des FM à faire de compromis et à collaborer avec le noyau dur de l’Etat représenté par le CSFA. En ce sens, on peut objectivement considérer que tous les deux sont coupables d’opportunisme; la raison pour laquelle le CSFA a fini par choisir les FM plutôt Sabbahi comme son partenaire préféré à ce moment de tourmente révolutionnaire est mieux expliquée par Sabbahi lui-même–(bien qu’il exagère la cohérence verticale au niveau organisationnel des FM) pour qui le CSFA ” trouva une organisation prête à l’emploi fort disciplinée, pratiquant soumission et obéissance, nommée « les Frères », qui lui offrait son service et son soutien”.26

Mais même après que la direction des FM ait trahi la révolution et choisi son camp aux côtés du CSFA, sa jeunesse était encore dans la rue, en défiant les ordres de ses dirigeants et en manifestant aux côtés des militants de gauche contre le CSFA. En se rapprochant aux premières élections législatives du 25 janvier, les débats faisaient rage parmi de nombreux militants de base des FM, sur la meilleure façon de protéger et consolider la révolution: “En un sens, le dilemme des jeunes des FM est le reflet d’un débat plus large au sein du mouvement, où l’on oppose l’action directe au processus électoral”..27

Loin d’être une forteresse monolithique et imprenable de la réaction , les FM ont historiquement attiré des partisans de classes sociales antagonistes. Comme le disait Sameh Naguib dans une brochure de 2006 intitulée The Muslim Brotherhood: A Socialist View (Les Frères Musulmans: Une Analyse Socialiste) les discours des FM attirèrent «non seulement la classe moyenne moderne qui constituat la colonne vertébrale de l’organisation, mais aussi des sections des riches attirées par les slogans religieux et conservateurs. Des sections de pauvres se sont également ralliées à l’organisation, car elles étaient convaincues que les FM avec leurs slogans vagues autour de la justice sociale et la lutte contre l’oppression et la corruption, leur donneraient un moyen de sortir de leur souffrance. »28

Cinq ans et une révolution plus tard, cette contradiction s’exprimait à travers le fait que, alors que certains membres dirigeants des FM venaient du milieu d’affaires, comme par exemple Khairat al-Shater , l’influence électorale de l’organisation atteignait aussi les pauvres qui avaient soif de justice sociale: “Les gens votent pour les islamistes précisément parce ceux-ci promettent la justice économique et de mettre fin à la marginalisation”, disait le militant vétéran de gauche Gamal Beltagi, qui travaille comme ingénieur dans le port de Damiette”.29

Les Frères Musulmans en fonction

Dans sa description du mandat éphémère de Mohamed Morsi (depuis son élection à la présidence en juin 2012 jusqu’à son éloignement par les militaires un an plus tard), Achcar dit que «la présidence de Morsi, à qui manquait la force du lion, échoua lamentablement dans l’obtention du consentement, faute d’avoir le talent du renard”.30 En effet, alors que Morsi avait remporté les élections, il n’avait aucun contrôle sur les forces armées, où se trouve le véritable pouvoir. En outre il n’a pas essayé d’accommoder le large éventail d’électeurs qui l’ont élu, au-delà de ses propres sympathisants.

Plutôt que de répondre aux aspirations de la révolution du 25 janvier qui les avait amenés au pouvoir, les FM ont continué à essayer d’affirmer “aux appareils centraux de l’Etat égyptien et au gros de la classe capitaliste, y compris la bourgeoisie d’Etat, qu’ils cherchaient pour l’essentiel à agir en symbiose avec eux, en se contentant de remplacer la partie de “la composante politique de l’élite du pouvoir” qui avait été évincée par le soulèvement “.31

Achcar souligne l’engagement de Morsi dans une direction néolibérale en toute continuité avec les politiques des gouvernements précédents, y compris sa quiète pour un prêt par le FMI et ses promesses de mettre en œuvre les coupes et les hausses de taxes qui viennent avec – bien que, sur ce dernier point il a dû faire marche arrière face à un énorme tollé populaire.32 L’utilisation par Morsi des forces policières contre les grévistes – dont beaucoup l’avaient élu – est également mise en évidence. Selon les chiffres cités par Achcar, les protestations ouvrières ont grimpé en flèche, passant de 1 400 en 2011 à 1 969 en 2012 et à 1 972 seulement au premier semestre de 2013.33 En plus des éléments résiduels de l’ancien régime, Morsi avait donc réussi, en quelques mois, à orienter contre lui une grande partie de la population – en particulier ceux qui ont participé à la révolution de janvier et qui attendaient un véritable changement de la part du premier président démocratiquement élu de l’histoire de l’Egypte.
Les militaires, jouant le rôle de spectateurs depuis l’arrivée de Morsi au pouvoir, traquaient leur proie: “L’échec patent de Morsi et des FM dans leur tentative de restaurer la «loi et l’ordre» et de relancer l’économie … ainsi que leurs manœuvres, incroyablement grossières et à courte vue, visant à prendre le contrôle d’un secteur de l’État après l’autre dans une fuite en avant à contre-courant de la chute de leur popularité”.34

Le Front de salut national, Tamarod et la période précédant le 30 juin 2013

Achcar étudie deux forces politiques importantes qui ont émergé en réponse à la présidence catastrophique de Morsi: le Front du Salut National (FSN) et le mouvement Tamarod (Rébellion en arabe).
Le FSN a été fondée en novembre 2012 en tant que coalition “des partis de gauche et des partis libéraux avec des personnalités qui avaient collaboré avec l’ancien régime”.35 Hamdeen Sabbahi, qui avait fondé le Courant Populaire quelques mois auparavant, est décrit par Achcar comme partisan “d’un courant idéologique qui vénère une image aseptisée de l’héritage progressiste de Nasser” et que lui considère comme “la forme dominante de conscience populaire de gauche en Égypte”.36Bien que Sabbahi dénonça la continuité au niveau de classe entre Morsi et le régime de Moubarak, la plupart de ses alliés du FSN étaient liés eux-mêmes par cette continuité et ne représentaient pas les aspirations du 25 janvier37.

Tamarod a été fondée en avril 2013 par des militants nasséristes qui avaient participé à la révolution de janvier. Tamarod avait essentiellement commencé comme une pétition nationale demandant une motion de censure contre Morsi et des élections présidentielles anticipées. Un large éventail d’organisations politiques et de militants a annoncé son soutien à la campagne Tamarod; cependant, au delà de la distribution de la pétition, les centaines de milliers qui ont participé à la campagne avaient peu d’influence sur la direction politique donnée par les fondateurs. En effet, au fur et à mesure de la campagne, “la participation … d’anciens membres du parti au pouvoir, qui avait été dissous en 2011 devint de plus en plus notoire, de même celle des services de sécurité” 38.

Ainsi, l’opposition organisée contre Morsi, loin de représenter une continuité avec le soulèvement du 25 janvier, a directement impliqué le noyau dur de l’Etat et du régime de Moubarak: “Le FSN et Tamarod se sont ouvertement félicités du soutien de membres éminents des fouloul, parmi lesquels Ahmad Chafik lui-même, à condition qu’ils n’aient pas été condamnés ou poursuivis en raison de leur agissements sous Moubarak”.39
Le caractère poreux et opportuniste de cette dernière réserve est démontré par le fait que le pouvoir judiciaire, comme la plupart des appareils d’État répressifs égyptiens, a survécu en grande partie intact à la révolution de janvier.

30 juin 2013, le coup d’État de l’armée et les massacres de Rabaa

Une gigantesque mobilisation contre Morsi le 30 juin 2013 fut suivie d’un coup d’Etat par l’armée le 3 juillet. Achcar considère le 30 juin comme le point culminant de la deuxième vague de la révolution égyptienne (avec le 25 janvier), qui fut ensuite détournée par les militaires le 3 juillet, car “la gauche et l’opposition libérale progressiste ont toutes deux chanté les louanges de al-Sissi et des forces armées, au lieu de mettre en garde contre toute tentation d’établir quelque forme de pouvoir militaire que ce soit”.40
Alors qu’il reconnait que “la colonne vertébrale de l’ancien régime, l’armée, a joué un rôle central dans le succès de la mobilisation contre Morsi le 30 juin 2013”, Achcar sous-estime probablement la mesure dans laquelle la période allant jusqu’au 30 juin et la mobilisation elle-même furent dominées par la politique de la contre-révolution. Les idéaux exprimés lors des manifestations du 25 janvier 2011 ne se trouvent nulle part le 30 juin 2013: le pain, la liberté et la justice sociale ont été remplacés par «l’ordre» et la «défense du pouvoir judiciaire» .41 Ainsi, le dénominateur commun de la mobilisation du 30 juin 2013 était la défense des institutions de l’Etat, c’est-à-dire du régime de Moubarak, face aux FM. Tout le contraire de la révolution du 25 janvier 2011 !

Un activiste des Socialistes Révolutionnaires donne un témoignage révélateur sur le jour du 30 juin 2013 :
Tandis que les socialistes révolutionnaires distribuaient leurs tracts qui appelaient les «masses» à occuper les places et qui incitaient la classe ouvrière à déclarer une grève générale, la plus forte, la seule voix qui résonnait dans les rues et sur Tahrir était celle des cornes aériennes, les chants “Sissi, Sissi” et les appels à l’intervention de l’armée. Pour la première fois, nous n’arrivions pas à vendre Le Socialiste [la revue des Socialistes Révolutionnaires] sur la place Tahrir, et nous avons étés obligés de quitter la place … Les camarades qui vendaient notre magazine, dont la une avertissait contre une éventuelle intervention de l’armée, étaient harcelés partout et menacés d’agression. Les policiers de haut rang, vêtus de leurs brillants uniformes blancs, étaient portés sur les épaules des manifestants vers la place: «L’armée, le peuple et la police sont unis» .42

Cela signifie-t-il que les participants “révolutionnaires” du 30 juin 2013, Sabbahi (en tant que membre de FSN) et les fondateurs de Tamarod, participaient consciemment à une contre-révolution? Étaient-ils partis ce jour-là avec l’idée déterminées d’inverser le processus historique déclenché le 25 janvier 2011? La réponse est non.

Ce qui a conduit ces représentants «progressistes» de la gauche traditionnelle à jouer ce rôle honteux, celui des porte-drapeaux de la contre-révolution et, plus tard, à applaudir ses horribles massacres, fut en partie l’héritage nassérien -que Achcar décrit longuement dans une section intitulée “Les illusions nassériennes”-, bien représenté par le slogan “L’armée et le peuple sont une main”. Un autre aspect crucial que Achcar semble négliger est l’hostilité historique de la gauche égyptienne envers l’islam politique. Comme l’explique Naguib:
[La gauche égyptienne] considérait les Frères musulmans comme un mouvement obscurantiste et réactionnaire qui s’oppose à la modernité et la démocratie. Les FM étaient ainsi perçus comme l’ennemi des masses et comme un serviteur direct des sections les plus réactionnaires et les plus à droite de la bourgeoisie. La conclusion pratique de cette analyse était la nécessité de lutter contre cette organisation pour l’empêcher d’atteindre le pouvoir, même au prix d’une alliance avec la bourgeoisie dirigeante.43

Cette combinaison “d’illusions nassériennes” – qui constitue sous bien des aspects une variante locale des illusions sociale-démocrates envers l’État – avec une conception irrationnelle de ce que les FM représentaient ont atteint leur paroxysme lors du jour de Tafweed (mot Arabe signifiant « déléguer ») le 26 juillet 2013, quand le FSN et le Tamarod se sont joints à une énorme manifestation, comparable en taille à celle du 30 juin selon Achcar, qui avait été organisée à la demande expresse d’al-Sissi afin que «le peuple donne à l’armée un mandat pour la lutte contre le terrorisme». Cette manifestation a directement débouché, le soir même, sur le meurtre de 95 partisans de Morsi par la police44 qui s’avéra finalement n’être qu’une simple répétition générale du massacre du 14 août 2013 devant la mosquée de Rabaa al-Adawiya, au Caire, dans lequel plus de 1000 partisans des FM trouvèrent la mort lorsque les forces armées attaquèrent leur rassemblement avec une sauvagerie inouïe.

Après le massacre, les voix condamnatrices se faisaient rares en dehors de la gauche radicale. Alors que Mohamed El-Baradei de l’opposition libérale a démissionné de sa position de vice-président qu’il avait obtenu après le coup d’état et a quitté le pays, la “gauche Tafweed” continuait d’applaudir l’armée. Sabbahi ne demanda pas la démission de son camarade du Courant Populaire, Kamal Abu Aita, de son poste de ministre du gouvernement issu du coup d’état, et se contenta d’exprimer sa tristesse pour le grand nombre des morts. Néanmoins il confirma que la “dispersion” du rassemblement des FM était nécessaire et justifiée, refilant ainsi la responsabilité du massacre aux dirigeants des FM. L’opportunisme du “progressiste” Sabbahi durant cette période, y compris ses louange pour al-Sissi, peut être expliqué selon Achcar par ses ambitions naïves, car selon Achcar, Sabbahi croyait que des élections présidentielles allaient bientôt avoir lieu et il se croyait en bonne position pour les emporter .45

Le 30 juin 2013 était-il une vague révolutionnaire ?

Achcar soutient, comme nous l’avons vu ci-dessus, que le 30 juin 2013 représentait une deuxième vague de la révolution, qui fut ensuite détournée par les militaires. Cependant, la continuité politique entre les manifestations du 30 juin et la manifestation –clairement contre-révolutionnaire- du Tafweed est exprimée par le fait que les participants et leurs slogans étaient en grande partie similaires. La gauche radicale représentée par le mouvement 6 avril et les Socialistes Révolutionnaires ne participèrent évidemment pas au Tafweed ; mais de toutes manières, ces organisations n’avaient joué qu’un rôle insignifiant le 30 juin, constatant que leur agitation, qui faisait appel à l’esprit émancipateur de la révolution de janvier, était complètement décalée par rapport à l’écrasante réalité politique du jour.46

Le pic des luttes ouvrières, qu’Achcar voit comme une preuve de la nature révolutionnaire du 30 juin 2013,47 doit être analysé dans son contexte politique et historique depuis la révolution de janvier 2011: alors que les luttes sociales et les grèves avaient joué un rôle décisif lors du renversement de Moubarak début 2011, les forces révolutionnaires furent généralement incapables, par leur agitation et leur intervention sur les lieux de travail et dans les syndicats, de donner le bon tempo politique aux multitudes de luttes économiques qui éclatèrent après la révolution.48 Le symbole le plus frappant de cet échec historique est peut-être la désignation de l’ancien syndicaliste Kamal Abu Aïta au poste du ministre du travail dans le gouvernement issu du coup d’état . Dans son pamphlet classique Grève de masse, parti et syndicat, Rosa Luxemburg soulignait comment les luttes économiques des travailleurs pouvaient se transformer en des luttes politique et vice-versa, se culminant potentiellement dans un soulèvement révolutionnaire de masse. Elle décrivait ainsi la révolution russe de 1905, qui vit les militants Mensheviks, Bolsheviks et SR intervenir effectivement sur les lieux de travail à Petrograd.49Dans le cas de l’Égypte en 2013, Anne Alexander et Mostafa Bassiouny expliquent que:
La fin de Morsi illustre donc que «l’action réciproque» entre les luttes économiques et politiques n’est pas un processus qui conduit inévitablement dans une seule direction. Malgré la profondeur et la largeur de la vague de luttes sociales au cours de son année au pouvoir, la politique de la contre-révolution réussit à dominer le mouvement des protestations politiques, ainsi inversant le processus de «l’action réciproque».50

La contre-révolution et la montée de al-Sissi

En évaluant la montée de al-Sissi, d’abord comme chef du CSFA qui avait évincé Morsi, Achcar résume bien l’essentiel de son “règne”: Sissi…s’était emparé du pouvoir en tant que chef du commandement militaire de l’ancien régime de son temps, afin de restaurer un ordre néolibéral… . 51 En suite, en mai 2014, al-Sissi a fait campagne pour -et emporté facilement- des élections présidentielles, ce qui constitue encore un indice de la consolidation de la contre-révolution: “Le tripotage électoral coutumier de la machine politique et sécuritaire de l’ancien régime avait fait son grand retour”.52

A travers le massacre de Rabaa, les arrestations politiques de masse et ce qu’Achcar décrit comme «la folie répressive qui a saisi le pouvoir judiciaire», la contre-révolution sous al-Sissi a inversé les effets de janvier 2011 et de la période qui l’a suivie, pendant lesquelles les gens ont participés massivement aux façonnement du destin politique du pays. Achcar constate que le faible taux de participation aux élections législatives de 2015 – soit la moitié des participants aux élections de 2012 – est un témoignage du degré de privation de liberté dont sont victimes de larges couches de la population.53

Le néolibéralisme, les mégaprojets et l’armée

Achcar voit la politique économique d’al-Sissi comme la continuité des réformes néolibérales approuvées par le FMI et lancées sous Anwar al-Sadat: “A cet égard, le régime Sissi, le gouvernement égyptien le plus répressif de l’ère néolibérale – est allé nettement plus loin que ses prédécesseurs “.54

Les années de tourments révolutionnaires n’ont fait qu’ajouter aux difficultés économiques de l’Égypte, avec une forte fuite des capitaux, ainsi qu’une baisse de l’investissement et du tourisme.55 Achcar souligne que le FMI a approuvé en 2014-2015 un budget qui comprenait des coupes importantes des subventions et des taxes et des hausses des prix. Il insiste sur le lien – qui est souvent négligé – entre le néolibéralisme et l’autoritarisme, car c’est exactement ce climat de peur répressive qui a permis au régime d’appliquer ses coupes impopulaires.56

Les mégaprojets d’infrastructure constituent un autre pilier du régime d’al-Sissi qui ” leur(des égyptiens) a jeter de la poudre aux yeux: un programme pharaonique, dont la majeure partie dépend par d’investissements directs étrangers hypothétiques – provenant principalement des monarchies pétrolières du Golfe”57. Achcar constate que des mégaprojets comme le nouveau canal de Suez jouent un rôle politique important aux yeux du régime, malgré le fait qu’elles soient fondées sur une logique économique assez douteuse58. Il les considère à juste titre comme des symboles du caractère socio-économique du régime, celui d’une dépendance accrue de l’argent saoudien et d’une intensification de l’implication de l’armée dans les affaires économiques – Achcar n’hésite pas à parler de “la prise de pouvoir par l’armée en Egypte”.

Stratégie pour la gauche arabe

Dans le chapitre de conclusion, Achcar résume son interprétation de la vague contre-révolutionnaire qui balaie le monde arabe, mais insiste à juste titre sur le fait que de futurs bouleversements révolutionnaires sont probables. Pour que la gauche puisse les façonner, il appelle à l’établissement de directions progressistes fortes, dont la stratégie serait selon lui la suivante:

[La gauche progressiste] peut, à l’occasion et pour des raisons purement tactiques, frapper ensemble avec des “partenaires improbables”, que ce soit avec des forces islamiques contre des forces de l’ancien régime, ou vice-versa, mais elle devrait toujours marcher séparément, et tracer sa propre voie fondamentale à égale distance des deux camps réactionnaires. Des alliances tactiques à court terme peuvent être conclues avec le diable si nécessaire; mais le diable ne devrait jamais être travesti en ange pour l’occasion – comme de prétendre que les Frères Musulmans sont «réformistes» ou que les forces de l’ancien régime sont «laïques», et tenter ainsi d’embellir leur nature profondément réactionnaire.59
 

Il serait évidemment stupide de considérer les FM des “réformistes” dans le sens marxiste classique selon lequel on utilise les réformes pour essayer d’arriver au socialisme; ils [les FM] ne peuvent pas non plus être considérés comme similaires aux partis sociaux-démocrates européens, dont beaucoup sont issus des syndicats. Cependant, ils peuvent être considérés comme des réformistes dans la mesure où ils promettent à leurs partisans un véritable changement à travers des réformes dans le cadre des institutions de l’état. Si on ajoute cela à la composition de classe contradictoire de l’organisation, on peut expliquer son opportunisme chancelant à l’égard de l’État, et son aversion pour les mouvements de masse par en bas qu’elle a du mal à contenir. L’autre opposition réformiste, celle de la gauche traditionnelle et des libéraux, n’est pas à l’abri de ces pulsions opportunistes; Leurs “valeurs progressistes” ne les empêchèrent jamais de s’entendre avec l’État au zénith de la contre-révolution, lors du coup d’état et du massacre de Rabaa.

La principale divergence objective entre les différentes ailes de l’opposition au régime réside non pas dans leur approche de la religion mais dans leur attitude vis-à-vis de l’État. Ceci étant, la gauche révolutionnaire peut faire des alliances tactiques avec des réformistes, qu’ils soient islamistes ou non, autour de questions bien définies, avec le double objectif de remporter des victoires réelles, bien que limitées, (qui peuvent elles-mêmes ouvrir la voie à de plus grandes mobilisations) ainsi que d’entrer en contact et de collaborer avec les partisans de l’opposition réformiste – y compris certains islamistes – qui pourraient être conquis par les idées socialistes révolutionnaires. Cela est nécessaire si la gauche révolutionnaire compte jouer un rôle tangible dans les futurs soulèvements de masse.

Cela n’implique pas pour autant une retraite ou un compromis sur des principes fondamentaux de la gauche révolutionnaire tels que l’égalité entre les sexes, la libération LGBT+, les droits des minorités religieuses et d’autres, la laïcité ou bien sûr la nécessité ultime d’un renversement de l’Etat et de ses forces armées par un processus révolutionnaire de masse. Elle n’implique pas non plus une complaisance envers les Frères musulmans ou un blanchiment de son histoire au pouvoir que ça soit son recours à la police armée contre les travailleurs en grève ou la teinte de sectarisme religieux qu’ils ont donné à leur agitation quand leur isolement se faisait sentir en 2013.

Mais considérer le régime et l’opposition islamiste comme pareillement réactionnaires dès le début et approuver l’idée d’alliances tactiques avec l’Etat contre les islamistes comme le fait Achcar, rate la cible et peut conduire la gauche dans des chemins comme celui du 30 juin 2013. La gauche révolutionnaire devrait plutôt, comme le soutenait Chris Harman dans la conclusion de son essai de 1994 «Le Prophète et le prolétariat», être «avec les islamistes parfois, jamais avec l’État » lorsque les premiers sont en opposition. 60

Conclusion

Dans les Symptômes Morbides, Achcar souligne à juste titre que la vague contre-révolutionnaire actuelle, tout comme les soulèvements de 2011, fait partie d’un processus révolutionnaire prolongé; donc le Moyen-Orient ne connaîtra pas la stabilité à court terme, à moins d’un changement social radical. Cependant, son classement de toute expression de l’islam politique dans la catégorie «islamiste fondamentaliste», qui peut tout inclure – des organisations de masse qui traversent les classes sociales comme les Frères Musulmans égyptiens, les groupes militaires élitistes comme ISIS et les classes dirigeantes du Golfe – formant un deuxième pôle réactionnaire, antidémocratique et antimoderniste, celui de la contre-révolution en binôme avec les anciens régimes, est problématique. Cette approche ne tient pas compte du caractère de classe profondément contradictoire des organisations de masse comme les FM et risque de conduire les socialistes à une collusion objective avec l’État, en adoptant au mieux, une attitude de neutralité passive ou active chaque fois que l’état réprime les FM. Comme le démontrent les cas de l’Égypte et de la Syrie, la véritable force de la contre-révolution dans la région est bien l’Etat, avec ses forces armées, son pouvoir judiciaire et ses autres institutions centrales, ainsi que le soutien des classes dirigeantes régionales et internationales. L’Etat est la seule force qui puisse rétablir l’ordre ancien sous une forme encore plus dure, voir provoquer la destruction d’une société qui ose s’opposer à lui. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage très instructif, Symptômes Morbides n’offre pas aux socialistes la clé pour guérir les maladies sous-jacentes qui déciment la région.

 Jad Bouharoun

*Cet article est initialement paru dans le International Socialism Journal, no 153
Traduit en français par Dimitris Daskalakis pour le blog Socialiste Révolutionnaire

Bibliographie
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